Chaque nouvelle publication, chaque nouveau film sur ce qu’il est convenu d’appeler la guerre d’Algérie est accueilli comme une brèche inespérée dans le prétendu refoulé de l’Histoire, de la pensée, de la création. Ni le « saut quantitatif » impulsé dans les années 1990 par l’ouverture partielle des archives publiques de la guerre, ni les premiers travaux historiques systématiques sur les pratiques de torture en Algérie à partir des années 2000, ni la réalité massive des productions de tous ordres sur le conflit n’ont altéré l’idée que ce conflit « à demi tabou » faisait l’objet d’un « consensus du silence » (Stora, 2005). Il faut alors distinguer la réalité des témoignages, des traces et de leurs relais historiographiques ou mémoriels d’une part, et, de l’autre, la conscience que la collectivité en prend. Importe de revenir non seulement sur les lieux et non-lieux de mémoire de cette guerre, mais sur les processus mémoriels et les conditions de possibilité d’une mémoire partageable : d’examiner les stratifications et les articulations mémorielles et de penser les limites des savoirs historiques positifs.
La première difficulté consiste à circonscrire le temps de la mémoire. La bascule du temps de l’événement au temps du souvenir est-elle concomitante de la fin officielle des conflits, comme l’affirme Henry Rousso qui, dans « Les raisins verts de la guerre d’Algérie », fait démarrer la première des quatre phases mémorielles qu’il liste, celle de l’amnistie, en 1962 ? Peut-on soutenir que la mémoire attende le terme des hostilités pour se mettre en branle ? Ne faudrait-il pas plutôt considérer, quand un conflit dure près de huit ans, qu’il entre dans la mémoire collective alors même qu’il se poursuit ? D’autant qu’une guerre n’est une et indivisible que par commodité de désignation et recouvre des événements multiples et divers, dont chacun peut, indépendamment des autres, devenir foyer de mémoire.
En outre, et cela est particulièrement vrai de la guerre d’Algérie, il peut être nécessaire de distinguer entre la fin officielle du conflit et son terme réel. Si la date retenue est celle des commémorations en Algérie, le 5 juillet 1962, et de la proclamation de l’indépendance algérienne, deux jours après que le général de Gaulle a reconnu l’indépendance, le cessez-le-feu date du 19 mars, tandis que les massacres ou attentats – ceux perpétrés par l’OAS sur les Européens en passe de quitter l’Algérie, par les Algériens sur les harkis, ou par les troupes françaises sur les Européens hostiles aux accords d’Evian, le 26 mars, rue d’Isly – redoublent de virulence au cours de l’été 1962. C’est dire que le terme « réel » de la guerre demeure incertain, et avec lui le temps de la mémoire. D’autant que le commencement même des événements n’est qu’artificiellement établi. Si le 1er novembre 1954, cette fameuse « Toussaint Rouge », marque par une vague d’attentats contre des Européens le déclenchement organisé de l’insurrection algérienne, l’état de guerre n’est alors pas déclaré. De sorte qu’il n’est pas absurde – et les périodisations désormais retenues par les spécialistes de la période le confirment – de creuser le temps en arrière, tantôt pour faire des insurrections de mai 1945 dans le Constantinois et de leur violente répression, le début de la fin, tantôt pour mettre l’accent sur le 14 juillet 1953, où sept manifestants furent tués, place de la Nation, pour en avoir appelé à l’indépendance de l’Algérie… Déjà, Kateb Yacine, dans Nedjma, et Jean Sénac, dans « Les massacres de juillet », anticipant sur l’historiographie la plus récente, faisaient de ces répressions, de ces « Fêtes sanglantes de la Liberté », le point de départ du mouvement vers l’indépendance.
On le voit à travers ces exemples : non seulement il est difficile de dater l’entrée en mémoire, mais il faut tenir compte des rajustements mémoriels. Il n’est pas d’événement qui fasse mémoire d’emblée et une fois pour toutes. La répression policière du 17 octobre 1961, aujourd’hui documentée et dont le souvenir est entretenu par le collectif « 17 octobre 1961 », n’a resurgi qu’en octobre 1980, avec un dossier réalisé par Georges Mattéi pour Libération, puis les publications successives de Meurtres pour mémoire de Didier Daeninckx (1984), des Ratonnades d’octobre de Michel Lévine (1985), de La Bataille de Paris de Jean-Luc Einaudi (1991) et du Silence du fleuve d’Anne Tristan (1991). Non que l’événement ait été passé sous silence à l’époque – dès le 1er novembre 1961, des intellectuels manifestent, paraissent des tribunes de Maspero dans Partisans ou d’Antoine Blondin dans L’Esprit Public, l’ouvrage Ratonnades à Paris de Paulette Péju et le documentaire de Jacques Panijel, Octobre à Paris, sont censurés – mais il a ensuite été comme recouvert par celui d’une autre répression, celle du 8 février 1962. Les huit morts de Charonne, tous membres de la CGT, compteront longtemps davantage que la centaine d’Algériens assassinés par les forces de l’ordre en octobre. Pour manifester contre la répression : moins de deux cents intellectuels le 1er novembre, cinq cent mille personnes le 13 février. Mais si la solidarité militante a ses poids et ses mesures, la mémoire a ses revers. Le souvenir du 8 février n’a cessé de décroître en même temps que s’affaiblissait le PCF, alors que celui du 17 octobre était toujours plus célébré. Le procès de Maurice Papon d’abord (1997), établissant d’inévitables résonances entre la carrière du fonctionnaire sous l’occupation nazie et ses responsabilités à la Préfecture de police de Paris pendant la guerre d’Algérie, l’essor d’initiatives mémorielles émanant d’associations antiracistes ensuite, la multiplication des œuvres prenant l’événement pour objet, enfin, ont contribué à faire du 17 octobre un lieu d’hypermnésie. En 2012, le président François Hollande officiellement reconnaît l’existence d’une « sanglante répression » et rend « hommage à la mémoire des victimes » qui avaient manifesté « pour le droit à l’indépendance ».
Importe, donc, de ne pas aborder la mémoire de la guerre d’Algérie en bloc, mais de sérier les lieux de mémoire possibles, de préciser les variations des investissements et désinvestissements mémoriels dans le temps, de les contextualiser, d’indiquer l’identité des porteurs ou relais de mémoire.
À l’évidence, les objets de célébration et les exigences mémorielles publiques diffèrent de part et d’autre de la Méditerranée. En France, les amnisties successives tentent, dès les accords d’Evian, avant même l’indépendance, d’organiser l’apaisement voire la dissolution des blessures de guerre. Dès le 22 mars 1962, deux décrets prévoient l’amnistie des infractions commises « au titre de l’insurrection algérienne » et « dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Mais les Français condamnés pour avoir aidé les Algériens ou avoir refusé de prendre part à la guerre restent en prison, en exil, ou privés de leurs droits civiques. Le 21 décembre 1964, une loi dépénalise toutes les infractions commises par les défenseurs de l’Algérie française non engagés dans l’OAS. Il faut attendre le 17 juin 1966 pour que les porteurs de valises, les insoumis et les déserteurs soient amnistiés. Et ce n’est qu’au lendemain des événements de mai 1968 que sont graciés les crimes de l’OAS et des militaires félons, comme si l’État gaulliste ébranlé avait voulu marquer sa reconnaissance à ses ennemis de la veille pour le soutien fourni contre les ennemis du moment. Enfin, est votée le 3 décembre 1982 la dernière des lois d’amnistie réintégrant dans l’armée les officiers généraux putschistes et permettant la révision de leur carrière. L’argument du « pardon », celui de la réconciliation prévalent. « Sortir enfin des grands déchirements intérieurs pour permettre l’apaisement national », enjoint le député Marcel Massot dès 1964. François Mitterrand, peut-être pour faire oublier ses propres responsabilités de Garde des Sceaux pendant la Bataille d’Alger, estime en 1982 qu’il appartient désormais « à la France de pardonner ». Ces « pardons » légaux successifs écartent la menace de procès, de débats publics, de jugements, et maintiennent l’essentiel des pièces du dossier enfouies dans des archives théoriquement communicables au terme d’un délai de soixante ans (diminué de moitié en 1992). La paix civile semble exiger que la démocratie se bâillonne.
Côté algérien, au contraire, l’heure est à la « frénésie commémorative ». Benjamin Stora l’explique dans La Gangrène et l’oubli : pour les militaires algériens qui prennent le pouvoir en 1965, il s’agit de faire oublier, par une histoire-fiction où ils jouent le rôle central, à la fois l’absence de victoire par les armes en 1962, et certains moments de l’histoire partisane du nationalisme algérien. Sont gommés « l’intervention des masses paysannes (août 1955), urbaines (décembre 1960), le rôle de l’immigration et donc de la Fédération de France du FLN », comme « la mise à profit des relations internationales pour gagner la guerre ». La formule lapidaire « par le peuple et pour le peuple » postule « l’unicité d’un mouvement fondé exclusivement sur l’islam et l’arabité ». Toute « revendication spécifique » (berbère, féminine, ou messaliste) est exclue. Le système institutionnel de l’Algérie indépendante édifie sa légende. Un « nationalisme de la frustration », pour parler avec Mostefa Lacheraf, transforme l’histoire officielle en mémoire de substitution, jusqu’à ce qu’émerge une histoire critique, à partir des années 1980, qui, à rebours de cet unanimisme de façade, intègre les spécificités régionales (Abdelmajid Merdaci), la place des femmes (Djamila Amrane), la question religieuse (Mohamed El Korso et Omar Carlier), voire l’écriture de l’histoire (Hassan Remaoun). Parallèlement, comme si ces brèches historiographiques autorisaient des récits moins étatiquement orchestrés, les mémoires semblent se réveiller, et les publications de souvenirs d’acteurs du conflit se multiplient.
Dans le même temps, en France, émergent des revendications mémorielles communautaires. La réconciliation nationale programmée par les amnisties et grâces successives n’a pas eu lieu. Bien au contraire : l’exclusion de la guerre d’Algérie, à laquelle on persiste à dénier son caractère de « guerre », de toute cérémonie commémorative officielle, et l’oubli délibéré de ses victimes – anciens combattants, appelés, harkis, Européens d’Algérie, immigrés d’origine algérienne – ont pour effet de transformer ces diverses catégories de perdants de l’histoire en revendicateurs à la fois de mémoire, et de reconnaissance.
On sait combien les associations d’anciens combattants ont lutté pour que le conflit devienne officiellement une « guerre », en octobre 1999 ; on se souvient parfois que Jacques Chirac inaugura en décembre 2002 un « mémorial national » en faveur des soldats français morts en Algérie, au Maroc et en Tunisie ; on se rappelle moins qu’il fallut attendre 2005 pour que la situation des militaires français détenus par l’ALN soit prise en considération par la loi de finances, et encore 2010 pour que les anciens prisonniers de l’ALN et du FLN cessent d’être appelés « prisonniers des événements d’Algérie » et obtiennent, avec la requalification en « prisonniers de guerre », le bénéfice des droits afférents.
Quant aux associations de harkis, scandalisées par la manière dont le président Bouteflika, en visite officielle en France, avait assimilé les anciens supplétifs, le 16 juin 2000, à des « collabos », elles décident en août 2001 de porter plainte contre X pour « crime contre l’humanité et complicité » à propos du massacre, après le cessez-le-feu, de dizaines de milliers de harkis, et mettent en cause la responsabilité de l’État français. Le geste est symbolique : la plainte n’est pas recevable en droit puisque l’extension de la notion de « crime de l’humanité », depuis le 1er mars 1994, n’est pas applicable aux crimes antérieurs. De sorte que, comme le note Eric Savarese, ce dépôt de plainte traduit surtout « une démarche à fonction à la fois thérapeutique et politique, qui vise à solliciter de l’institution judiciaire de “faire mémoire” plutôt que de “rendre justice” ».
Du côté de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler « pieds-noirs », des militances s’inventent, et un parti est créé, en septembre 1999 : pour la reconnaissance des exactions commises par le FLN et des préjudices subis, pour l’écriture d’une contre-histoire, qui réhabilite et valorise l’œuvre coloniale. En mars 2002, quelques jours avant le quarantième anniversaire des accords d’Evian et six mois après que des associations de harkis ont fait de même, onze familles de pieds-noirs assassinés ou disparus en Algérie entre mars et juillet 1962 portent plainte contre X pour « crime contre l’humanité ». Mais là encore, la plainte n’est pas juridiquement recevable. Reste que ces mobilisations diverses aboutiront notamment à la loi du 23 février 2005 portant « reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des rapatriés », et mentionnant, dans son article 4, l’impératif, pour les programmes scolaires, de reconnaître « en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord » et d’accorder « à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (article supprimé en février 2006 par décret).
Les immigrés et enfants d’immigrés se mobilisent eux aussi. On se souvient de l’« Appel des indigènes de la république pour la tenue d’assises de l’anticolonialisme », en janvier 2005, en réaction au vote de la loi du printemps 2004 restreignant le port de signes religieux dans les établissements scolaires publics. L’effacement obligé des appartenances confessionnelles, avant même le vote de la loi de février 2005, fait figure de réflexe impérialiste et néocolonial… Les émeutes de l’automne 2005 signaleront sur un autre mode le malaise de jeunes qui se sentent eux aussi abandonnés de la République.
L’ensemble de ces groupes, circonstanciels, ont donc en partage des exigences de reconnaissance victimaire. Nul doute que la loi d’octobre 1999, en posant l’existence d’une guerre et donc en admettant les sacrifices des militaires et des appelés, ait contribué à susciter des désirs concurrents de légitimation et de revalorisation chez d’autres catégories d’acteurs du conflit. C’est d’ailleurs de 2000 que date l’article pionnier de Claude Liauzu sur les « guerres de mémoire ».
Ce qu’Éric Savarese, après Clarisse Buono, a pourtant montré à propos des descendants des Européens d’Algérie, c’est que la virulence de ces exigences, non seulement n’était pas relative à l’importance du préjudice subi, mais augmentait quand il y avait eu solution de continuité dans la transmission. Parmi les enfants, « ce sont ceux auxquels les parents n’ont rien transmis ou évoqué de leur souffrance qui revendiquent [le] statut de Pied-Noir sans avoir subi la douleur de l’exil, endossant par là la tristesse de leurs aïeux, et qui militent aujourd’hui en faveur d’une cause pour laquelle beaucoup d’anciens rapatriés ne se mobilisent plus, et que la plupart des enfants délaissent ». Importe donc moins la communauté du malheur que le vide, la béance creusés par le silence des ascendants, l’absence de roman familial. Les guerres de mémoires les plus terribles seraient celles de la fiction plus que de la nostalgie. Ce ne serait pas un surplus de souvenirs qui serait en cause, mais une fatale absence de légende qu’il faudrait à toute force combler. Affirmer que les revendications mémorielles constituent des revanches sur un passé de mémoires « enkystées » ou effacées ne suffit pas. Il faut admettre que ce à quoi nous assistons depuis les années 2000 relève moins d’une guerre des mémoires que d’une confrontation des récits, une bataille des fictions.
Alors, il serait inutile d’espérer dénouer les conflits et emporter la conviction par la seule accumulation de savoirs historiques. Les travaux essentiels de Benjamin Stora sur la mémoire de la Guerre d’Algérie ou de Raphaëlle Branche sur l’état des lieux historiographique sont de ce point de vue sans efficace. Une autre initiative mérite qu’on s’y arrête. En avril 2007, à Narbonne, Eric Savarese réunit les principaux historiens de la période (Branche, Henry, Jauffret, Liauzu, Meynier, Morin, Pervillé, Scioldo–Zurcher, Stora et Thénault) pour une Journée d’études intitulée « Montrer l’Algérie au public. Pour en finir avec les guerres de mémoires algériennes ». Alors que la municipalité de Perpignan avait voté la réalisation d’un Centre de documentation sur la présence française en Algérie et que s’affrontaient autour du projet le Cercle Algérianiste, dédié à la défense d’une « culture pied-noir », et le Collectif des opposants à l’édification d’un « musée à la gloire de la colonisation », l’objectif était de proposer « une médiation de la communauté scientifique ». « Sans nier la légitimité des processus mémoriels, il s’agi[ssai]t donc, d’une part, de valoriser une réflexion collective sur une histoire commune susceptible de nourrir l’apaisement, en favorisant la connaissance d’un passé à partir duquel Français et Algériens pourront rediscuter d’une histoire et d’un destin commun ; et, d’autre part, de travailler à la réconciliation, en France, des groupes porteurs de mémoires algériennes concurrentes ». Le but est « de promouvoir l’élaboration d’un récit historique “vrai” dont la vocation est de réunir, et non d’exclure ». Par delà la volonté de conciliation affichée, il s’agit donc de substituer aux fictions mémorielles la vérité prouvée, « scientifiquement », c’est-à-dire historiquement établie. Pour ce faire, neuf « balises méthodologiques » sont proposées dont aucune n’imagine de maintenir une place ou une fonction à la fiction. L’« histoire critique », le « récit vrai » demeurent seuls visés. Or établir l’histoire des faits, des mémoires ou des avancées historiographiques même ne modifie pas l’état de fictions mémorielles qui, littéralement, ne s’y reconnaissent pas. Que les fictions mémorielles soient, pour une part, venues combler des trous historiographiques ou réagir à des indignations politiques – Fatima Besnaci-Lancou dit être entrée à la fois en militantisme et en écriture contre les déclarations provocantes du président Bouteflika sur les harkis – ne signifie pas que les progrès de la science historique ou même que quelque repentance tardivement venue puissent en avoir raison.
Mais, si la bataille de la raison ne peut être gagnée, celle de la fiction, celle des fictions vaut d’être envisagée sans exclusive ni fétichisme. L’historien n’a rien à perdre à aborder les mémoires comme des fictions et les fictions comme telles ; rien à perdre non plus à entrer en dialogue avec l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse, les arts du spectacle, la littérature, la musicologie… D’ailleurs, Raphaëlle Branche insistait dès 2005 sur le renouvellement que pouvait constituer une réflexion « sur les apports réciproques de la littérature et de l’histoire par l’incitation à se glisser dans les questionnements de l’autre », et Benjamin Stora concluait la même année son ouvrage Le Livre, mémoire de l’Histoire sur l’impossibilité, pour les historiens, de se passer de la littérature et des travaux de ceux qui l’arpentent et l’explorent. Il déplorait même la propension de certains de ses collègues à se réfugier derrière une « froide objectivité » et par suite, face à une œuvre de fiction, à se contenter de « juger de la véracité [et] de la cohérence historique des faits exposés », comme si la bascule dans la subjectivité, l’écriture des émotions, des méandres de la conscience ou de l’imaginaire devaient a priori être tenues pour suspectes et dangereuses. Ne pourrait-on, en effet, après Pierre Vidal-Naquet, postuler que les œuvres de création, comme les témoignages, même lestés des « dépôts de l’imaginaire, du mensonge des idéologies » peuvent « aussi faire apparaître des dimensions du réel qui n’étaient pas perçues comme telles au moment des faits » ? Comment parvenir à mettre en dialogue les « incommunicables subjectivités » mémorielles sans elles ? Comment rendre possibles, avec ces « récits compatibles » capables de « s’affronter » et « de se parler face à face » que Lucette Valensi appelait de ses vœux pour les Arméniens, des « mémoires compatibles » ?