Formule omniprésente dans le langage courant, devoir de mémoire relève d’une invention à la fois langagière, sociale et politique qui s’est effectuée en trois temps distincts.
Le premier temps est celui de l’invention proprement langagière. Contrairement à une idée très répandue, y compris dans le champ scientifique, l’expression ne provient ni de Primo Levi, ni plus largement des rescapés des camps de la mort qui auraient ainsi formalisés un sentiment d’obligation à témoigner de leur expérience. Les premières traces de l’expression retrouvées en 1972 sont le fait de l’écrivain et professeur de littérature Jean Roudaut et du psychanalyste François Périer. Ces emplois ne se réfèrent pas à un fait historique, la construction de cette expression néologique relevant plutôt d’une figure de style qu’il convient de situer dans un nouveau contexte à la fois linguistique et social dans lequel le terme « mémoire » se voit utiliser dans de nouveaux sens et de nouvelles formulations liés à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Le second temps est celui de la mutation de l’expression en formule qui s’opère en 1992-1993. Celle-ci s’élabore autour de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv’ (juillet 1992) et des débats sur les procès intentés à des responsables français accusés de crimes contre l’humanité (Touvier, Bousquet, Papon) qui pointent la participation active de Vichy dans les crimes commis à l’égard des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. La question de sa reconnaissance officielle adressée au Président de la République François Mitterrand qui s’y refuse entraine une multiplication des usages du devoir de mémoire qui sont fortement médiatisés et qui portent également des enjeux du présent : la lutte contre l’antisémitisme, contre le négationnisme et contre l’extrême droite en France. La formule occupe dès lors une place de plus en plus centrale sur la scène sociale, fortement investie d’une dimension morale et éducative, notamment par sa référence aux témoignages des rescapés dont Primo Lévi en premier lieu à partir de 1995.
Le troisième temps, celui de l’invention politique, intervient très peu de temps après. Le devoir de mémoire est mobilisé dans la seconde moitié des années 1990 par les représentants de l’État, en particulier le Président de la République Jacques Chirac. Il s’agit alors de reconnaitre officiellement la responsabilité de la France dans les crimes antisémites et d’instaurer une politique de réparations à l’égard des victimes (commission Mattéoli). La formule est également saisie par les parlementaires pour légitimer le vote de lois qui reconnaissent différents crimes passés (traite et esclavage, génocide des Arméniens) ou le rôle de certains groupes (Rapatriés français et Harkis lors de la période coloniale en Algérie). Son usage est alors partagé par l’ensemble de la classe politique qui y voit un outil consensuel favorisant une réconciliation nationale avec différents groupes identifiés comme victimes de passés traumatiques.
Dénoncé par des historiens depuis le milieu des années 1990 comme relevant d’un conformisme instrumentalisant le passé (Henry Rousso, Antoine Prost, entre autres), la formule est mise à distance par les acteurs institutionnels eux-mêmes après 2005 car elle est perçue cette fois comme un vecteur de divisions fragilisant la communauté nationale. Cela n’empêche pas le devoir de mémoire d’être toujours aussi présent dans le discours des associations liées aux conflits du XXe siècle ou au patrimoine, dans les médias régionaux ou dans les réseaux sociaux.
Bibliographie
Sébastien Ledoux, Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Éditions, 2016.
Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mémoire, Paris, PUF, 2002.
Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, rééd., Paris, Seuil, col. « Points Essais », 2003.