Dans son ouvrage Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, François Hartog s’intéresse au rapport qu’entretiennent nos sociétés avec le temps, à la façon qu’elles ont d’accueillir ou non l’écho de leur passé en leur présent, et d’entremêler l’épaisseur de leur présent à l’inconsistance de leur futur. L’étude des diverses articulations des temporalités a permis à F. Hartog de comparer différents « régimes d’historicités », c’est-à-dire différents modèles de rapport au temps, et d’extraire de son travail d’historien la substance et la distance nécessaire à une évaluation critique de notre époque. Les « mises en relation des dimensions temporelles du passé et du futur » au sein d’une société, pour reprendre l’expression de l’historien allemand Reinhart Koselleck, sont loin d’être uniformes et évidentes selon les civilisations et les âges. Les sociétés polynésiennes, et plus particulièrement les îles Fidji, connurent en un temps reculé, ce qu’il appelle un « régime d’historicité héroïque ». Ce sont des « froides sociétés » selon Claude Levi Strauss, des sociétés qui connaissent un degré d’historicité faible, un « degré zéro d’historicité » ; par opposition aux « sociétés chaudes » qui, elles, « intériorisent leur histoire pour en faire le moteur de leur développement ». Aux îles Fidji, se côtoient dieux, ancêtres et hommes dans le même espace psycho-social. Sahlins, dans son essai Des Îles dans l’histoire, évoque une histoire anthropomorphique par principe et Hartog reprend cette idée avec la métaphore des Indiens de Fenimore Cooper qui « marchent précisément en file indienne chacun dans les pas du précédent, donnant l’impression de n’être qu’un seul Indien géant au final ». Dans ces sociétés du « Un seul compte », présent et passé sont indistincts. Pour Hannah Arendt, le dialogue entre l’aède Démodocos et Ulysse dans L’Odyssée d’Homère marque la naissance symbolique et poétique d’une conscience de la distance temporelle et, par conséquent, de la véritable conscience historique. C’est au cours de cette scène, qu’Ulysse fait l’expérience du temps entre ce passé qu’on lui conte, et ce présent qu’il éprouve, ébranlé par les souvenirs évoqués. Lors d’un banquet donné par Alcinoos, roi des Phéaciens, l’aède chante les louanges d’Ulysse, énumère ses exploits avec beaucoup d’éloquence. À la fin du récit, Ulysse lui demande de chanter le piège du cheval de Troie et fond en larmes devant le récit de l’aède. Avec la distance, il éprouve toute la tristesse qu’il n’a pas ressentie pendant l’acte. On retrouve ici la première dimension essentielle de l’histoire selon Arendt : l’impartialité. C’est bien au regard du spectateur que le sens de l’histoire ou de l’événement apparaît, et non à celui de l’acteur engagé dans l’action. La seconde dimension est celle de la communicabilité, qu’Hannah Arendt identifie également dans l’historiographie antique grecque, chez Thucydide : « C’est là qu’apparaît encore dans l’historiographie grecque un autre élément puissant qui contribue à l’objectivité historique. » Dans l’expérience politique précoce des Grecs, se révèlent naturels et essentiels l’intégration et le développement de la discussion entre citoyens dans l’espace public, c’est-à-dire la formulation de discours voués à être communiqués – d’où l’avènement d’une forme relevée de communicabilité. L’impartialité et la communicabilité apparaissent donc comme deux principes épistémologiques qui permettent de donner sens aux événements du passé, et de l’interpréter. C’est proprement la finalité de l’historiographie.
Mais aussi bien avec les Maori de Fidji qu’avec Ulysse en Phéacie, nous nous trouvons en deçà des nouvelles temporalités induites par les Révélations juives et chrétiennes. La notion de régime d’historicité semble même être susceptible de n’être pas dissociable des temporalités bibliques.
En effet, le christianisme est porteur de la césure du temps en deux à travers l’événement de l’incarnation : « la naissance, la mort et la résurrection du Fils de Dieu fait homme ». La tension entre le temps présent support d’un tout déjà accompli et le temps futur, prometteur d’un dénouement final qui fait paradoxalement du présent un temps qui reste inachevé, cette tension, donc, est introduite dans notre perception temporelle par le Nouveau Testament. On doit à Saint Augustin une explication limpide et rationnelle du temps, suivant ce découpage entre passé, présent et futur. Dans Les Confessions, il raconte sa quête de Dieu au travers de sa vie, de sa naissance à la mort de sa mère. Les 13 livres constituant l’ouvrage contiennent chacun une méditation et une célébration de Dieu. Le livre XI porte sur « La création et le Temps ». Il y déclare : « il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent et le présent de l’avenir. Car ce triple mode de présence existe dans l’esprit ; je ne le vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’attention actuelle ; le présent de l’avenir, c’est son attente. Si l’on m’accorde de l’entendre ainsi, je vois et je confesse trois temps ; et que l’on dise encore, par un abus de l’usage : il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir ». Ulysse ne disposait pas encore de ce modèle pour ordonner, entre mémoire et attente, les actions de sa vie. Il se souvenait déjà, mais n’attendait rien. « Chaque jour est un nouveau jour pour le héros homérique », notait Auerbach, par contraste avec les grandes figures bibliques. Pour qu’il y ait « régime d’historicité », il faut donc qu’une société articule les trois dimensions temporelles en choisissant d’accorder à l’une d’entre-elles un rôle prépondérant dans l’épreuve de l’histoire et du temps. Pour reprendre les termes de Koselleck, « un régime d’historicité se distinguera d’un autre en fonction de l’importance que l’on accorde soit au champ d’expérience (au passé), soit à l’attention (au présent), soit à l’horizon d’attente (futur) ». Cette gestion fine des temporalités, cet équilibre à trouver entre trois temps que l’on ne veut pas nécessairement égaux en importance apparaît avec le « régime ancien d’historicité». Le choix de surdéterminer le passé par rapport au présent et au futur s’impose avec la culture chrétienne qui implique un ordre chrétien du temps préférant la sagesse et la richesse du vécu à l’opacité de ce qui est en train d’advenir. Le point crucial, décisif est passé : notre monde a été sauvé. Le présent « n’abolit en aucune façon le passé » qui au contraire lui donne son sens, le prépare, le rend lumineux et l’aboutit. Le régime ancien d’historicité est donc l’époque de l’historia magistra vitae : la conception du temps est cyclique et les sociétés sont plus amenées à reproduire des modèles du passé qu’à innover. Ce sont ces modèles qui permettent de comprendre le présent et d’anticiper l’avenir. C’est une conception dominante selon Cicéron qui défend cette idée d’après laquelle l’histoire éduque à la vie, jusqu’à la veille de la Révolution.
La Révolution marque le passage du régime ancien d’historicité au régime moderne d’historicité. L’histoire n’est plus là pour éduquer ou guider, mais elle doit être synonyme de progrès. Les Lumières désirent accoucher d’une société tournée vers l’avenir plutôt que le passé. Dans une analyse réalisée par Pascal Payen sur l’ouvrage de François Hartog, celui-ci résume la conception moderne de l’histoire par cette phrase : « Désormais le passé est dépassé, “par position et par principe”, et c’est le futur qui éclaire l’histoire passée et donne son sens à l’avenir. »
Chateaubriand a traversé les deux ordres du temps et son œuvre est un miroir dans lequel se reflète le passage de l’ancien au nouveau régime d’historicité. Dans son Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leur rapport avec la Révolution française (1797), Chateaubriand s’inscrit dans l’idéologie de l’ancien régime d’historicité. Après la Révolution, lors de la seconde édition de l’Essai, en 1826, et celle des Mémoires d’outre-tombe, il s’adapte à la conception moderne de l’histoire. Chateaubriand ne privilégie aucun des deux temps qu’il traverse et s’attache à décrire cet entre-deux temps, entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité qu’il appréhende comme les « deux rives d’un seul et même fleuve, qu’il traverse tel un passeur, une figure de l’entre-deux, de la frontière ».
Les réflexions que porte François Hartog sur les crises passées du temps, d’Ulysse à Chateaubriand, nourrissent sa compréhension de la crise contemporaine. Le régime moderne d’historicité né en 1789 avec la Révolution française s’est effondré avec la Chute du Mur en 1989 et l’évanouissement de l’idéologie communiste. L’idéologie d’un futur qui prévaut sur le présent a disparu, et du futurisme nos sociétés sont passées au présentisme. L’idée d’un passé qui éclaire l’avenir disparaît. Hartog définit le présentisme comme « une espèce de présent qui se voudrait auto-suffisant. […] Quelque chose d’un peu monstrueux qui se donnerait à la fois comme le seul horizon possible et comme ce qui n’a de cesse de s’évanouir dans l’immédiateté. » Car désormais, seul le présent compte. L’auteur cite Éric Michaud qui a attiré l’attention sur les titres des manifestes des avant-gardes artistiques entre 1905 et 1925. « À coté du présentisme futuriste de Marinetti, nommons le simultanéisme, le praesentismus, le nunisme, le PREsentismus, l’instantanéisme ». Le présent se décline à tous les genres, ad nauseaum. La littérature n’est pas en reste avec Les Considérations intempestives de Nietzsche et L’Immoraliste de Gide, ou encore La Nausée où Sartre fait déclarer au narrateur Roquentin : « Le présent était ce qui existe, et tout ce qui n’était pas présent n’existait pas, le passé n’existait pas, pas du tout. Ni dans les choses ni même dans ma pensée ».
L’existentialiste espère son salut à travers son engagement total dans l’action car l’éthique existentialiste est fondée sur l’action : seuls nos actes nous jugent. À ce propos, Malraux déclara que la révolution avait remplacé le rôle joué jadis « par la vie éternelle […] : elle sauve ceux qui la font ». C’est que l’existentialisme n’était déjà qu’un présentisme.
Deux symptômes caractérisent cette nouvelle époque, celui d’une histoire devenue « mémoire » et celui de la valorisation du patrimoine. « Chaque événement contemporain devient aussitôt son propre passé », déclare Pascal Payen. Il est aussitôt commémoré en tant que fait historique. Le mur de Berlin s’effondrait et concomitamment l’on célébrait sa chute. Le 11 septembre 2001, les journalistes historicisaient les attentats dans l’instant même des explosions et des cris. L’auteur n’hésite pas alors à qualifier ces deux événements historiques de « moments phares dans la précarisation de notre rapport au temps ».
D’une histoire-mémoire, nos sociétés se sont tournées vers une histoire-patrimoine. Depuis 1980, le patrimoine est devenu une « catégorie dominante, englobante et évidente de la vie culturelle et des politiques publiques ». Le ministère de la Culture y consacre une importance toute particulière. Des actions gouvernementales doivent être menées « en faveur de la préservation des paysages et du patrimoine naturel et culturel. » L’UNESCO classe site après site ceux qui ont l’honneur d’être considérés comme un patrimoine que l’on doit garder, sélectionne les traces de l’histoire dignes d’être conservées et transmises aux générations suivantes. L’historien constate alors ce qui est devenu une évidence : nous préférons désormais commémorer le passé, plutôt que de l’étudier.
Englués dans une époque réceptacle d’un présent hypertrophié, les historiens finissent donc par étudier le passé à partir du présent. Hartog voit dans l’architecture même du Louvre, la démonstration visuelle du nouvel ordre du temps et de ce que cela implique du point de vue de la recherche historique. Cette pyramide de verre postmoderne par laquelle on entre pour admirer 40 siècles d’histoire n’est-elle pas la métaphore d’un présent qui éclaire un passé ? « Aujourd’hui la lumière est produite par le présent lui-même, et lui seul. En ce sens […], il n’y a plus ni passé ni futur, ni temps historique » . Ainsi, nous serions passés sans nous en rendre compte, de la notion d’histoire à celle de mémoire, car tout ce que nous commémorons devient « mémoire » sans même avoir été « histoire » Dans une interview donnée au magazine Vacarme, Hartog partage l’inquiétude de celui-ci quant à la survie de l’histoire et regrette : « l’histoire n’est plus histoire, riche du passé et grosse de l’avenir, mais archive ou incantation. » Comment faire alors l’histoire d’un temps qui ne veut plus d’histoire ? Et l’auteur de répondre qu’il serait peut-être temps de renoncer à l’histoire « sérieuse » (sic) pour accorder plus d’importance à l’idée d’une histoire universelle. Car il faut, dit-il, que les historiens s’adaptent à ce nouveau temps qui est le nôtre. « N’est ce pas ce que le temps exige de nous ? ».
François Hartog est inquiet devant ce passé dont il ne reste qu’un parfum de mémoire, et ce futur opaque qui ne s’annonce jour après jour que sur le mode de la menace et de la perte, transcendé par la vive volonté des hommes d’ériger ce qu’il nous reste d’aujourd’hui et d’hier en patrimoines à sauvegarder. Patrimoines à sauver, d’un avenir presqu’apocalyptique, charpenté par des êtres dépossédés de leur temps et de leur monde, marquant la fin et le passage d’un temps à un autre ; un autre temps que l’auteur pressent « messianique, mais négatif ». Un futur qui n’est plus « un horizon lumineux vers lequel on marche mais une ligne d’ombre que nous avons mise en mouvement vers nous, tandis que nous semblons piétiner l’aire du présent et ruminer un passé qui ne passe pas ».