Née aux États-Unis, notamment au sein de l’École de Chicago, l’histoire orale est introduite en Europe à partir des années 1960 (Descamps, p. 41). Inspirée à la fois par Richard Hoggart et Paul Thompson, elle s’est d’abord diffusée en Angleterre dans le champ de recherches consacré à l’histoire des classes populaires en se focalisant sur la culture industrielle et ouvrière du XIXe siècle en déclin. En Italie, dans la classe ouvrière du Mezzogiorno et du nord industriel, Luisa Passerini a lancé un programme d’enquêtes portant sur la mémoire ouvrière fasciste. En France, à la fois sous la pression de la micro-histoire, de l’épanouissement de la sociologie qualitative et de l’élaboration de la méthode du récit de vie par Daniel Bertaux, aussi bien que des effets du mouvement contestataire de l’année 1968, la parole ouvrière, vecteur de la mémoire qui lui est associée, est sollicitée à partir des années 1970. La percée de l’histoire orale du monde ouvrier s’explique aussi par les travaux pionniers de Philippe Joutard – notamment une vaste enquête menée entre 1967 et 1973 sur la mémoire collective cévenole – qui lui ont ouvert la voie. En 1977, tandis que Philippe Joutard publie La Légende des Camisards, une sensibilité du passé, un colloque sur la mémoire collective ouvrière se tient à l’écomusée du Creusot. La coïncidence de ces deux événements est loin d’être anecdotique, de même qu’est symbolique la tenue d’un colloque dans un écomusée, incarnant cette volonté politique et militante de renouveler en profondeur les musées et la muséographie. À partir de ces deux événements, un questionnement, à la fois méthodologique et intellectuel surgit : comment construire une démarche historique et scientifique pour capter la mémoire ouvrière, autrement dit quels sont les cadres de la mémoire ouvrière ? Qu’est-ce que la mémoire ouvrière ? Quels sont les rapports entre les échelles collective et individuelle de la mémoire ouvrière ? Et enfin, quels sont leurs usages mémoriels ?
Dispositifs et cadres de captation de la parole ouvrière en histoire orale
Toute démarche d’histoire orale en milieu ouvrier se construit à partir d’un ensemble de réflexions sur les dispositifs et cadres susceptibles d’accueillir au mieux la parole ouvrière. Encore aujourd’hui, elle se nourrit de l’apport sociologique de Maurice Halbwachs qui a initié une réflexion sur les cadres sociaux de la mémoire en s’interrogeant sur le travail de celle-ci dans la société, c’est-à-dire sur les traces du passé et de la transmission – traditions, souvenirs, enseignements et symboles – qui constituent la mémoire collective. Il a montré les liens étroits entre la mémoire individuelle (qui s’appuie sur l’histoire vécue et donc sur les souvenirs personnels) et la mémoire collective. Il souligne que la mémoire collective, inscrite à la fois dans des cadres lointains et proches, est une reconstruction du passé à partir du présent et se modifie au fil du temps. Même si cette notion de mémoire collective a été questionnée (s’agit-il d’une mémoire qui transcenderait les mémoires individuelles ? ), elle semble pertinente aux yeux de Marie-Claire Lavabre (2000). En effet, elle est le produit d’interactions entre les groupes et les individus et pose la question des conditions sociales de production des représentations partagées du passé (les mises en récit publiques ou autorisées du passé) qui donnent finalement sens aux souvenirs individuels.
Michel Verret a mené une réflexion sur la mémoire ouvrière. Il fait la distinction entre la mémoire historique (du « passé mort », p. 145) qui s’inscrit dans l’espace sous forme de traces et la mémoire actuelle (du « passé vivant », p. 145) dans les actes, les paroles et les images. Il réfléchit sur les formes d’existence de la mémoire de classe et met l’accent sur les différences de l’aire, de la forme et de la structure. Ainsi, se fondant sur l’idée que le degré de continuité d’une classe est un critère important de la mémoire, il parle d’une classe ouvrière « mémorialement défavorisée » (p. 146) : une classe « trop jeune » à l’échelle historique et « à faible coefficient héréditaire » (p. 146). Selon lui, cette classe accède peu au « conservatoire de l’espace » (p. 147) (bien qu’on pourrait évoquer les écomusées comme celui du Creusot par exemple) et de l’écrit (ce qui a peut-être changé à partir des années 1980) mais détient le « conservatoire du corps », dans une double dimension : « le corps agissant, le corps parlant » (p. 147).
Michel Verret invite aussi les chercheurs à saisir le rapport de la mémoire vivante des individus à la mémoire historique de leur organisation, ainsi que la mémoire vivante de leur classe. Pour cela, il propose le terme intéressant de « combinaisons mémoriales » (p. 152). Enfin, dans le cadre d’une réflexion sur les liens entre mémoire ouvrière et mémoire communiste, il explique que les mémoires vivantes ne se laissent pas enfermer dans les mémoires d’organisation, notamment celle du Parti communiste. En ce sens, il rejoint l’étude de Marie-Claire Lavabre (1994) démontrant que la mémoire collective au PCF est le fruit d’une interaction entre la mémoire historique de l’organisation – polarisée sur la Seconde Guerre mondiale à partir de 1965 – et la mémoire vive (les souvenirs des militants). Recourant au concept de « socialisation » défini par Annick Percheron comme l’ensemble « des mécanismes et des processus de formation et de transformation des systèmes individuels de représentations d’opinions et d’attitudes politiques » (Percheron, p. 165), elle met l’accent sur l’appropriation différenciée de la mémoire collective et de la mémoire historique selon les individus.
Pour capter la parole ouvrière, vecteur de la mémoire ouvrière, ce bagage intellectuel ne suffit pas. En effet, une réflexion sur les types d’entretien et les manières de conduire un entretien en milieu populaire au sens large du terme est nécessaire. Déjà, Michel Verret, avec raison, nous mettait en garde sur la construction des situations d’entretien et notamment s’interrogeait sur les conditions de fusion de la parole ouvrière. Pour lui, l’entretien sous la forme du dialogue n’était sans doute pas le plus approprié. Il prônait plutôt l’observation des échanges verbaux saisis. sur le lieu du travail. Seule « cette communication vivante » (Verret, p. 148) dans un espace-temps réel était pertinente à ses yeux : il engageait donc les chercheurs à inventer de nouvelles méthodologies de contextualisation collective de la mise en parole.
Néanmoins, dans la réalité, les chefs d’entreprise laissent rarement un libre accès à leurs informations aux chercheurs en sciences humaines1 et l’historien doit recourir à l’entretien ou, mieux encore, combiner différents types d’entretien. L’entretien semi-directif emprunté à la méthode ethnographique, même s’il est conçu comme un cadre de références, pose des questions de nature biographique et aborde les thématiques définies par le chercheur. Il implique une démarche participative de la part des deux interlocuteurs. Du côté de l’interviewer, il suppose une part d’improvisation pour pouvoir rebondir sur certains points non prévus dans le questionnaire ; il permet aussi de procéder à des techniques de relance pour faire approfondir certains points.
Le recours – plus ou moins long – au récit de vie paraît primordial pour tout un ensemble de raisons. D’une part, dans la pratique de l’entretien, il permet une mise en confiance de l’interviewé et l’activation d’un processus de remémoration. D’autre part, il donne des connaissances souvent inédites sur le parcours individuel, sur la manière dont le témoin construit sa trajectoire biographique et permet à l’historien de le positionner dans la société. Entre entretien semi-directif et récit de vie, l’historien peut aussi se rapprocher de la méthode ethnographique qui donne davantage de liberté et de temps de parole aux individus pour faciliter l’émergence de leurs identités, de leur capacité de réflexion, et de leurs changements de position. Ainsi, cet exercice de co-construction permet au chercheur de découvrir des thématiques insoupçonnées initialement, de faire évoluer sa problématique en prenant en considération le positionnement de l’individu, et d’avoir accès à des sources écrites et/ou photographiques personnelles.
Pour autant, le métier d’historien n’est pas occulté : plus précisément, on peut considérer que la réflexion sur la démarche d’histoire orale est partie prenante du travail d’objectivation et de critique des sources à partir de la retranscription intégrale des entretiens, qui assure le passage du document sonore au document écrit en respectant les règles établies, l’historien appliquant la méthode de la critique historique traditionnelle (Descamps). La critique externe, axée sur le document, porte sur la vérification de la transcription et sur les relations d’enquête et leur contexte. La critique interne vise le témoin puisque tout discours est « reconstruction », et non pas la réalité et moins encore la vérité historique (Wieviorka). Ainsi, l’historien procède à la « critique de sincérité » qui consiste à opérer la défiance méthodologique, c’est-à-dire à l’analyse positionnelle du écotémoin en se demandant ce qui a pu altérer les souvenirs ou influencer ladite reconstruction (Descamps, p. 531-540). Pour l’historienne Florence Descamps, le témoignage oral est le fruit d’une mémoire « métissée » (p. 520) : il est composé d’informations objectives sur le passé, d’expériences de vie, d’éléments transmis, appris, imaginés et enfin de silences, oublis, non-dits. S’efforçant de démêler les différentes composantes du témoignage, l’historien entreprend donc une analyse historique scandée par trois opérations concomitantes : le déchiffrement structurel de chaque entretien reposant sur des grilles d’énonciation (structure du discours et étude des mots) et des grilles sur l’objet de l’énonciation ; la démarche comparative, c’està- dire la confrontation des documents oraux, essentielle dans la confirmation ou l’infirmation des hypothèses et dans l’élaboration d’une typologie ; le croisement des documents oraux et des sources écrites variées, inventoriées au préalable2.
Une mémoire ouvrière métissée
À travers l’analyse critique des entretiens, une mémoire métissée ouvrière se dessine, composée d’un ensemble d’éléments enrichissant la compréhension de la culture ouvrière et de son évolution dans la seconde moitié du XXe siècle. À ce titre, Michel Verret insistait sur le fait que les mémoires vivantes sont d’abord rythmées par les étapes de l’itinéraire salarial, polarisées sur les conditions technologiques du travail et les conditions sociales d’encadrement, et marquées par les luttes dans lesquelles les individus se sont particulièrement investis (Verret, p. 145-156).
Or, à l’orée du XXIe siècle, la mémoire ouvrière reste marquée par la mémoire du travail. Celle-ci accorde une grande place aux statuts des salariés, peut aller jusqu’à la remémoration minutieuse des gestes sur les chaînes de montage du site de Billancourt (Pigenet), intègre les souvenirs des conflits marquants, dévoile les « à-côtés » du travail comme les moments de sociabilité (bistrot, repas pris en commun à la cantine…) et de solidarité (Weber), et enfin peut évoquer les formations professionnelles qui ont scandé le parcours professionnel. En outre, elle prend souvent appui sur des archives écrites ou photographiques personnelles, qui sont autant de supports de mémoire.
Dans les travaux de Fanny Gallot, la mémoire des ouvrières spécialisées garde les traces prégnantes du travail à la chaîne – harassant et répétitif –, mais aussi les souvenirs de parcours de militantes ou d’actrices de conflits usiniers. Elle comprend des vécus autant que des analyses sur des pratiques syndicales sexuées dans les années 1970 et sur des situations d’appropriation d’idées féministes. Dès la fin du XXe siècle, la mémoire ouvrière est marquée par les luttes contre les licenciements économiques dans le cadre des délocalisations et de la désindustrialisation. Elle conduit le chercheur à fabriquer une histoire sensible des mouvements sociaux en prêtant attention au sens que donnent les acteurs aux conflits et aux émotions vécues face à ces drames individuels et collectifs (Peschanski). Entre passé et présent, entre mémoire vécue et interprétation politique, elle donne à voir les perceptions des stratégies patronales et industrielles ; des fragments d’analyses politiques et économiques ; des récits vivants d’actions et de manifestations colorées d’anecdotes ; des réflexions amères sur le présent politique et social dominé par le libéralisme économique et la progressive disparition de la classe ouvrière.
La mémoire ouvrière participe aussi au combat pour le droit à la santé au travail. En effet, les témoignages ouvriers ont acquis un autre statut : celui de « preuve vécue », capable de briser l’invisibilité des personnes exposées à des risques industriels. Ils interviennent dans la méthode d’investigation fondée sur la reconstitution du parcours professionnel, élaboré conjointement par Henri Pézerat et Annie Thébaud-Mony (Thébaud-Mony). Ils deviennent des pièces maîtresses dans les procédures d’indemnité de victimes de l’amiante, dans la contestation des experts scientifiques et des médecins du travail, elle-même insérée dans une réflexion plus large sur l’asservissement de la science aux industriels et aux pouvoirs.
Aujourd’hui, la mémoire ouvrière révèle un certain rapport des individus à l’Histoire. Elle traduit toujours l’importance d’événements historiques liés au mouvement ouvrier tels que les grèves de 1936, l’engagement dans la résistance entre 1940 et 1944 contre l’occupation et la terreur nazies (Gérôme, p. 457-467) Plus récemment, elle fait émerger la grande grève de mai-juin 1968 dans le contexte politique particulier de 2008 visant à liquider « l’héritage de 683 » alors qu’une progressive amnésie du mouvement ouvrier était repérable entre 1968 et 2008 (Pudal & Retière). En outre, la mémoire de mai-juin 68 de militants ouvriers cégétistes montre une certaine conception de l’Histoire véhiculée à la fois par la presse cégétiste et la formation syndicale et les discours ; conception qui a joué un rôle « à chaud » dès l’été 1968 dans l’interprétation des événements, puis dans la construction mémorielle de l’événement. Or, le moment 68, par rapport aux conflits des années 1970 et 1980 marqués par les licenciements économiques, est en 2008 revisité par les militants ouvriers et resurgit comme un dernier moment de conquête. Ainsi, à l’instar de tout processus mémoriel, les mémoires ouvrières fluctuent en fonction du présent.
Enfin, la mémoire ouvrière recèle de l’intime. Elle donne accès à l’imaginaire des individus en les laissant parler soit de leurs lectures, de leurs goûts cinématographiques, soit de leurs expériences d’écritures. Or, ces dernières, au-delà de la diversité des formes, sont testimoniales et identitaires dans la mesure où elles révèlent selon les individus un passé minier englouti, des petits métiers disparus ou des luttes sociales locales et internationales, transmettant les valeurs ouvrières du XXe siècle.
En un sens, la deuxième moitié du XXe siècle a sans doute connu une mutation des vecteurs de la mémoire ouvrière : à la prise de parole provoquée par le chercheur ou par le documentariste (Goux ; Pialoux & Corouge ; Marker) – forme de revendication et de lutte pour faire exister la mémoire de son groupe social et de résistance par excellence –, s’est ajoutée une vague de témoignages écrits affirmant ce souci de transmettre des fragments d’une culture ouvrière plurielle. Toutefois, n’est-elle pas aussi plurielle dans l’orientation de ses luttes et les cadres dans lesquelles elle s’inscrit et prend forme ? Face à la mutation des vecteurs de la mémoire ouvrière, qu’en est-il des usages mémoriels en dehors des projets scientifiques universitaires ?
Usages mémoriels
Pour bien saisir les usages de la mémoire ouvrière depuis les années 1970, le jeu des échelles est pertinent. En effet, le sujet se situe à la croisée de la forte contestation muséographique des années 1970 et du processus de patrimonialisation mondial avec notamment l’intérêt marqué pour le patrimoine industriel à partir des années 1980, ainsi que la volonté de préserver des pans de la culture ouvrière en lien avec l’histoire des territoires. Dans l’espace français, trois études de cas semblent intéressantes pour notre propos.
C’est dans le contexte de la critique des musées des années 19604, remettant en cause les missions classiques du musée et ses valeurs fondatrices – élitisme, autoritarisme, ségrégation des objets, dictature de l’esthétique occidentale – qu’émerge un faisceau d’expériences influentes telles que musées communautaires et écomusées (Gob & Drouguet ; Mairesse & Desvallées ; Poulot). Remettant en cause la vision du musée exclusivement axé sur la collection, le renouveau muséologique a proposé de mettre le public, l’expérience du visiteur plutôt que l’objet, au centre de la démarche muséale. Ainsi, la formulation de nouveaux concepts tels que la participation de la collectivité au fonctionnement du musée ou le travail sur l’identité culturelle des communautés va conduire à de nouvelles expérimentations, autrement dit à de nouveaux rapports à la population et même à une nouvelle définition du musée5 et à une nouvelle muséologie.
C’est dans ce contexte intellectuel mondial qu’est né en France le musée du Creusot. Il s’inscrivait à la croisée d’une réflexion collective sur le patrimoine et sur la question de l’appartenance et de l’identité collective ouvrière6. Il s’inspirait plus particulièrement de la théorisation de l’écomusée formulée par Georges Henri Rivière (Directeur honoraire de l’ICOM [Conseil international des musées]). Pour lui, en effet, l’écomusée « est un instrument qu’un pouvoir et une population conçoivent, fabriquent et exploitent ensemble7 » (Mairesse & Desvallées, p. 192). Le pouvoir politique local fournit ses experts et ses ressources tandis que la population exprime ses aspirations, propose ses savoirs, ses facultés d’approche, et recherche l’histoire du territoire auquel elle est attachée. L’Écomusée du Creusot s’est doté d’un projet s’appuyant sur la notion de « territoire d’action » (idem., p. 190). À partir d’une région sinistrée (en voie de désindustrialisation), il a tenté une exploration systématique de la mémoire ouvrière industrielle en reconstituant le patrimoine collectif par la collecte des « histoires de vies » (idem., p. 190) Les recherches ont porté sur l’histoire des luttes ouvrières, des conflits et des oppositions avec le patronat, sur la misère du prolétariat, et sur les formes de paternalisme exercées par le patron Schneider. L’écomusée tend donc à concrétiser l’idée de « musée pour tous » œuvrant pour l’éducation et le développement tant économique que culturel.
De dimension beaucoup plus modeste, dans le Val d’Allier (Puy-de-Dôme), sous l’impulsion de militants cégétistes et communistes (liés directement ou indirectement à la mémoire minière du bassin de Brassac-les-mines), est née l’Association de sauvegarde des chevalements Les Graves- Bayard en mars 1979. Ses objectifs étaient politiques : engager une démarche pour relancer la production minière, s’opposer à la disparition des structures des Puits des Graves et Bayard décidée par les Houillères du Bassin d’Auvergne (HBA), et enfin obliger à les restaurer avant de les céder gratuitement aux collectivités ou communes locales. Les intentions étaient aussi mémorielles : mettre en place un musée montrant toutes les productions du bassin minier, sauver le patrimoine minier, et défendre plus largement le patrimoine industriel « comme un art majeur pour la mémoire des décennies à venir » (voir rubrique « Association » sur leur site). Ainsi, au-delà de la parole ouvrière, l’idée était de matérialiser les mémoires ouvrière et minière pour éviter l’oubli en recueillant objets et documents divers (notamment photographies et œuvres picturales produites par des mineurs).
L’initiative peut aussi émaner du pouvoir politique local en place comme en témoigne l’exposition sur le syndicalisme dans le Puy-de-Dôme initiée par le Conseil Général en 2010. Dans ce cadre, des historiens ont été conduits à chercher de la documentation sur l’histoire des syndicats et à conduire des entretiens avec des militants de différentes tendances, invités à retracer leur parcours et à montrer le rôle des syndicats dans la société contemporaine. Recueillir la mémoire ouvrière syndicale était au cœur de ce projet qui s’est concrétisé par une exposition à l’hôtel du Département, un catalogue d’exposition (Ponsard, 2011), des tables rondes de militants syndicaux et la tenue d’un colloque (Flauraud & Ponsard). Il s’agissait aussi d’une expérience de co-construction dans la mesure où les militants ouvriers étaient sollicités pour prêter les documents et photos qui leur semblaient les plus judicieux et les plus représentatifs de leurs actions. En outre, des bornes auditives et audiovisuelles comportant des extraits de témoignages ouvriers étaient accessibles au grand public. En somme, la mémoire ouvrière, à la fois matérielle et immatérielle, était utilisée dans le cadre de cette exposition.
Enfin, en 2016, dans le cadre de l’appel à projet « Mémoires des XXe et XXIe siècles du service Ethnologie DRAC Rhône-Alpes », une équipe de chercheurs de l’Université Auvergne Clermont a conçu un projet intitulé Parcours croisés de travailleurs en milieu rural et usinier : le cas des Ancizes8. Elle mène un questionnement mémoriel articulé sur les notions de transmission et de sociabilité. L’ambition est de recueillir la mémoire de travailleurs se situant à la croisée du monde rural et du monde usinier, dans un territoire où une partie notable des emplois relèvent de l’entreprise « Aubert & Duval » installée depuis les années 1920. Il s’agit de questionner les modes de transmission, d’adaptation, d’ajustement, de basculement d’individus passant d’un univers à l’autre ou situés à la confluence des deux univers socio-professionnels et culturels.
Il s’agit de rechercher les traces des transmissions intergénérationnelles depuis le début du siècle, en se demandant particulièrement comment se compose (et s’est recomposée) la mémoire rurale d’individus appartenant au monde usinier. Entre le collectif et le singulier, l’objectif est donc de rendre visibles des parcours de travailleurs à travers un corpus audio-visuel constitué de témoignages qui donnent accès à la mémoire du travail (gestes, modes de transmission des savoir-faire, relations humaines dans le secteur de la métallurgie), aux perceptions de l’usine dans l’imaginaire, à une réflexion sur la culture d’entreprise (« l’esprit Duval ») et son évolution de la seconde moitié du XXe siècle aux années 2000, ainsi qu’aux espaces de sociabilité dans l’usine.
Enfin, ce travail sur la mémoire ouvrière est valorisé par un web documentaire, intitulé Metallocorpus qui, dans une démarche de visionnage interactif, associe des textes, photographies, sons, vidéos et animations. Projeté dans des lieux de convivialité, d’abord dans les Combrailles, il suscitera des scènes de rencontre entre les réalisateurs, les acteurs interviewés et le public qui, filmées, seront riches d’enseignements complémentaires et seront intégrées aux archives filmiques du patrimoine culturel puydômois.
La mémoire ouvrière, constitutive de l’identité ouvrière, a fait irruption sur la scène publique dans la deuxième moitié du XXe siècle. Sans doute peut-on y voir les retombées de l’irruption de la classe ouvrière sur la scène politico-syndicale des années 1930, tout particulièrement au moment du Front populaire. Après-guerre, la centralité ouvrière – aussi bien d’un point de vue économique que politique – est patente en France, comme l’a très bien montré Xavier Vigna dans plusieurs publications. Ainsi, la mémoire ouvrière s’incarne dans divers lieux : écomusées, centres de recherche et de collecte de témoignages oraux, friches industrielles reconverties en lieux culturels (bibliothèques, salles de spectacles), ainsi que livres écrits par les ouvriers et ouvrières (à ce sujet, voir Vigna, Le Port, Grenouillet).
ŒUVRES CITÉES
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SITE
Site de l’Association de sauvegarde des chevalements Les Graves-Bayard. Consulté le 2 janvier 2019 : http://lesgravesbayard.pagespersoorange.fr/Accueil.htm
2 Par exemple, dans le cadre d’une histoire des mondes du travail, consultation d’archives publiques sur les conflits usiniers et les manifestations (Série W des Archives départementales), d’archives syndicales et de sources audiovisuelles, etc.
3 Allusion au discours de N. Sarkozy en 2007.
4 Pour une critique équivalente dans le monde anglo-saxon, voir Duncan Cameron ou Brian O’Doherty.
5 Définition de 1974 : « le musée est une institution permanente, sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public et qui fait des recherches concernant les témoins matériels de l’homme et de son environnement, acquiert ceux-là, les conserve, les communique, et notamment les expose à des fins d’études, d’éducation et de délectation ».
6 On peut le rapprocher d’un exemple étatsunien. Dans le faubourg portoricain de Washington, Ancostia, le musée de voisinage, situé au plein centre de l’artère commerciale du quartier, recueille et expose l’histoire de la culture afroaméricaine. Le musée aborde aussi son environnement en parlant des problèmes actuels. Il devient un lieu de rencontres, de discussions, et de conscientisation.
7 En effet, le projet semble plus distant de la théorisation formulée par Hugues de Varine (Directeur de l’ICOM) sur l’écomusée communautaire. Le musée vise essentiellement le développement communautaire : il n’est pas lié à la mise en valeur du patrimoine ; il n’est pas l’auxiliaire du système éducatif ; il n’est pas un moyen d’accès démocratique « aux œuvres éternelles du génie humain » (Mairesse & Desvallées, p. 193). Il vise à construire l’avenir de la société d’abord par une prise de conscience, ensuite par l’engagement et l’initiative créatrice. L’écomusée paraît comme un changement politique possible.
8 L’équipe se compose de trois historiens – Vincent Flauraud, Stéphane Le Bras et Nathalie Ponsard – et d’une anthropologue filmique Caroline Lardy.