Le musée est un lieu de mémoire par excellence. « [L]es lieux de mémoire ne sont pas ce dont on se souvient, mais là où la mémoire travaille ; non la tradition elle-même mais son laboratoire. » (Nora, p. 17) C’est un lieu où le passé est réveillé par l’entremise de la collection, de l’archive, de la trace, du matériel, du tangible, du visible. C’est un lieu où s’exerce la volonté de figurer un passé souvent lu comme fondateur ou charnière, et de façonner ainsi une mémoire « culturelle » (Assmann, 1995) : un réservoir d’images et d’histoires transmises à des visiteurs qui n’ont, pour la plupart, aucune expérience personnelle de ce qui est remémoré.
Le musée en tant que notion ne saurait s’entendre que dans la diversité : diversité en termes de nature, de spécialité, d’approche, d’orientation, de taille ou de financement. Il peut être privé ou public, national ou local ou encore associatif, polyvalent ou thématique. Il peut s’attacher à l’archéologie, aux beaux-arts, à la science, à l’histoire d’un événement ou d’un mouvement. C’est avant tout dans le musée d’histoire ou le musée de société que la trame mémorielle se fait plus prégnante.
Traditionnellement le musée s’attachait à acquérir, conserver, étudier, exposer et transmettre le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation (définition d’ICOM [Conseil international des musées]). Mais depuis les années 1980, le paysage muséal s’est vu transformé par de nouvelles approches ; en particulier, de nombreux musées à vocation historique ont embrassé le tournant mémoriel, mettant au coeur de leur fonction non plus uniquement l’accumulation et la conservation de collections, mais avant tout leur dimension sociale, une dimension fortement liée à des questions d’identités, de cohésion, de justice et de devoir de mémoire. Certains musées sont définis spécifiquement au regard de leur mission commémorative, notamment ceux dédiés aux pages sombres de l’histoire humaine et aux traumatismes qui en découlèrent (Williams). Ils participent au lent processus de deuil, à la reconstruction du tissu social, à la dissémination de valeurs de justice et d’humanité et agissent comme des sentinelles contre l’oubli et pour une connaissance liée au « plus jamais ça ». En France, dans la nomenclature muséale, la notion de mémoire vient alors se substituer au vocable « musée », tel qu’avec le mémorial de Caen, ou le « lieu de mémoire » consacré à l’histoire des justes et résistants au Chambon sur Lignon ou encore la « maison des mémoires » qui abrite le musée du catharisme à Mazamet. Si ce glissement lexical marque une approche muséale évoquant le commémoratif, il signifie aussi souvent des changements en termes de pratique, paradigme et mission ; il symbolise de nouvelles stratégies de communication visant une implication accrue du visiteur par le truchement de l’émotionnel et de l’interactif, une démarche partagée par de nombreux établissements aux vocations différentes.
Musées et pensée muséologique
Produits du siècle des Lumières, les musées, dès le XIXe siècle, sont devenus de formidables outils politiques et idéologiques au service d’États-nations en construction, dont la fonction première était non seulement l’éducation du visiteur mais encore la dissémination de valeurs, normes, relations de pouvoir, asseyant ainsi un ordre social et cimentant la légitimité d’une structure étatique et la domination des élites. Les collections, leur acquisition et leur organisation étayaient des discours sur le progrès et la civilisation servant des desseins nationaux, coloniaux et doctrinaux ; elles constituaient les vitrines du récit national. Le rôle des musées, surtout des musées nationaux, a donc rapidement été de forger des « communautés imaginées » (Anderson), liées par des valeurs et une mémoire partagée à travers la production d’imaginaires collectifs. C’est cette hégémonie culturelle, cette instrumentalisation du musée, que les avocats de la nouvelle muséologie ont mise à mal dès les années 1960, prônant un musée plus démocratique et inclusif et le développement de musées issus de la société civile, mettant en scène des voix et des mémoires alternatives. De par le monde, de nouvelles initiatives muséales virent le jour selon les contextes et les besoins locaux. Les musées sont donc aujourd’hui devenus aussi bien créateurs de mémoires centripètes que de mémoires centrifuges, des espaces où s’expriment des sensibilités disparates et complexes, des identités plurielles et hétérogènes, reflets de la diversité culturelle des nations modernes. Ces modèles discursifs se font l’écho de principes énoncés par des organismes supranationaux, tels que l’UNESCO ou l’Union Européenne, dont les politiques culturelles ont eu une incidence sur les discours muséaux destinés à combattre l’exclusion, le racisme ou les atteintes aux droits de l’homme. L’influence sociale des musées comme lieux de mémoire articulant des idéaux de tolérance, équité et inclusion, par l’entremise d’un « passé utilisable », fait à présent partie de l’ADN de nombreux établissements. Cette dimension éthique est souvent transmise ou construite à travers le prisme d’événements difficiles universellement reconnus (à l’instar de la Kazerne Dossin à Malines en Belgique) : l’Holocauste, les crimes de guerre, les génocides, l’esclavage, le colonialisme ou les violences impérialistes. Est alors mise en oeuvre une mémoire transnationale (Assmann, 2014) tissant ensemble lieux et expériences diverses au service de valeurs morales partagées.
Le musée est au croisement des problématiques propres à l’identité et à la mémoire. Il reste toujours un instrument de légitimation garant d’une véracité qui entérine et ancre certaines versions du passé au détriment d’autres, à moins qu’il ne fasse le choix de la multi-vocalité et d’un récit pluraliste. Quelle que soit son orientation, il offre un cadre à l’expression d’identités collectives leur conférant visibilité, aura, reconnaissance et enracinement. Unissant l’individu- visiteur au collectif, il participe à la cohésion sociale et à la formation d’un sentiment d’appartenance à un groupe en offrant des repères communs, notamment au travers d’un passé partagé. Il cristallise des récits d’origine, des cheminements et des trajectoires collectifs par la sélection de dates, d’événements fondateurs, de processus, de symboles essentiels à la construction identitaire. Selon Joly, « parmi les motivations des différents groupes de pression intéressés à la création d’un musée, association de sauvegarde ou d’anciens résistants, on trouve en premier chef le fameux “devoir de mémoire”, […] le sentiment identitaire et la revendication politique » (p. 81) Si le devoir de mémoire, cette injonction morale au souvenir, est parfois instrumentalisé et mobilisé au service de desseins identitaires et politiques, il est aussi souvent la marque d’une quête de reconnaissance ou d’une reconnaissance avérée, assurant ainsi une place dans le récit et la mémoire communs.
Musées, mémoire et reconnaissance
Pour des groupes longtemps exclus du récit national, cette reconnaissance mutuelle, symbolique, dans un cadre institutionnel est constitutive de l’estime sociale (Ricoeur), clé de la réconciliation et du sentiment d’appartenance. La reconnaissance sociale est l’ambition première des musées qui incorporent le regard et la voix de minorités dans leurs récits. Qu’ils manifestent une volonté nationale de faire entrer ces minorités dans l’imaginaire commun ou qu’ils soient la marque d’une démarche associative revendiquant une place dans l’espace public, ils partagent le même souci de valorisation sociale, de recalibrage et de légitimation d’un groupe social auparavant oublié, occulté ou dénaturé.
Les musées, creuset de mémoires, permettent à ces groupes de se voir recouvrés, réhabilités et reconnus, dans l’espoir de contribuer à renforcer le tissu social. Dans les pays du Nouveau Monde que sont l’Australie, les États-Unis, le Canada, ou la Nouvelle-Zélande, les doctrines multi-culturalistes ou prônant la diversité culturelle, ont eu pour effet, dans le cadre muséal, de mener à la création d’espaces dévolus à des groupes spécifiques, par le biais soit de musées communautaires, soit de galeries au sein d’une institution existante, galeries dédiées à des expositions temporaires prises en main par une communauté. Si ces approches, certes, rendent visible un héritage culturel spécifique – parfois folklorisé – et offrent une plateforme publique à une mémoire sociale rarement valorisée, elles peuvent aussi avoir pour effet un cloisonnement des mémoires qui tend à éclipser croisements, enchâssements et métissages mémoriels (Witcomb). Par ailleurs, l’ambition de façonner une meilleure cohésion sociale vient parfois s’échouer sur les rocs de l’incompréhension, et ces représentations muséales inclusives ou alternatives peuvent générer des tensions et des conflits, mettant en lumière la force de mémoires concurrentielles et conflictuelles, symptôme d’un malaise social persistant. Ces nations ont ainsi vu surgir des guerres de mémoires autour de la place des populations autochtones ou des minorités ethniques dans leurs récits (Gouriévidis). Les conflits de mémoire ne sont pas limités à la fracture coloniale et aux pays du Nouveau Monde, elles peuvent être regroupés autour de trois grands « ensembles » schématiques : les conflits liés à une domination comme le colonialisme ; ceux découlant de violences qu’elles soient internes à une société ou infligées à d’autres – coup d’État, révolution, dictature – ; et celles faisant suite à des expériences traumatiques telles que le génocide (Ferro).
Il n’en demeure pas moins qu’à l’expression « nouvelle muséologie » est associée l’idée d’un musée plus participatif, démocratique et représentatif du territoire et des communautés humaines qui l’habitent. Parmi les initiatives qui ont vu le jour à travers le monde, on peut citer les musées locaux, les musées communautaires ou les écomusées. Souvent associatifs, ces musées, marqués par un profond enracinement dans le local, s’appuient, d’une part, sur une démarche participative de la part des citoyens et, d’autre part, sont envisagés comme des outils de valorisation et de développement d’un territoire. Ils peuvent être urbains ou ruraux, amateurs ou guidés par des professionnels, liés à un environnement réduit ou au contraire assez vaste tel que l’écomusée de Fresnes couvrant une grande agglomération dans le Val de Bièvre en banlieue parisienne. À l’instar du pionnier de ces musées en France, l’écomusée du Creusot en Bourgogne né au début des années 1970, de nombreux écomusées ont été élaborés dans des territoires caractérisés par des activités industrielles ayant non seulement façonné un paysage, mais encore des modes de vie et pratiques sociales ; croisant industries et territoires spécifiques, ces musées mobilisent et ravivent des mémoires ouvrières avec leurs valeurs et habitus, un patrimoine immatériel, longtemps délaissés par le récit national. Souvent héritiers de la désindustrialisation et des convulsions socio-culturelles qui en résultèrent, ces musées eurent une finalité curative cherchant à résorber les meurtrissures subies : crises identitaires, pertes de repères et d’estime de soi dans un contexte économique en mutation. Ils offraient des platesformes permettant aux déclassés-victimes de comprendre et d’expliquer leur contribution et leur raison d’avoir été à travers l’évocation d’une mémoire sociale.
Muséographie, médiation et mémoire
La nouvelle muséologie a donc aussi conduit les musées à repenser leurs approches afin de créer des environnements où les visiteurs peuvent se frotter à des pans difficiles et inconfortables de (leurs) histoires, à des mémoires autrefois refoulées ou muselées, et ainsi saisir la fluidité de la construction identitaire. Dans un contexte où communications et échanges sont fondés sur des technologies expérientielles, les musées ne s’appuient plus seulement sur des moyens traditionnels de transmission de la connaissance à partir d’objets, de représentations didactiques et de synthèses analytiques, mais optent aussi de plus en plus pour des techniques immersives et sensorielles provoquant un investissement affectif du visiteur. Car le sensoriel est de plus en plus au cœur de la démarche muséale dont la finalité est la production et transmission du savoir. Il est aujourd’hui conçu comme un moyen de comprendre et d’accéder à une forme de connaissance ou de re-connaissance appréhendée par les sens et le subjectif, allant du plaisir à l’aversion. Cette approche commence souvent par la conception même de l’espace muséal, créé afin de solliciter l’imagination du visiteur. Si ces stratégies misent sur l’empathie ou du moins l’identification du visiteur, elles ont également repensé la nostalgie, non plus décriée pour son manque de véracité, éveillant un sentiment de regret pour un passé qui n’a jamais été, mais considérée comme pouvant mener, de par sa force évocatrice et suggestive, à une réflexion critique sur le passé et le présent.
Au-delà des espaces spécifiquement dévolus à la mémoire dont se dotent certains musées (espaces de recueillement, de commémoration et de pèlerinage), au-delà d’une esthétique propice à la contemplation, à l’introspection et au souvenir – deux approches touchant au sacré –, les représentations muséales offrent de nombreux parallèles avec le processus mnémonique. Elles s’appuient en effet à la fois sur la persistance du passé – les traces résiduelles, les impressions, les reliques d’expérience vécues – et sur la reconstruction d’un passé qui ne peut qu’être reconstitué et reconfiguré et non reproduit ni ressuscité. Mis en scène dans l’espace public muséal, souvenirs privés se muent en patrimoine collectif ; objets ou photos de famille et expériences individuelles viennent animer le caléidoscope mémoriel que le musée projette. Du personnel au collectif, du privé au social, le musée devient miroir de l’un des fondamentaux du fonctionnement de la mémoire collective tel que défini par Halbwachs (1925) : sa nature profonde est sociale, car toute forme de réminiscence s’opère au sein du cadre culturel généré par le(s) groupe(s) au(x)quel(s) tout individu appartient – religieux, ethnique, national… Fondées sur la sélection, les rappels, les associations, les déclics et les impressions, les constructions muséales élaborent des trames narratives structurées par l’assemblage et la mise en scène d’objets, de textes, d’images (digitales ou photographique), et, de plus en plus, de moyens audiovisuels, de nouvelles technologies et du numérique.
Les combinaisons et arrangements peuvent être multiples – chronologiques, thématiques, et plus aléatoires et équivoques afin de solliciter les sens du visiteur. Contrairement à des ruines laissées à l’abandon qui laissent libre court à l’imaginaire, le patrimoine interprété dans le cadre muséal offre un espace contrôlé, ordonné et organisé de la mémoire, un espace géré et construit par des professionnels afin de stimuler des souvenirs et des impressions. Leurs choix, agencements et installations muséographiques s’attachent à canaliser la réception d’un message, même si ce dernier se veut libérateur, ouvert et pluraliste. Les choix opérés procèdent de conditions historiques et géographiques délimitant le cadre de pensée qui sous-tend la conception et la réalisation d’expositions.
De nombreux aspects de la muséographie mettent en lumière la façon dont le travail de mémoire s’opère dans les espaces muséaux. Il y a les objets présentés en fonction de catégories sérielles, d’un thème, d’une juxtaposition entre spécimen unique et échantillon typique, ou d’un esthétisme. Ces objets sont exposés pour susciter des associations d’idées, des questionnements, un étonnement, une reconnaissance et des souvenirs. Outil mnémotechnique par excellence, l’objet est un aide-mémoire confirmé, déclencheur de réminiscences personnelles et collectives ; il sert à la fois de résidu, d’indice et d’ancrage matériel à l’historique. Fréquemment la polysémie d’un objet est limitée par l’entremise du conservateur et du récit dans lequel il est inséré par le biais d’un éclairage, d’un apport textuel (panneaux, libellés, procédés interactifs). L’objet muséal, détourné de sa fonction et ses usages initiaux, vient à incarner une période, un tournant historique, une idée, un système de pensée et des valeurs, ou des processus sociaux. La trace matérielle est un vecteur mémoriel essentiel au processus de transmission qui s’opère au sein du musée. Derrière une vitrine, l’objet usuel devient le signifiant d’une mémoire collective, tandis que l’objet symbole (la bannière syndicale, le sceptre) voit sa force emblématique amplifiée, voire surinvestie de sens. Qu’ils représentent le quotidien et le populaire ou l’héroïque et le singulier, ces objets deviennent souvent des reliques sacralisées par leur emplacement et l’éclairage qui les distinguent. Même si ces reliques peuvent être perçues par le visiteur sur le mode contemplatif plutôt qu’informationnel, même si elles relèvent de l’émotionnel, voire de l’empathie, par leur pouvoir d’évocation et de remémoration, elles sont la clef de voûte de l’imaginaire et peuvent ouvrir la voie à des interrogations, des prises de conscience, et des moments d’épiphanie.
La reconstitution du passé par l’expérientiel est l’une des caractéristiques principales des musées à ciel ouvert qui s’appuient sur la culture matérielle à grande échelle, comme certains musées d’art et traditions populaires ou écomusées. Cette muséographie prit son essor dès la fin du XIXe siècle, d’abord dans le monde scandinave avant de se répandre en Europe, et plus largement. La motivation initiale était de préserver pour les générations futures les traces et la mémoire de modes de vie, mis en péril par l’avancée de l’industrialisation et menacés d’oubli, notamment l’habitat rural et les pratiques populaires s’y attachant. Cette velléité de conservation était liée à la hantise d’une perte de repères, à une appréhension du présent et à l’attachement à des traditions et des valeurs souvent lues et présentées comme « ancestrales ». Elle reposait aussi sur la construction d’une mémoire nationale sélective distinguant certains aspects du passé comme dignes d’entrer dans le patrimoine. Fortement empreinte de nostalgie et de regret, elle masquait les difficultés et vicissitudes d’un passé souvent idéalisé, créant une mémoire refuge, fossilisée dans le matériel et le tangible. À l’heure de la globalisation et du numérique, de nombreuses collections ethnographiques et musées de civilisation hérités de cette période ont vu leur mission redéfinie et se sont métamorphosés en musées de sociétés plurielles « axés sur la dialectique de l’identité et de l’altérité, du local et du global » (Suzzarelli) ; c’est le cas du MuCEM à Marseille ou The Museum of World Culture à Göteborg (Suède). Reflets du tournant transnational qui caractérise également la construction mémorielle, ils contribuent à établir un rapport dialogique et interactif entre des mémoires collectives que temps et espaces séparent, montrant ainsi la porosité et la fluidité du processus mémoriel.
L’objet relique, polysémique, quel que soit sa dimension, peut devenir moyen de transmission de messages divers selon l’interprétation ou l’encodage qui l’entoure. Il est bon de rappeler que les collections muséales, hétéroclites et accumulées au fil du temps, laissent entrevoir une archéologie de la pensée des collectionneurs et des conservateurs résultant fréquemment de cultures et démarches hétérogènes, voire discordantes – préservation d’objets religieux, d’objet de valeurs, d’objets insolites (du monde colonisé par exemple), d’objets utilitaires de la culture populaire. Elles sont la trace de changements de visions du monde, de mode d’interprétation, et de relation entre culture matérielle, préservation et mémoire.
Les voix d’acteurs historiques constituent un autre outil de transmission devenu essentiel. Autrefois transcrites, elles sont aujourd’hui entendues dans toute leur texture et leur nuance par le biais d’enregistrements numériques. Ces témoignages individuels permettent aux visiteurs d’imaginer un passé dont ils n’ont souvent jamais fait l’expérience, de se projeter à la place du témoin, provoquant ainsi un processus d’identification et un éveil de l’empathie : une stratégie inspirée des récits littéraires ou cinématographiques. Le visiteur appréhende le passé par le truchement de souvenirs personnels qu’il entend et partage indirectement – le musée relayant ainsi une forme de mémoire communicationnelle fondée sur l’échange (Assmann, 1995), un vécu directement transmis transcendant espace et temps. Ces techniques de communication rendent audibles et visibles de nombreux témoins autrefois absents, éclipsés ou dénaturés dans les récits muséaux, faute d’archives ou de collections les représentant. Le recours à la voix du témoin, à l’histoire orale, est un élément fondamental de la muséographie contemporaine car elle offre « une alternative démocratique » (Tosh, 1996) battant en brèche le monopole des élites sur l’histoire. Elle a permis l’évocation et la construction de mémoires alternatives telles que ces mémoires ouvrières longtemps laissées dans l’ombre. L’influence du processus mémoriel sur l’histoire orale a été amplement décryptée et dépasse le cadre muséal tout en l’informant. Les témoignages et interviews sur lesquels elle s’appuie sont liés à la nature même du travail de rétrospection et aux stratégies de rappel avec leurs altérations, leurs distorsions dues à l’existence de récits normatifs ou à des évolutions en termes de conventions et de valeurs, leurs raccourcis ou amplifications temporels, leur fusion d’éléments disparates ; ils touchent à la dimension sociale de la mémoire. L’inclusion de ces témoignages au sein d’espaces muséaux peut contribuer au processus culturel qui permet à tout groupe social de s’expliquer à lui-même et comprendre un passé commun avec ses contradictions, ses subjectivités et ses conflits et, ainsi, façonner une mémoire collective plus complexe et nuancée. Elle a, par ailleurs, permis aux musées de rendre leurs collections et interprétations accessibles à un nombre accru de visiteurs qui autrefois le délaissaient, n’y retrouvant pas leurs histoires.
La médiation visuelle – extrait d’images d’archives, photos… – constitue un autre élément privilégié de la muséographie. Elle occupe une place importante dans les débats théoriques concernant le fonctionnement de la mémoire collective et son impact sur la façon dont les visiteurs s’approprient le passé. Appliqués surtout aux événements traumatiques et à leur transmission par des procédés visuels, les termes « prosthétique » (Landsberg 2004) et « postmémoire » (Hirsch, 2008) définissent ces souvenirs auxquels le sujet s’identifie sans jamais les avoir vécus, une identification, traversant toutes les barrières (temporelles, spatiales, ethniques, religieuses…) induite par l’image, qu’elle soit audiovisuelle ou photographique. En fin de compte, parce qu’elle crée une affinité empathique, une forme de mémoire par affiliation, ce processus d’identification, commun à d’autres procédés muséographiques, peut avoir une influence à la fois subjective et politique.
Depuis le XIXe siècle le musée a parcouru un long chemin devenant davantage un espace servant le travail de mémoire, qu’un lieu où des collections d’objets sont rassemblées, conservés, étudiées, exposées et interprétées. De nouveaux enjeux éthiques et de nouvelles pratiques muséographiques mettent de plus en plus le processus mémoriel au centre de ses préoccupations. Le sensoriel et l’immersif aident à constituer des « communautés de mémoire » plus fluides et mouvantes que les communautés nationales « imaginées » qui formaient – et forment toujours – le socle de son travail identitaire et social.
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