Aborder les notion de deuil et de mélancolie dans le contexte de l’après-1945 est une démarche complexe, dans la mesure où elle s’inscrit dans une dynamique d’emblée diachronique : « Deuil et mélancolie » ne peut se penser hors de l’essai fondateur de Sigmund Freud (Trauer und Melancholie, 1917) qui, même s’il se fonde sur une analyse de la psychologie individuelle du sujet face à la perte d’un être aimé, est marqué inévitablement par le contexte de rédaction de cette Métapsychologie, c’est-à-dire la Première Guerre mondiale qui invite l’Europe à interroger à la fois les très nombreux deuils individuels que celle-ci a provoqués, et l’idée émergente d’un deuil collectif générant des sensations d’angoisse et de désolation. Sigmund Freud indique la force du mécanisme d’introjection de l’être aimé perdu, et les transferts des sentiments de haine à son égard, le sujet en deuil reportant sur lui-même la haine éprouvée envers l’objet perdu, ceci étant dès lors à l’origine du processus mélancolique, générant notamment des éprouvés dépressifs. Deuil individuel et deuil collectifs sont donc intimement liés, en raison du contexte dans lequel Sigmund Freud écrit son essai. Le terme de deuil, aujourd’hui profondément vulgarisé, ne peut donc que renvoyer à des réalités véritablement plurielles : le deuil tel qu’il s’est répandu dans des textes de démocratisation psychologique, proposant des typologies et une temporalisation, souvent généralisatrice, de ses étapes, ne recouvre que partiellement le phénomène lorsqu’il est perçu à travers une approche psychodynamique ; et c’est en retravaillant le lien intime qui peut se nouer entre la perte de l’objet et les dynamiques mélancoliques qui peuvent y être associées, qu’il est possible, dès lors, de penser ces notions de manière pertinente après 1945, notamment afin d’en analyser les reconfigurations artistiques.
Deux approches psychanalytiques des processus de deuil sont particulièrement éclairantes à ce propos. Dans « Le désir et son interprétation » (1959), Jacques Lacan invite à penser le deuil comme « un trou dans le réel », béance dans laquelle viennent se loger les signifiants du manque, à savoir le phallus — métaphorisé dès lors par les dynamiques présidant aux rituels funéraires. Déjà cette première théorisation permet de penser, entre autres, l’une des fonctions centrales que le monument, qu’il soit architectural, artistique, littéraire, peut se donner dans les contextes de disparition, ces « monuments » examinés par Pierre Nora dans ses Lieux de mémoire : il s’agit là de combler un vide, celui provoqué par le processus de deuil dès lors même que l’objet perdu est introjecté et donc inscrit au cœur de la subjectivité du sujet. Combler un vide, mais en même temps désigner ce vide comme étant celui où ne peut se loger que le signifiant du manque, selon Lacan, fantôme crypté qui, en s’érigeant, définit les contours de sa propre absence. André Green, quant à lui, s’intéresse plus spécifiquement au Travail du négatif (1993). Il faut revenir à son texte « Le complexe de la mère morte » (1980, 1983) pour établir ce lien intime qu’il tisse entre perte et deuil. Dans ce texte publié dans Narcissisme de vie – Narcissisme de mort, le psychanalyste pense la perte comme orientant d’emblée le sujet qui y est soumis à une fuite du sens – l’enfant, face à sa mère éprouvant un tel deuil, devient alors celui qui doit prendre la place d’un sens manquant, mais également d’un manque de sens. Le travail du négatif s’inscrit dans cette même réflexion sur perte, deuil et défaut de signification, dans la mesure où il se tient, par son intrication dialectique avec les forces positives, comme organisateur d’un sens diffus. Publiées dans les années 1990, ces théories sont néanmoins opérantes dans l’analyse d’œuvres littéraires du début du XXe siècle déjà, dans la mesure, notamment, où perte et défaut de sens étaient intimement associées à l’aube de la Première Guerre Mondiale, l’Europe étant soumise, brutalement, à la mise en échec d’une pensée positiviste et à l’avènement d’une dissolution des repères identitaires et signifiants. Dovid Bergelson, dans Nokh alemen (1913, Lorsque tout est fini ou Une tragédie provinciale dans sa traduction par Nadia Déhan-Rotschild) associe chez Mirl un sentiment diffus de deuil d’un passé révolu et des affections mélancoliques qui la font errer dans un paysage comme déserté. Deuil, perte de sens, errance : là sont les trois pôles qui organisent, dans une large mesure, de nombreux aspects de la littérature yiddish de la première moitié du XXe siècle, mettant en scène dans des élans désespérés, les deuils à faire, à la fois individuels et collectifs, d’un passé, de traditions, et dès lors, d’une identité relativement stable.
Deuil individuel et deuil collectif : la dialectique a été largement débattue, notamment dans le domaine de l’historiographie, principalement les analyses touchant aux conséquences de la Première Guerre Mondiale, conduites par Annette Becker ou Stéphane Audouin-Rouzeau, dont le concept de « cercle de deuil » est particulièrement opérant. Penser les différents « cercles de deuil » en contextes de violences historiques, c’est non seulement offrir la possibilité de penser les différentes strates du phénomène, mais également engager une réflexion pluridisciplinaire et complexe autour des disparitions. Mais c’est aussi permettre aux approches artistiques, et notamment littéraires, d’asseoir leurs perspectives analytiques, touchant par exemple aux éléments de diffractions ou de dissolutions narratives, dans un espace théorique qui prend en compte avec une certaine rigueur scientifique le référent historique auquel elles se confrontent. A Plea for Eros de Siri Hustvedt (2006) s’inscrit dans ce cadre, arguant l’impossibilité de comprendre un événement dans ses dimensions collectives autrement que comme choc résultant d’une série de drames individuels. Dans la désolation du 11 septembre 2001, les personnages des romans de Siri Hustvedt errent entre destinée individuelle et adhésion difficile à des discours construits sur les attentats du World Trade Center, cherchant dans ces entre-deux les espaces de leur parole. C’est à ce prix, selon l’auteur, que les catastrophes sortent de l’irréalité : leur réinscription dans les subjectivités individuelles est inévitable afin d’empêcher leur dissolution dans l’abstraction. D’emblée, si la notion de « cercles de deuil » peut, d’une certaine manière, construire des parallèles entre les différentes dimensions du deuil, il est impossible néanmoins de définir deuil individuel et deuil collectif comme uniquement deux strates d’un même phénomène. Si les analyses psychodynamiques insistent sur l’association des dynamiques de deuil à des processus mélancoliques, issues notamment de l’absence de sens qui, justement, crée la béance psychique ; le deuil collectif, parce qu’il relève principalement d’une démarche discursive, est profondément rationalisation, mise en intrigue d’un chaos marqué par la disparition des traces. Philippe Ariès, dans ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen-Age à nos jours, indique cette fonction des rites funéraires à différents moments de l’histoire de l’Occident ; et les nombreuses études portant sur les commémorations collectives du génocide au Rwanda par exemple, à l’instar de celles de Claudine Vidal, indiquent la propension des manifestations de ces deuils collectifs à être instrumentés, récupérés par le politique. Deuil individuel et deuil collectif se nourrissent l’un de l’autre, trouvant ainsi les bribes narratives contre lesquelles ils peuvent se construire ; mais obéissent à des logiques profondément différentes, dans la mesure où leur fonction n’est pas la même. La littérature se fait douloureusement l’écho de cette imbrication complexe des deuils individuels et collectifs dans l’espace européen après 1945, par des métaphores sourdes faisant de personnages en souffrance face à la perte des éléments métonymiques désignant la totalité d’un univers en chaos. L’un des exemples les plus remarquables de ce phénomène est sans doute proposé par Marguerite Yourcenar qui, dans ses Mémoires d’Hadrien (1951), fait de l’empereur Hadrien, méditant sur sa mort à venir, un miroir offrant, de ses reflets, des perspectives à l’Europe de l’après-guerre pour saisir sa propre destruction. Le roman yiddish, quant à lui, insiste sur une donnée particulière dans la problématisation de cette intrication des morts individuelles et collectives et des processus de deuil qui lui sont associées : le deuil devient la déploration d’une impossibilité de sortir de la mort, envahissante et destructrice ; et chaque nouvelle disparition est le symptôme de la fin du monde sans eschatologie possible. Chez Leïb Rochman, dans Mit Blindè trit iber der erd (1968, À pas aveugles de par le monde), la thématique de l’engendrement est saturée par son association métaphorique à la logorrhée narrative qui envahit l’espace diégétique. Mais au fur et à mesure des morts, la langue se fait chaotique, dessinant des points aveugles dans un paysage troué par les disparitions. Chaque personnage dont le narrateur retrouve le corps, personnage auquel il était lié, devient un épiphénomène d’une perte cosmique, étouffant d’un ciel lourd et noir l’espoir d’un renouveau. Et si les différentes dimensions de ces « cercles de deuil » sont associées dans les arts, c’est souvent par l’entremise des morts d’enfants que se construisent de tels parallèles : la mort d’un enfant métaphorise de façon intense l’idée d’une mort universelle dont le deuil devrait être conduit par l’humanité, dans ses dimensions les plus ontologiques, des Kindertotenlieder de Gustav Mahler (1901-1904) à Andreï Platonov dans Kotlovan (1930). La souffrance face à la perte, non plus véritablement collective, dans la mesure où elle se fait littéraire, mais que l’on pourrait qualifier de « cosmique », se loge dans ces espaces de béances, où « l’angoisse saisissante face à l’espace laissé vacant entre soi et soi », selon les mots de Marie-Noëlle Masson à propos de Mahler, fait des motifs du deuil et de la mélancolie les nouvelles formes d’un lyrisme du XXe siècle.
Dès lors, quelle fonction donner au littéraire face à ces dynamiques ? Faire le récit du deuil implique de se confronter à des temporalités complexes ; passé, présent et futur devenant, par le jeu des introjections et des projections, des espaces refusant toute vision héraclitéenne du temps. En cela, il est une problématique centrale qui émerge dans l’après-1945 : celle de la possibilité, et de la pertinence, de faire récit du deuil. Les interrogations esthétiques se conjuguent aux doutes portés sur l’essence même de la narration, devenue, dans une certaine mesure, anachronique dans une époque marquée par le souci de construire en littérature les moyens de faire surgir et ressurgir des espaces temporels comme autant d’images fugaces superposables et combinables, à l’image d’un univers chaotique, référent historique d’une production littéraire en recherche de ses propres repères temporels. La réflexion de Nicolas Abraham, dans L’écorce et le noyau, invitant à penser les temporalités complexes induites dans les œuvres d’art au moyen de la psychanalyse, dans la mesure où cette discipline pense, essentiellement, les rythmes psychiques hors de toute chronologie, peut offrir des perspectives heuristiques, dans le cadre d’une réflexion sur les possibilités d’une prise en charge des temporalités des deuils en littérature. « Pour tenter de répondre au problème posé, la présente réflexion mettra à contribution la théorie psychanalytique en tant qu’elle dépasse la phénoménologie d’une dimension nouvelle et qu’elle contient implicitement une génétique rigoureuse de la temporéité et, par là, permet de traduire dans un langage non artistique les sens intuitivement perçus des “a priori singuliers” de l’art. » (Abraham & Torok, p. 93) Faire le récit du deuil, parce qu’il peut être pensé comme mise en intrigue d’un vécu marqué par la dissolution du sens et par les béances, peut se constituer en un entre-deux entre ce qui n’est déjà plus et ce qui n’est pas encore advenu, épousant une dynamique messianique qui organise, dans une large mesure, les productions littéraires yiddish de l’après-1945. Faire le récit du deuil, c’est, paradoxalement, se consacrer à un présent douloureux, dans un processus qui regarde vers le passé et l’avenir, mais qui ne les inclut pas dans ses dynamiques propres ; focalisation au présent comme le fait la caméra dans Letiat jouravli (1957, Quand passent les cigognes, film soviétique réalisé par Mikhaïl Kalatozov), refusant analepses et prolepses, car épousant au plus près la souffrance psychique de la jeune Veronika. Comme dans cet exemple, le récit du deuil se fait souvent étouffant, ces impressions de saturation discursive et esthétique résultant d’une adhésion au présent du deuil et rejouant, par des procédés artistiques, l’introjection de l’objet perdu et la manifestation des processus mélancoliques. Le passé, dès lors, parce que la narration se fait celle d’un deuil au présent, ne peut qu’apparaître sous la forme de retour du refoulé, phénomènes d’inquiétante étrangeté de Sigmund Freud ou fantômes d’Abraham et Torok ; permettant, par le travail même de la rupture que représente la perte de l’objet, la construction d’une continuité psychique qui donne cohérence aux éléments épars du vécu. En effet, paradoxalement, c’est en se fondant dans les mécanismes du deuil que l’écriture de celui-ci deviendrait sublimation, sublimation d’une mélancolie selon Julia Kristeva, « bel objet » devenant « le réparateur absolu et indestructible de l’objet abandonnique » : « À la place de la mort et pour ne pas mourir de la mort de l’autre, je produis – ou du moins j’apprécie – un artifice, un idéal, un ”au-delà” que ma psyché produit pour se placer hors d’elle : ex-tasis. Un artifice, un idéal, un “au-delà”, beau de pouvoir remplacer toutes les valeurs psychiques périssables. » (Kristeva, p. 19-24). Figée au présent, l’écriture du deuil serait aussi la démarche permettant de transfigurer ce présent sclérosé, à la fois exphrasis et sublimation d’une mélancolie qui lui offrirait la possibilité d’ouvrir sur une autre réalité : celle de sa résolution. Lorsque Roland Barthes dans Journal de deuil écrit qu’il est impossible de faire le récit du deuil, c’est dans la mesure où, parce que la narration accepte le passage du temps dans des efforts de rationalisation, elle ne peut se fondre dans une immobilité psychique qu’est celle de la mélancolie au sens freudien du terme. Si l’émotion, l’impression psychique, est répétition de l’instant, mue par la pulsion de mort, dès lors l’écriture, elle, ne peut qu’être inscrite dans des mouvements érotiques, pulsions de vie qui, dans l’organisation des traces subjectives, construit en creux le sens de ce qu’elle décrit comme la désolation d’un chaos. Clôture narrative, démarche performative : écrire le deuil est à la fois ce qui s’oppose le plus à la souffrance de la perte et ce qui permet, paradoxalement, de « faire le deuil », la narration épousant les dynamiques du récit analytique de soi, permettant le « recul critique » qu’invite à penser Paul Ricoeur. Ecrire le deuil, penser la mélancolie : eros et thanatos se lient dans le texte d’un monde meurtri ; et le premier lied des Kindertotenlieder, chante en ré mineur, tonalité sombre des requiem et des derniers lieder de Schubert, la lueur d’un espoir : « Tu ne dois pas étreindre la nuit en toi, / Tu dois la verser dans la lumière éternelle. / Une petite lumière s’est éteinte sous ma tente. / Salut, ô lumière joyeuse de ce monde. » (« Du mußt nicht die Nacht in dir verschränken, / Mußt sie ins ew’ge Licht versenken! / Ein Lämplein verlosch in meinem Zelt! / Heil sei dem Freudenlicht der Welt! »