Pour reprendre la définition de la juriste Julie Guillerot de l’Association Pro Droits Humains (APRODEH), une Commission de la Vérité et de la Réconciliation est un « organisme public non juridictionnel d’investigation, créé afin d’éclaircir une période de violence interne, afin d’aider les sociétés à affronter de manière critique leur passé, formuler des recommandations et éviter que de tels faits se répètent. » Dans ce sens, ces instances sont devenues indispensables pour enclencher le processus démocratique en établissant la vérité, en réponse à la vérité officielle qui a été diffusée et, souvent, manipulée pendant les années de violence interne.
La 23ème Commission de la Vérité au niveau international fut créée au Pérou le 4 juin 2001 à travers un acte du pouvoir exécutif du gouvernement transitoire de Valentín Paniagua. Le décret suprême 065-2001-PCM établit sa création suite à la mise en place d’un groupe de travail interinstitutionnel chargé d’élaborer des propositions juridiques et administratives face au contexte de désolation nationale. En effet, le pays sort à cette date d’un lourd passé de violences généralisées, mêlant les instances de l’État, les groupes subversifs (Parti Communiste Péruvien – Sentier Lumineux et Mouvement Révolutionnaire Túpac Amaru, respectivement le PCP-SL et le MRTA) et les paramilitaires. Le pays sort également, depuis tout juste un an, d’une politique dictatoriale et corrompue menée par Alberto Fujimori.
Le texte officiel instaure la nomination de sept commissionnaires de nationalité péruvienne désignés par le chef du gouvernement : le philosophe et recteur de la Pontificia Universidad Católica del Perú, Salomón Lerner Febres, l’avocate et ex-parlementaire, Beatriz Alva Hart, le docteur en droit, Enrique Bernales Ballesteros, l’anthropologue et professeur, Carlos Iván Degregori Caso, le prêtre, Gastón Garatea Yori, l’ingénieur et ex-recteur de l’université de Huamanga-Ayacucho, Alberto Morote Sánchez, et l’ingénieur et analyste politique, Carlos Tapia García. Mais, très vite, la résolution suprême et la désignation des commissaires engendrent de vives critiques, entre autres : la nomination de Beatriz Alva Hart, parlementaire sous le régime d’Alberto Fujimori ; la présence d’une seule femme ; l’absence de personnes parlant couramment le quechua ou bien le peu de reconnaissance nationale de certains membres. Le décret suprême 101-2001-PCM du 31 août 2001, exigé par le Président Alejandro Toledo peu de temps après son investiture, élève le nombre de commissionnaires à douze – les cinq nouveaux membres sont: le sociologue Rolando Ames Cobián, Monseigneur José Antúnez de Mayalo, le lieutenant général retraité Luis Arias Grazziani, l’architecte Humberto Lay Sun, et la sociologue Sofía Macher Batanero. Pour contribuer à une pluralité des membres de la CVR, l’acte sur-représente l’église catholique et intègre un militaire, Luis Arias Grazzani. Les critiques de la société civile dénoncent cette participation, soulevant justement le problème de la non-représentation du Sentier Lumineux ou des familles des victimes. Malgré ces changements, Claudia Salazar constate que la nouvelle composition de la CVR obéit, une fois de plus, au Pérou que relatait José María Arguedas dans Los ríos profundos. Le traitement historique du conflit armé, dont les principales victimes sont originaires des Andes, et la recherche consécutive de la Vérité de ces années de terreur semblent déjà tronqués par une distance socioculturelle entre les « occidentaux » et les « Indiens andins ».
Dans le cadre du nouveau décret du 31 août, le président de la Commission est le philosophe et recteur de l’Université la Pontificia Universidad Católica del Perú (la PUCP), Salomón Lerner Febres ; par ailleurs, Javier Ciurlizza Contreras est nommé Secrétaire exécutif de la commission et Luis Bambarén Gastelumendi, évêque de Chimbote, observateur. Aussi, la Commission de la Vérité devient la Commission de la Vérité et de la Réconciliation, proposant ainsi d’inclure dans les objectifs le processus de réconciliation nationale, oublié jusqu’alors.
Pour comprendre les objectifs de cette Commission, il est important de rappeler le contexte national pré-création : les gouvernements successifs d’Alberto Fujimori depuis 1990 -et, en particulier, depuis son auto-coup d’État le 5 avril 1992, la nouvelle législation subversive et la suppression consécutive de la constitution de 1979- signent une politique à caractère militaire, autoritaire et transgresseur de l’État de droits. Cependant, les organisations subversives, PCP-SL et MRTA, furent démantelées durant sa présidence, mérite qui légitima pour un temps sa politique corrompue, comme le souligne Marie-Jo Burt dans l’ouvrage cité (2009).
N’oublions pas que cette manipulation du pouvoir exécutif sur l’information de la guerre interne, appelée « la politique de la peur », remonte aux gouvernements antérieurs de Fernando Belaúnde Terry (Action Populaire – 1980/1985) et d’Alan García (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine – 1985/1990) dont la responsabilité politique dans la guerre sale a été reconnue et dénoncée dans le rapport final de la CVR (conclusion 38).
C’est dans ce contexte national chaotique que la Commission émerge, somme toute assez tardivement. Une fois le retour à la démocratie établi, la nation se doit de revenir sur le passé douloureux afin de le reconnaître. Mais, il serait aussi légitime de s’interroger sur le fatalisme ambiant face à une violence extrême que subit le pays depuis des siècles et, donc, sur ce choix et / ou besoin soudain et sporadique de (se) faire justice.
Le décret définit les trois compétences : la ratione materiae qui réfère aux faits traités ; la ratione personae qui désigne les responsables, et la ratione temporis qui délimite une période d’étude correspondante au temps de violences. Ainsi, les assassinats et les séquestrations, les disparitions forcées, les tortures et autres lésions graves, les violations aux droits collectifs des communautés andines et natives du pays et autres crimes et violations graves aux droits de l’Homme sont les faits investigués par la CVR. Cette recherche de vérité tend à délimiter les responsabilités des organisations terroristes, des agents de l’État et des groupes paramilitaires dans une période historique allant de mai 1980 (première attaque du Parti Communiste Péruvien – Sentier Lumineux à Chuschi) à novembre 2000 (démission d’Alberto Fujimori). La CVR dispose d’un mandat de dix-huit mois, établi par le pouvoir exécutif, pour achever son travail et, officiellement, elle a commencé à travailler le 13 novembre 2001, suite à une période d’organisation interne. La CVR peut solliciter la coopération des organisations nationales et internationales ainsi que celle des autorités du pouvoir en place (justice, police nationale, pouvoir exécutif…). Cinq groupes de travail ont été créés autour d’axes de recherche spécifiques : les causes et le processus national de la violence ; l’éclaircissement des faits ; les séquelles et recommandations ; les audiences publiques et la protection des Victimes et des Témoins ; la communication et l’éducation.
Dans un souci de couverture optimale des informations, cinq bureaux régionaux sont ouverts et des équipes mobiles déploient plus de cinq cents personnes qui se déplacent dans les communautés pour recueillir les témoignages. En tout, 17 000 témoignages de victimes ou de témoins directs ont permis de constituer la colonne vertébrale de l’histoire sur laquelle la Commission se base pour asseoir ses conclusions.
Le 28 août 2003, les commissionnaires présentent le rapport final au président Alejandro Toledo. Il est composé de neuf tomes et douze annexes représentant au total 8 000 pages. Six mois après, en février 2004, une version abrégée est imprimée à 20 000 exemplaires et publiée sous le nom de Hatun Willakuy, titre quechua traduit ordinairement par « grand récit », « willakuy » étant le substantif du verbe « willaku »- conter. Durant la première année de circulation, le livre est épuisé et une seconde édition voit le jour en septembre 2008. Nous pouvons aussi accéder au texte complet sur le site de la CVR, consultable en version espagnole ou anglaise.
Il est nécessaire de dissocier deux types de conclusions : l’un d’ordre factuel et l’autre d’ordre interprétatif. En effet, dans les différents tomes du rapport de la CVR, nous avons accès aux informations historiques, reconnues et quantifiées : le nombre de victimes, les catégories d’infractions, les formes de la violence, la conduite des principaux acteurs impliqués, leur rôle, les responsabilités pénales, politiques ou morales, les séquelles et dommages des victimes ou de leurs familles… Mais, à côté des preuves empiriques, à la lecture des conclusions de la commission, il existe un certain degré d’ouverture interprétative de la situation vécue. En effet, les conclusions traduisent dans les actes un discours sur les responsabilités passées ou futures.
Au-delà du récit historique, le rapport final se construirait autour de considérations, d’interprétations et d’aveux, propres au recueil et au travail testimoniaux.
Dans ce cas, c’est la convergence collective des diverses voix entendues – « l’intersubjectivité » dont nous parle Arnaud Martin – qui atteste la véracité du récit. Celle-ci est reconnue par la sphère scientifique et publique alors qu’elle se construit sur l’interaction de voix et d’émotions résultant du vécu de chacune des victimes. Cette version des faits se définit paradoxalement comme « fiable », par sa nature historique, et « perfectible », par son caractère testimonial. De ce fait, le(s) narrateur(s) relaye(nt) l’information en lui attribuant, consciemment ou inconsciemment, une « dimension éthique » et « morale ». Le récit fédère ainsi une histoire commune sur le passé national péruvien et devient, dans le présent, une pratique sociale que l’on appelle la mémoire collective. Jacques Le Goff dit à ce sujet : « La mémoire, où puise l’histoire qui l’alimente à son tour, ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir. » Un processus de sélection s’impose donc à l’œuvre comme le souligne Tzvetan Todorov : « Il faut rappeler une évidence : c’est que la mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui forment un contraste sont l’effacement (l’oubli) et la conservation ; la mémoire est, toujours nécessairement, une interaction des deux. » Le travail d’analyse de la CVR tend vers une réappropriation du passé national afin de pouvoir expliquer et comprendre les causes du conflit subi et, par conséquent, de ne pas les répéter.
Par exemple, si l’on se réfère à la neuvième conclusion exposée dans Hatun Willakuy, la CVR réserve une place fondamentale à la thèse du racisme, le considérant comme le fondement de la discrimination et de l’exclusion au Pérou. En effet, cette conclusion à caractère éthique appelle à la responsabilité de chacun dans le processus de violence subi au Pérou. Ainsi, il serait vain de croire à une réconciliation sans justice ni réparation. La démocratie et la paix seront possibles à condition d’une reconnaissance de la citoyenneté. De fait, les indications relatives à l’éducation, la justice, la politique ou la sécurité ouvrent la voie à une transformation institutionnelle et une re-création nationale.
Cependant, il faut remarquer qu’il n’existe pas, au Pérou, un fort mouvement citoyen cherchant une diffusion publique et systématique des conclusions de la CVR. Au contraire, il faut même parler d’une sorte d’indifférence de l’opinion publique, qui s’expliquerait, d’une part, par une méconnaissance, voire une ignorance, de cette période et, d’autre part, par un rejet du système péruvien dans son ensemble. Les « privilégiés » tendent à penser que la défaite du Sentier Lumineux et l’absence des actions armées légitiment cette sorte d’indifférence. Le débat quotidien – plus focalisé sur la corruption ou les problèmes économiques – et le manque de communication entre les instances et la population entérinent, mais réduisent aussi le travail de la CVR. Les Péruviens se méfient et, donc, ne s’intéressent pas aux conclusions apportées. Il faut dire que l’impunité, accordée à certains, choque et agace de nombreuses organisations de défense des droits des victimes. Prenons un exemple : la réélection d’Alán García, en 2006, ravive la polémique des lois d’amnistie et surtout leur légitimité, en nommant Premier ministre Luis Giampietri Rojas, principal responsable militaire en 1986 du massacre de la prison de El Frontón.
Il ne faut surtout pas nier les répercussions des investigations de la Commission sur la société actuelle, même si le processus semble timide, lent et parfois controversé. Une étude de l’Institut des Études Péruviennes dresse un bilan national de l’écho des conclusions de la CVR, accusant les moyens d’informations et de communications (à partir du travail sur Lima et Ayacucho), d’être tendancieux, voire indifférents. Ainsi, le relais de l’information est-il conditionné par les convictions des uns et des autres, par les peurs, les rancœurs ou les regrets face aux choix faits et / ou (non) assumés pendant le conflit armé.