La parrêsia (παρρησία), qui étymologiquement signifie « tout dire », est une notion forgée dans le cadre de la démocratie athénienne du ve siècle av. J.-C. pour désigner le droit de tout citoyen libre, mâle et adulte de parler devant l’Assemblée en exprimant franchement son avis sur n’importe quelle question d’intérêt public. Elle est donc, à l’origine, une notion essentiellement politique.
Comme Michel Foucault l’a montré, cependant, déjà au ive siècle av. J.-C., cette notion se trouve radicalement problématisée dans les textes des élites cultivées qui soutiennent que le demos n’est pas capable de distinguer le véritable parrèsiaste (qui parle en ayant en vue le bien de la cité et ose, par conséquent, contredire l’opinion de la majorité) du simple flatteur (qui, au contraire, ne vise qu’à répéter les opinions les plus courantes dans le seul dessin de remporter la victoire). La parrêsia en tant que notion politique, c’est-à-dire en tant que droit et, en même temps, vertu du bon citoyen, est ainsi présentée comme radicalement incompatible avec le fonctionnement de la démocratie athénienne ; elle subit donc un glissement vers les sphères de la philosophie et de la morale où elle commence à être utilisée pour dénoter un discours vrai, courageux et risqué. L’exemple paradigmatique du parrèsiaste devient alors Platon qui, en face de Denys, le tyran de Syracuse, tient une leçon sur la vertu où il affirme que les tyrans ne sont pas courageux et que seule la vie des justes est bienheureuse, en provoquant ainsi la colère de Denys, qui ordonne de le tuer ou de le vendre en tant qu’esclave pendant son voyage de retour en Grèce.
Le parrèsiaste, en d’autres termes, est désormais celui qui choisit de dire la vérité à ses risques et périls, dans une situation caractérisée par une radicale dissymétrie de pouvoir entre les interlocuteurs. La parrêsia se transforme donc en attitude morale à part entière, car c’est la vie même du locuteur qui s’y trouve engagée. C’est chez Socrate et, de manière encore plus radicale, chez les cyniques que les liens entre pratique parrèsiastique et mode de vie se resserrent. D’une part, dans le Lachès, la parrêsia de Socrate est authentifiée par l’harmonie évidente qu’il montre, à tout moment, entre son discours et sa conduite, entre son logos et son bios. D’autre part, chez les cyniques, c’est la vie elle-même, leur manière de vivre scandaleusement naturelle, qu’ils mettent sous les yeux de tous afin de contester les normes et les conventions sociales, qui se trouve investie de la mission de témoigner de la vérité de leur doctrine : chez eux, par conséquent, la parrêsia se fait existence – « vraie vie ».
C’est ainsi que, quelques siècles plus tard, dans un contexte où les frontières entre le cynisme ancien et l’ascétisme chrétien ne sont pas toujours clairement tracées, la parrêsia se noue de façon étroite à la notion de témoignage et le parrèsiaste est présenté comme un « martyr » (c’est-à-dire, justement, un témoin) de la vérité – et cela, non simplement dans et par son discours, mais aussi et avant tout dans et par son existence. Le Discours 25 de Grégoire de Nazianze, par exemple, contient l’éloge d’un ascète chrétien, tel Maxime, qui, à cause de sa parrêsia, est décrit comme « le meilleur et le plus parfait des philosophes », ou mieux « des martyrs de la vérité » (marturôn tês alêtheias). Son témoignage, pourtant, n’est pas simplement verbal, car il est donné et authentifié beaucoup plus profondément par une forme de vie au sens le plus concret et matériel du terme : « le corps même de la vérité » est rendu visible de façon immédiate et éclatante dans sa manière de se conduire.
Si, au sein du christianisme, la notion de martyre implique quasi-forcément l’idée du sacrifice suprême souffert pour avoir porté témoignage de la vérité de la foi (et si, dans ce contexte, la parrêsia se réfère donc le plus souvent au courage dont on fait preuve en face des persécuteurs), il existe cependant une autre histoire de la parrêsia (ce que Foucault appelle un « cynisme transhistorique »), où cette notion désigne de manière plus générale le fait de manifester courageusement une ou plusieurs vérité(s) dans et par sa vie. Foucault cite trois exemples. Premièrement, les mouvements mendiants médiévaux et, plus en général, tous les mouvements de réforme qui, au long des siècles, se sont opposés à l’Église en choisissant de mener une vie de pauvreté et de dépouillement comme manière de constituer, dans le corps même, un « théâtre visible de la vérité ». Deuxièmement, le militantisme révolutionnaire dans l’Europe du XIXe siècle en tant que « témoignage par la vie », c’est-à-dire sous la forme d’un style d’existence en rupture radicale avec les conventions, les habitudes et les valeurs de la société, devant manifester directement la possibilité concrète d’une « autre vie ». Enfin, troisièmement, l’idée (moderne) selon laquelle la vie de l’artiste est censée constituer un témoignage de ce qu’est l’art lui-même en sa vérité.
C’est en prolongeant cette autre histoire (non nécessairement religieuse) de la parrêsia qu’il devient possible de conclure qu’une attitude parrèsiastique sous-tend très souvent l’acte de témoigner – de dire courageusement le vrai à propos de ce que l’on a vu et vécu en première personne, en impliquant ainsi de manière essentielle sa propre vie dans son discours. Une telle attitude peut être définie, avec Foucault, comme une éthique : « l’éthique du dire-vrai, dans son acte risqué et libre ».