Brève histoire de la mélancolie
Qualifiant un état de tristesse et d’abattement profond, la mélancolie s’inscrit dans une histoire longue, remontant à l’Antiquité ainsi qu’en atteste son étymologie « bile ou humeur noire » qui fait référence à la théorie des quatre humeurs développée par la médecine grecque où l’humeur mélancolique se mêle aux humeurs sanguine, flegmatique et colérique. Cependant, comme le précise Jean Starobinski (2012), la persistance du terme « mélancolie » dans notre monde contemporain ne doit pas induire en erreur, car elle « n’atteste rien d’autre que le goût de la continuité verbale : l’on recourt aux mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers » (p. 16). En effet, si l’on suit Starobinski dans son étude historique des traitements médicaux de la mélancolie, on s’aperçoit que sous une même continuité sémantique surgissent des phénomènes divers et que la dépression que l’on associe aujourd’hui à la mélancolie « couvre un territoire beaucoup moins large que la mélancolie des anciens » (p. 17).
Cela étant, il n’en reste pas moins que l’histoire sociale et culturelle de la mélancolie peut être retracée en tenant compte d’une ambivalence du concept présente dès les origines, puisque la mélancolie oscillait déjà chez les Grecs entre la désignation d’une humeur naturelle, non encore pathogène, et la désignation de la maladie mentale qui résulte d’un excès ou d’un déséquilibre de cette humeur (Starobinski, p. 24).
Au Moyen Âge, la mélancolie est fréquemment associée à l’acedia, un sentiment renvoyant à « cette sorte de paresse, de lassitude, de dégoût à quoi risque de succomber le religieux qui ne prie ni ne travaille » (Ricoeur, p. 92). À la Renaissance, marquée par la parution de l’ouvrage de Robert Burton Anatomie de la Mélancolie (1621), apparaît une inflexion plus contemporaine de la mélancolie qui l’associe au travail du génie créateur. Comme le souligne Paul Ricoeur, « ce sont les penseurs de la Renaissance qui, au-delà de la transmission médiévale de l’héritage contrasté reçu des médecins et des philosophes grecs de la nature, ont orienté la méditation sur la mélancolie en direction de la doctrine moderne du génie » (p. 91). Cette conception de l’artiste en figure mélancolique culmine au XIXe siècle avec l’expression de la sensibilité romantique. Nommée par Chateaubriand « mal du siècle », la mélancolie se cristallise alors dans nombre d’œuvres picturales et littéraires dont le spleen baudelairien constitue un exemple paradigmatique.
Au début du XXe siècle, la mélancolie reçoit un nouvel éclairage par le biais de la psychanalyse qui approfondit l’idée de la mélancolie comme une maladie du moi.
Dans « Deuil et mélancolie » (1917), Freud commence par constater la similarité des symptômes entre le deuil et la mélancolie1, la seule différence étant la perte d’estime de soi qui semble n’affecter que le mélancolique. Pour Freud, cette différence s’explique par le fait que, contrairement au travail de deuil, la mélancolie ne parvient pas à détacher la libido des liens qu’elle entretenait avec l’objet aimé et que cette énergie se retourne en quelque sorte contre le sujet lui-même. Par ce retournement, les regrets à l’égard de l’objet perdu se convertissent en une dévaluation du sujet, la perte de l’objet se transformant alors « en une perte du moi » (p. 158). C’est pourquoi, écrit Freud, on peut soutenir que « la mélancolie emprunte donc une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie au processus de la régression à partir du choix d’objet narcissique jusqu’au narcissisme » (p. 160).
Mélancolie et mémoire
Cette brève histoire montre que la mélancolie, entendue à la fois comme tempérament et comme pathologie, voyage constamment entre les mondes médical, culturel, spirituel et artistique. Dans ce panorama, on peut toutefois s’interroger sur la place de la mémoire et sur le rôle que peut occuper la mélancolie dans les études mémorielles.
A priori, le recours à la mémoire n’est pas nécessaire pour expliquer l’état mélancolique. Celui-ci peut se déclencher sans qu’il faille mobiliser la remémoration du passé ou l’évocation d’un objet ancien. On se trouve alors face à une mélancolie comprise comme un état d’abattement et de désolation qui mine totalement le sujet, sans que celui-ci puisse rattacher, consciemment du moins, ce sentiment à une cause ou à un objet particulier.
Pourtant, on peut aussi soutenir que la mémoire renforce l’état mélancolique en rappelant constamment à l’esprit l’objet qui n’est plus, celui duquel, pour reprendre l’hypothèse explicative de Freud, le sujet n’a pu se détacher. Comme le note avec justesse Jean Starobinski, la mémoire « aggrave le vide : la mémoire des pouvoirs perdus, le fantôme de la vigueur qui ne renaîtra pas » (p. 563). Dans « Deuil et mélancolie », même si Freud soutient que le mélancolique n’est pas nécessairement conscient de la nature exacte de la perte, il n’en reste pas moins que la mélancolie comme le deuil expriment tous deux « une réaction à la perte d’un objet aimé » (p. 151), le mélancolique « sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne » (p. 151). Chez Freud aussi, la mélancolie ne peut être comprise en faisant l’économie de la mémoire, puisque celle-ci est finalement ce qui maintient à l’esprit l’objet de la perte.
Par conséquent, au-delà de l’interprétation psychanalytique, il semble assez logique de souscrire à l’idée que la mémoire apparaît comme un adjuvant de la mélancolie et que l’état mélancolique sera d’autant plus vivement ressenti que la mémoire fera revenir l’ombre de l’objet disparu.
Mélancolie et nostalgie
La prise en compte de la mémoire appelle une discussion plus large sur le régime temporel engagé par le processus mélancolique. Pour ce faire, il est utile de comparer les modalités de la mélancolie à celles de la nostalgie2. Même si cette dernière n’est qu’au départ une modalité particulière de la mélancolie (Starobinski), elle a connu de nombreux philosophiques (de Vladimir Jankélévitch à Barbara Cassin) permettant de faire surgir par contraste la spécificité temporelle de la mélancolie.
Depuis l’essai de Jankélévitch (1974), la nostalgie est surtout pensée sous le sceau de la réversibilité, c’est-à-dire qu’elle est comprise comme un moyen de lutter contre l’irréversibilité du temps. Bien que la tentation nostalgique soit par définition vouée à l’échec (on ne vainc pas ce type d’irréversibilité), elle repose tout de même sur l’idée d’un retour en arrière possible, que ce soit par le biais d’un déplacement physique vers le lieu autrefois aimé ou à l’aide de certains artefacts, comme la musique ou le récit, permettant de remonter le temps.
Or, le registre temporel de la mélancolie interdit ce rapport réversible au temps. La mélancolie prend acte du caractère irréversible des choses, ce qui accroît la tristesse et la désolation de celui qui en est le sujet. Le retour en arrière, même imaginaire n’est pas possible : la mélancolie est placée sous le signe de la tristesse et de la perte, ce qui la rapproche du deuil défini par Freud. En termes esthétiques, cette différence de registre temporel se traduit par des choix de motifs spécifiques. Alors que le motif du retour est essentiel dans nombre de récits nostalgiques (voir L’Odyssée), les expressions de la mélancolie sont plutôt à chercher du côté des ruines et de la pétrification (Starobinski), laquelle interdit tout mouvement (en arrière comme en avant) et témoigne d’une conception d’un temps figé et suspendu en un présent interminable.
Par ce biais, on peut aussi caractériser le mélancolique d’une sorte de lucidité supérieure, déjà attestée par les anciens. Le mélancolique serait celui qui prend en compte le caractère irréversible du temps et la disparition irrémédiable de toute chose, cela par contraste avec le nostalgique qui conserve l’illusion, forcément trompeuse, d’un retour en arrière possible. C’est en ce sens que l’on peut lire l’appréciation de Svetlana Boym (2001) qui voit dans la mélancolie un état plus intellectuel et « aristocratique » que la nostalgie :
The melancholic saw the world as a theater ruled by capricious fate and demonic play. Often mistaken for a mere misanthrope, the melancholic was in fact an utopian dreamer who had higher hopes for humanity. In this respect, melancholia was an affect and a ailment of intellectuals, a Hamletian doubt, a side effect of critical reason […]. Unlike melancholia, which was regarded as an ailment of monks and philosophers, nostalgia was a more “democratic” disease that threatened to affect soldiers and sailors displaced far from home as well as many country people who began to move to the cities (p. 5).
À travers la citation de Boym se dessine une autre polarité associant d’un côté, nostalgie/culture populaire et de l’autre, mélancolie/culture savante. Encore une fois, de telles répartitions, forcément binaires, sont à nuancer, mais il est vrai que la mélancolie, en vertu de la tradition culturelle dans laquelle elle s’inscrit depuis la Renaissance, possède une dimension plus auteuriste et cérébrale. À la fin du XXe siècle, cette dimension apparaît par exemple dans les Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard où le réalisateur se met en scène comme un artiste réfléchissant sur la fin prochaine du 7e art. À l’inverse, la nostalgie (d’abord un mal frappant les soldats et les marins) possède un accent plus populaire, qui tient au fait que la nostalgie est un mal commun, ne nécessitant pas un savoir “supérieur” sur l’irréversibilité de toute chose, puisqu’elle repose sur l’expérience partagée (et ressentie par tous à des degrés divers) de l’éloignement, qu’il soit spatial ou temporel.
Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que la nostalgie n’est pas forcément triste et qu’elle peut être source de réconfort et de bien-être, lorsque l’expérience du retour, même imaginaire, permet au sujet de fouler à nouveau le territoire enchanté de l’enfance ou le sol de la patrie perdue. Cette dimension possiblement joyeuse de la nostalgie, sa vertu consolatrice, explique que les expériences de la nostalgie aient été façonnées à grande échelle, aussi bien par les industries culturelles (le cinéma sépia par exemple, voir Fevry) que par les industries tout court qui ont développé des techniques de vente comme le rétro-marketing visant à garantir le retour à un paradis perdu sur la base, par exemple, de l’achat d’un produit reprenant le design d’une époque révolue.
Par contraste, la mélancolie ne possède pas cette vertu consolatrice et sa dimension affective est plus stable que la nostalgie, en ce sens qu’elle se déploie principalement sur le registre de la perte et de tristesse. Par conséquent, la mélancolie, et les productions qui lui sont liées, ne possèdent pas la même force de pénétration sur le marché économique que certaines productions à composante nostalgique. C’est d’ailleurs peut-être cette résistance à la loi du marché qui permet de faire retour sur la puissance critique dont seraient pourvus les artistes (et les oeuvres) mélancoliques. Cette puissance critique ne résiderait pas seulement dans une lucidité supérieure, mais tiendrait dans une inadéquation fondamentale aux exigences du temps contemporain qui permettrait de révéler en creux l’ordre caché de celui-ci. Comme le rappelle Susan Sontag (1979) à propos de Walter Benjamin, la maladresse est, avec la lenteur, l’une des caractéristiques du sujet mélancolique, ce qui rend celui-ci impropre à se couler dans l’ordre du monde, mais qui le dote en revanche d’un certain type de savoir procédant d’un écart par rapport aux normes dominantes.
De nouveau, les différences exposées ici entre nostalgie et mélancolie sont moins des frontières nettes que des champs de force aux contours flous qu’il convient de problématiser et de mettre en rapport en fonction du contexte toujours spécifique dans lequel s’actualise le sentiment mélancolique. Par exemple, une série américaine comme The Leftovers (2014-2017) propose une expérience esthétique de la mélancolie s’inscrivant pleinement dans le champ des productions issues des industries culturelles. Parallèlement, ce serait une erreur de dénier à la nostalgie toute pouvoir critique, ce qu’a bien montré Svetlana Boym dans The Future of Nostalgia en distinguant avec soin la nostalgie restauratrice de la nostalgie réflective.
Mélancolies contemporaines : mélancolies de gauche et éco-mélancolie
En considérant la mélancolie comme un sentiment de tristesse naissant d’une perte irrémédiable, il devient possible de cerner deux grandes inflexions majeures de la mélancolie en ce début du XXIe siècle, à savoir la mélancolie de gauche et l’éco-mélancolie.
L’histoire de la mélancolie, sur son versant médical et psychanalytique, pourrait donner l’impression que la mélancolie relève avant tout du registre de l’individu et qu’en tant qu’expression d’un tempérament ou d’une dépréciation du soi, elle est avant tout affaire privée et intime. Cependant, cette interprétation méconnaîtrait le fait que la mélancolie s’ajuste aussi à certaines catégories sociales (ecclésiastiques, artistes, intellectuels…) et que cet état affectif peut voyager d’une classe à l’autre au cours des siècles. Dans une suite de conférences données à la Chaire européenne du Collège de France, le sociologue Wolf Lepenies (2007) montre ainsi comment la mélancolie a été accaparée par la bourgeoisie puis progressivement abandonnée par celle-ci au cours des XVIIIe et XIXe siècles pour se reporter sur certains individus isolés comme le dandy ou l’intellectuel. À partir du moment où la bourgeoisie trouvait dans le capitalisme naissant un moyen d’autolégitimation, elle pouvait se débarrasser « de sa propre mélancolie que, naguère encore, elle cultivait » (p. 130).
C’est dans la suite de cette histoire sociale qu’il faut situer l’émergence d’une mélancolie de gauche que Walter Benjamin avait d’abord associée, dans un article de 1930, à un radicalisme de gauche qui « ne correspond absolument plus à une action politique » (p. 52) et qui désigne l’attitude de certains intellectuels qui jouissent, « dans une quiétude négativiste » (ibid.), de l’impossibilité à changer l’état du champ social en valorisant excessivement leur propre combat passé. En 1999, dans l’article « Resisting Left Melancholy », Wendy Brown reprend la critique de Benjamin pour l’appliquer à la mélancolie « qui affecte la gauche, identifiée à sa résignation face à l’offensive néo-libérale en Grande-Bretagne et aux États-Unis, quand elle se contente d’analyses des rapports de domination et de la situation historique, et qu’elle manque la possibilité d’une action qui interromprait le cours normal des choses » (Nay, p. 127). Dans les deux cas, la mélancolie de gauche renvoie à une impuissance à agir qui se trouve compensée par une survalorisation des anciennes expériences de lutte.
En 2016, l’historien Enzo Traverso propose une conception plus progressive de la mélancolie de gauche en la détachant de la tendance conservatrice repérée par Walter Benjamin et Wendy Brown dans leur article respectif. Pour Traverso, la mélancolie de gauche, si elle est lue dans une perspective marxiste et révolutionnaire, s’inscrit dans une dialectique mémorielle spécifique, oscillant entre mélancolie et utopie, entre souvenir des défaites passées et promesse d’une société meilleure : « la tristesse et le deuil, le sentiment écrasant de l’échec, des amis et des camarades perdus, des occasions ratées, des acquis détruits, du bonheur volé ont accompagné l’histoire du socialisme depuis ses débuts comme la doublure dialectique de l’extase révolutionnaire où tout devient possible, lorsqu’on éprouve le plaisir d’agir ensemble et de s’épanouir dans l’action collective, lorsqu’on a l’impression de flotter dans le ciel, délesté de tout poids, et d’être capable de donner un sens à l’histoire » (p. 10). Par ailleurs, si la mélancolie de gauche se trouve connectée aux échecs des luttes révolutionnaires, elle invite aussi, selon Traverso, à considérer ces échecs comme une dette qui contient « une promesse de rachat » (p. 8). Par l’effet de distance auquel elle conduit, la mélancolie invite le sujet révolutionnaire à tirer les leçons des erreurs du passé pour se tourner vers l’avenir armé d’une résolution nouvelle.
Si elle se révèle particulièrement à la fin du XXe siècle avec l’effondrement du mur de Berlin, la mélancolie de gauche n’est pas nouvelle en soi, mais accompagne, selon Traverso, les principaux combats sociaux et politiques qui marquèrent l’histoire du socialisme et du communisme, depuis l’échec de la Commune en 1871 jusqu’à la mort de Che Guevara dans les montagnes de Bolivie. Toutefois, cet état affectif n’est jamais exhibé au grand jour par les discours officiels, mais participe à ce que Traverso nomme une tradition cachée en empruntant cette expression à Hannah Arendt : la mélancolie de gauche « ne partage quasiment rien avec l’épopée glorieuse, dans la plupart des cas illusoire et fausse, des triomphes et des grandes conquêtes, des drapeaux déployés, des héros vénérés, des certitudes en l’avenir. Elle s’inscrit plutôt dans la tradition des défaites qui ‒ Rosa Luxemburg le rappelait à la veille de sa mort ‒ ont jalonné l’histoire des révolutions » (p. 9).
Indubitablement, la mélancolie de gauche continue à hanter les aspirations révolutionnaires en ce début de XXIe siècle, mais sans doute avec des modulations et des configurations spécifiques que l’ouvrage d’Enzo Traverso peine à prendre en compte. En effet, dans la perspective de l’auteur, la mélancolie de gauche, en tant que sentiment profondément lié à l’histoire du communisme, a presque disparu avec la liquidation de ce système de pensée par la société libérale. Pourtant, si on découple la mélancolie de gauche de l’histoire du communisme pour la brancher sur la constellation plus ouverte des mouvements postmarxistes visant à apporter, selon les termes d’Ugo Palheta, « des réponses à la question des modes d’organisation et des pratiques de lutte, mais aussi aux énigmes de la persistance du capitalisme et de l’échec des révolutions du XXe et du début du XXIe siècle » (p. 62), il apparaît que la mélancolie suscitée par tout combat révolutionnaire n’a jamais été aussi vivace, particulièrement en regard d’une société néo-libérale dont l’emprise idéologique est de plus en plus puissante. Par exemple, les manifestes du Comité Invisible, parus en France dans les années 2000, particulièrement À nos amis (2014), comportent indéniablement une dimension mélancolique liée au fait que « la révolution semble partout s’étrangler au stade de l’émeute » (p. 12). Pareillement, dans l’essai Les Potentiels du temps (2016), la mélancolie continue à apparaître comme un aiguillon ouvert sur le devenir, la mélancolie de ce qui ne fut pas, de ce qui aurait pu être, pouvant se transformer en une soif, une faim de ce qui pourrait être (p. 31).
Dans l’espace contemporain, la mélancolie de gauche peut s’allier à une autre grande inflexion mélancolique qui ne porte pas seulement sur l’échec des combats sociaux, mais plus largement sur la dégradation de l’environnement et la disparation progressive des ressources naturelles résultant du mode de fonctionnement de la société néo-libérale. En ce sens, malgré leur différence d’orientation, la mélancolie de gauche et l’éco-mélancolie ont pour point commun de pouvoir être envisagées comme une sensibilité critique à l’égard du système capitaliste et des pertes provoquées par celui-ci, qu’il s’agisse de perte sociale ou de perte environnementale, les deux étant évidemment liées.
Plus spécifiquement, ainsi que l’a montré Jennifer C. James (2011), l’éco-mélancolie se développe à partir du moment où les dégradations causées à l’environnement deviennent irréversibles et que s’efface la possibilité d’un retour en arrière qui permettrait de préserver ou de restaurer ce qui peut encore l’être. L’éco-mélancolie répond à « the cumulative losses of nature, land, resources, and to traumas tied to those losses, such as death deracination, and dispossession; it is activated by ongoing and interrelated social and political violence, including the catastrophes of war, genocide and poverty » (p. 167)3. La prise de conscience et l’acceptation lucide d’une dégradation irréversible de l’environnement permettent de distinguer l’éco-mélancolie des réponses nostalgiques à cette situation. En effet, ces dernières aménagent le plus souvent des fictions de restauration d’un paradis perdu et des récits consolateurs où les rétro-utopies décrites par Zygmunt Bauman (2017), comme le retour à des formes de vie plus authentiques, tiennent une grande part.
À sa pointe la plus extrême, l’éco-mélancolie porte aussi sur la disparition de l’espèce humaine elle-même. Dans Homo Sapiens (2016), film de « science-fiction documentaire », le réalisateur autrichien Nikolaus Geyrhalter donne à voir un monde futur où l’humain ne serait plus présent en utilisant des plans de lieux abandonnés par l’homme, comme des centres commerciaux désolés, des villes côtières désertées ou des salles de concert en ruine. De ce singulier panorama émerge un sentiment mélancolique spécifiquement contemporain dans le sens où l’objet perdu n’est plus extérieur au sujet, mais le constitue directement, à la fois comme individu et comme membre d’une espèce en voie de possible disparition. D’une certaine manière, la posture mélancolique environnementale la plus aboutie consiste à pousser jusqu’à son terme la définition psychanalytique de la mélancolie comme perte du moi en envisageant la disparition du sujet lui-même et, par conséquent, la fin du sentiment mélancolique que ce sujet était capable de ressentir et de supporter.
Par ce biais apparaît peut-être une dernière spécificité des mélancolies contemporaines, à savoir la difficulté d’ajuster ce sentiment à un sujet collectif. Dans le cas des mélancolies de gauche, et alors que Michelle Perrot pouvait encore, en 2012, parler de mélancolie ouvrière pour décrire les combats syndicalistes au début du XXe siècle, il est devenu difficile d’identifier à l’époque contemporaine une catégorie de population qui pourrait pleinement prendre en charge ce sentiment et l’utiliser à des fins politiques ou militantes. La mélancolie de gauche décrite par Traverso et reprise dans les mouvements postmarxistes est certes un affect mobilisateur, mais relativement dispersé et peu constitué en tant que sentiment de classe. Dans le cas des mélancolies environnementales, le sujet collectif se trouve gravement menacé, puisque soumis à une possible disparition en raison de la détérioration de son milieu de vie. Dans ces conditions, la mélancolie contemporaine, son ressort fondamental, tient peut-être en une sorte d’autoréflexivité qui amène l’individu à éprouver la fragilité et l’étiolement des liens qui le relient aussi bien au corps social qu’à une espèce humaine dont la pérennité n’est plus assurée.
ŒUVRES CITÉES
Bauman, Zygmunt, 2017, Retrotopia, Cambridge, Polity Press.
Benjamin, Walter, 2016, « Mélancolie de gauche. À propos du nouveau recueil de poésie d’Erich Kästner » [1930], in idem, Technique et expérience. Mélancolie de gauche et autres textes, Paris, Eterotopia, France/Rhizome, p. 49-54.
Benjamin, Walter, 2009, Origine du drame baroque allemand [1928], Paris, Flammarion.
Boym, Svetlana, 2001, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books.
Brown, Wendy, 1999, « Resisting Left Melancholy », boundary 2, 26 (3), p. 19-27.
Burton, Robert, 2005, Anatomie de la Mélancolie [1621], Paris, Gallimard.
Clair, Jean (dir.), 2005, Mélancolie : génie et folie en Occident, Paris, Gallimard/Réunion des Musées nationaux.
Cassin, Barbara, 2013, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ? , Paris, Autrement.
Comité invisible, 2014, À nos amis, Paris, La Fabrique.
De Toledo, Camille, Imhoff, Aliocha & Quirós Kantuta, 2016, Les Potentiels du temps. Art et politique, Paris, Manuella Éditions.
Fevry, Sébastien, 2017, « Sepia cinema in Nicolas Sarkozy’s France : nostalgia and national identity », Studies in French Cinéma, 17 (1), p. 60-74.
Freud, Sigmund, 1968, « Deuil et mélancolie » [1917], in Sigmund Freud, Métapsychologie, Paris, Gallimard, p. 147-174.
James, Jennifer C., 2011, « Ecomelancholia : Slavery, War, and Black Ecological Imaginings », in Stephanie LeMenager, Teresa Shewry & Ken Hiltner (dir.), Environmental Criticism for the Twenty-First Century, London, Routledge, p. 163-178.
Jankélévitch, Vladimir, 1974, L’Irréversible et la nostalgie, Paris, Flammarion.
Klibansky, Raymond, Panofsky, Erwin & Saxl, Fritz, 1989, Saturne et la mélancolie. Études historiques et philosophiques, Paris, Gallimard.
Lepenies, Wolf, 2007, Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? Les intellectuels et la politique de l’esprit dans l’histoire européenne, Paris, Le Seuil.
Nay, Thimothée, 2016, « Le problème de la mélancolie. Vers un concept de situation chez Walter Benjamin », in Walter Benjamin, Technique et expérience. Mélancolie de gauche et autres textes, Paris, Eterotopia France/Rhizome, p. 127-133.
Palheta, Ugo, 2016, « L’insurrection qui revient. Les influences visibles du Comité invisible », Revue du Crieur, n° 4, p. 58-73.
Perrot, Michelle, 2012, Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset.
Ricoeur, Paul, 2000, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil.
Sontag, Susan, 2016, « Sous le signe de Saturne » [1979], in Walter Benjamin, Technique et expérience. Mélancolie de gauche et autres textes, Paris, Eterotopia France/Rhizome, p. 103-125.
Starobinski, Jean, 2012, L’Encre de la mélancolie, Paris, Le Seuil.
Traverso, Enzo, 2016, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), Paris, La Découverte.
FILMOGRAPHIE
Damon Lindelof & Tom Perrotta, 2014-2017, The Leftovers, HBO.
Geyrhalter, Nikolaus, 2016, Homo Sapiens.
Godard, Jean-Luc, 1988-1998, Histoire(s) du cinéma.
1 Voir https://www.memoires-en-jeu.com/encyclopedie/deuil-et-melancolie/
2 Voir https://www.memoires-en-jeu.com/encyclopedie/nostalgie/
3 Voir https://www.memoires-en-jeu.com/encyclopedie/memory-and-the-anthropocene-3/