Commémoration

Valérie RosouxUniversité catholique de Louvain
Geneviève WarlandUniversité catholique de Louvain
Paru le : 05.06.2017

Ces dernières années ont été l’occasion de commémorations d’importance : du Centenaire de la Grande Guerre au 70e anniversaire de la sortie de la seconde Guerre mondiale en passant par le bicen­tenaire de la bataille de Waterloo, sans compter les thèmes culturels comme le 400e anniversaire de la mort de Shakespeare et de Cervantès ou le 500e anniversaire de la Réforme avec les thèses apposées par Luther sur la porte de la cathédrale de Wittenberg en 1517, mais aussi les évènements de l’actualité planétaire récente, comme les 30 ans de Tchernobyl. En un certain sens, on ne cesse de rappeler les évènements et les hommes à commémorer, et, lorsqu’il ne s’agit pas d’évènements nationaux ou mondiaux officiellement organisés, les médias (et jusqu’à la page d’accueil du site Google) se chargent de fournir leur lot d’intentions commémoratives. La société contemporaine, tout orientée qu’elle soit vers le futur, n’en est pas moins sous-tendue par une incessante invitation à commémorer le passé. Le phénomène ne se manifeste pas seulement par la multiplication des commémorations, mais aussi par un élargissement des acteurs concernés. Dans ce nouveau contexte, les commémorations sont conçues comme un évènement total, depuis l’organisation de cérémonies classiques (célébrations officielles avec discours, dépôts de gerbes, …) et l’érection de monuments ou de stèles jusqu’aux expositions et autres productions médiatiques (documentaires et fictions) ou encore des ouvrages de circonstances, sans oublier toute une série de produits dérivés et la présence multiforme d’Internet qui peut à la fois susciter, nourrir ou promouvoir des évènements commémoratifs. Elles sont donc un révélateur privilégié de la manière dont les sociétés appréhendent leur rapport au temps. Cette évolution remonte aux années 1990 avec, pour prélude, la célébration du bicentenaire de la Révolution française qui a concerné l’ensemble du monde occidental. Parallèlement, la chute du communisme a également bouleversé les enjeux mémoriels et cela pas uniquement dans les pays directement concernés par le phénomène. Néanmoins, ces derniers ont connu depuis 1989 une véritable explosion des cadres et des enjeux mémoriels portant à la fois sur la Seconde Guerre mondiale et sur la période dite du totalitarisme. Le phénomène est loin d’être achevé, comme le montrent expositions, colloques, publications, mais aussi débats autour de monuments et de musées.

Aujourd’hui, ce sont les commémorations du Centenaire de la Première Guerre mondiale qui dominent l’agenda avec une ampleur sans précédent tant en termes de densité que de couverture géographique. Cette évolution invite à redéfinir le phénomène commémoratif, mais aussi à réfléchir à la manière dont les scientifiques peuvent l’appréhender.

Étymologie

L’étymologie latine du mot remonte à cum– (avec) et memorare (se souvenir). Les occurrences les plus anciennes en langue française (d’où part aussi le lexique anglais) concernent le substantif et l’adjectif, attestés avant le verbe pour désigner une pratique religieuse, la « commémoraison » (mot attesté dès 1262), terme cultuel qui désigne l’intégration dans la liturgie de la messe d’une oraison en l’honneur d’un saint le jour de sa fête. Le sens profane correspond au mot « commé­moration » (mot attesté en 1581) ; il signifie plus largement la cérémonie destinée à rappeler le souvenir d’une personne ou d’un événement. Le terme « commémoration » s’emploie aussi au sens religieux, mais uniquement pour la fête que l’Église catholique célèbre le jour des morts (2 novembre). On le rencontre aussi au sens très large de « mémoire, souvenir », en usage vieilli selon le Grand Robert[1], sauf dans l’expression, assez rare, de « en commémoration de » : garder un objet en mémoire de quelqu’un. Le verbe « commémorer » est attesté en français en 1355 au sens religieux et en 1675 au sens général. Il signifie : rappeler par une cérémonie le souvenir d’une personne ou d’un événement. Le Grand Robert ne distingue pas le sens euphorique (avènement heureux, grand homme) ou dysphorique (guerre, catastrophe) de ce qui est visé. Il donne comme exemples : commémorer une victoire, une naissance ou une mort. Lorsqu’il s’agit d’une fête, il renvoie à l’entrée « célébrer ».

L’adjectif « commémoratif » (attesté depuis 1598) accompagne les mots « fête, monument, plaque, timbre » pour préciser que ces éléments sont relatifs à une commémoration. L’adjectif «commémorable», plus rarement utilisé, qualifie ce qui est « digne d’être commémoré », autrement dit de faire l’objet d’une remémoration collective, puisque le mot français dérive du préfixe cum– (avec).

Il en va de même dans toutes les langues romanes et pour l’anglais. Par contre, le néerlandais souligne l’aspect de répétition (de her-denking, her-denken, penser de nou­veau à), et l’allemand, l’idée d’intensité (das Gedenken ou verstärktes Denken) ainsi que celle de volonté d’honorer (der Getenktaa, die Gedenkfeier, …). Ce dernier sens qui revêt un caractère solennel intègre la dimension collective présente dans la racine latine du mot[2].

Définition

Commémorer, c’est évoquer de manière collective des événements ou des personnages du passé en tant qu’ils fondent des identités, un être ensemble et un rapport au monde. On ne commémore pas tout et n’importe quoi. Il y a bel et bien un choix du passé qui implique des politiques de mémoire et, partant, mobilise des budgets : en se remémorant le passé, on affirme des valeurs pour aujourd’hui et pour le futur (proche). Il y a donc un aspect volontariste dans toute commémoration. Toutefois, ce choix ne peut être ni tout-à-fait arbitraire, ni en contradiction avec les connaissances historiques du moment. Pour reprendre les termes de Mona Ozouf, il s’agit donc de concilier « la rationalité discriminante du travail historique et l’émotion globalisante de la commémoration »[3]. Car, toute commémoration « loin d’être un exercice stérile, ou purement pédagogique, est l’un des fonctionnements privilégiés de la mémoire historique »[4].

Autrement dit, la commémoration implique trois grands pôles – politique, économique et cognitif – qui sont les lieux de négociations continues. A cela, il faut ajouter le rôle des médias qui diffusent les informations, sensibilisent le public et participent eux-mêmes aux commémorations ; ainsi que le public qui adhère ou non aux commémorations et aux valeurs ou émotions qui y sont mises en scène. En effet, «toutes les commémorations ne donnent pas lieu à de larges mobilisations populaires et certaines se traduisent essentiellement par des colloques, des expositions, voire un geste symbolique»[5] ou encore par la folklorisation (comme dans le cas du bicentenaire de la bataille de Waterloo). A cet égard, il est intéressant de voir quels sont les événements du passé qui suscitent de larges mobilisations populaires. Existe-t-il encore des témoins directs, quels rôles ont-ils au sein des commémorations ? Sinon, est-on en présence de témoins indirects qui transmettent une mémoire encore vivante (mémoire communicationelle) ? Ou n’est-on plus que dans la mémoire culturelle, celle des livres, des films, des expositions, etc, sans lien direct avec les acteurs ou événements du passé?

Commémorer pour aujourd’hui ou la « fabrique identitaire »

Quoi qu’il en soit, comme le souligne Jean-Noël Jeanneney, « il n’y a pas de commémoration neutre. C’est toujours au présent qu’un tel événement survient, c’est toujours l’avenir qu’il doit, au premier chef, contribuer à éclairer et, dans le meilleur des cas, à dessiner pour le mieux – ou le moins mal. »[6] Le constat est identique chez Patrick Garcia pour qui « commémorer n’est pas seulement effectuer un retour sur soi. Ce n’est pas une simple évocation du passé, une remémoration. C’est produire un discours, mettre en scène un geste qui utilise le passé pour esquisser, devant les hommes du présent, leur devenir commun et manifester ce qui les lie ensemble aujourd’hui. »[7] Pour Oriane Calligaro et François Foret, la commémoration affirme une mémoire politique, c’est-à-dire une « reformulation constante de visions du passé dans la compétition pour le pouvoir de manière à produire des effets politiques. »[8] Il s’agit donc d’affirmer politiquement une identité commune et de transmettre des valeurs aux générations suivantes à travers des mises en scènes, ou théâtralisations du passé. En d’autres termes, la commémoration se comprend comme un processus dynamique qui intègre à la fois 1) les souvenirs individuels de ceux qui ont vécu l’évé­nement commémoré ou de leur descendance, 2) les souvenirs collectifs, ou représentations partagées de l’événement nourries par les archives, les témoignages, l’histoire, la correspondance, les fictions, les arts, les médias et 3) des préoccupations qui prévalent dans le contexte sociétal présent. C’est pourquoi, en définitive, les cérémonies commémo­ratives en disent souvent moins sur l’objet commémoré que sur les instances commémorantes qui cherchent à façonner une identité actuelle et projetée au futur. L’investigation de ces pratiques et de leurs discours permet ainsi de dégager des composantes hautement significatives quant aux valeurs mises en jeu et aux croyances explicites et implicites qu’elles traduisent.

Le passé n’est à cet égard qu’un prétexte, il est souvent décontextualisé et ritualisé. On assiste à une sorte de « liturgie civile » qui s’inspire des rituels religieux, sociaux, voire militaires et qui ouvre un espace sacré dans nos sociétés désacralisées. Ainsi, l’anthropologue Philippe Raynaud estime que les mises en scènes commémoratives empruntent « aux formes de la sacralisation religieuse ou héroïque, les modèles d’une théâtralisation profane et d’une pédagogie vertuiste »[9]. A cet égard, on peut s’interroger sur l’identité et le rôle de « officiants », sur les buts poursuivis, sur l’esthétique utilisée pour créer de l’affect et sur l’efficacité des procédés utilisés. On peut également interroger les lieux investis (lieux de mort, lieux symbolisant des identités nationales ou locales, autres lieux tels que les ambassades) et les contraintes en termes de théâtralisation qui résultent du choix d’un lieu plutôt que d’un autre.

Top down et bottom up

Généralement, les États commémorent des événements « nationaux » ou, tout au moins, une version nationale des événements choisis en fonction du contexte politique précis (qui va du rejet de l’autre à la réconciliation, de l’exaltation d’identités collectives exclusives à la mise en valeur d’identités inclusives). A côté de ces processus nationaux, les commémorations liées à des groupes plus restreints se multiplient. Dégagées des contraintes de sens global, elles sont de plus en plus souvent liées à des événements de plus en plus spécifiques : on peut célébrer des anniversaires historiques ou culturels, mais tout autant des catastrophes minières ou ferroviaires, ou encore des attentats. Cette évolution témoigne-t-elle du délitement de nos sociétés post-modernes et « victimaires » ? Elle signifie en tout cas qu’un événement commémoré peut désormais prendre des sens multiples. C’est sans doute en ce sens que Pierre Nora souligne la mise en place d’« un système éclaté, fait de langages commémoratifs disparates »[10]. Les commémorations s’avèrent surtout identitaires à l’instar de ce que le ritologue Denis Jeffrey, après Michel Maffesoli, définit comme des « communauté de destin »[11]. Au sens large, le destin est l’« enchainement nécessaire et imprévu des évènements qui composent la vie d’un être humain indépendamment de sa volonté »[12]. Ce terme implique des identités plurielles de type durable (être femme, belge, veuve, victime d’un attentat, etc.) ou temporaire (être compagnons de chambrée, de voyage, de festival, etc.). Ces micro-identités n’engagent pas obligatoirement un sens totalisant, et chacune donne lieu à ses propres rites commémoratifs. Chaque groupe réaffirme son unité tout en creusant du même coup des écarts par rapport aux autres groupes, alimentant de ce fait la fragmentation des sociétés contemporaines et les replis locaux.

Dès lors, les commémorations ne sont pas exclusivement organisées par des pouvoirs officiels. Certaines (contre) commémorations sont suscitées par la base, qu’il s’agisse d’individus ou de groupes informels, et que ce soit dans le but de protester, comprendre ou demander qu’une place leur soit faite. Si aujourd’hui ce type de commémorations prend de l’ampleur comme en témoignent les gestes spontanés lors de la mort de la princesse Diana en 1997 ou lors des attentats de Paris en 2015 ou de Bruxelles en 2016, elles ne sont pas tout à fait nouvelles. En 1886, déjà, les grèves sanglantes de Liège puis de Charleroi ont débuté avec la commémoration du quinzième anniversaire de la Commune de Paris par des groupes anarchistes et socialistes. Il s’agissait de relayer des revendications, de faire pression sur l’Etat, d’affirmer l’existence de groupes malmenés par le pouvoir en place. En ce sens, la commémoration devient une forme de lutte sociale qui se structure de manière nettement distincte des commémorations organisées par les pouvoirs publics. Depuis, de nombreux autres groupes ont cherché et cherchent encore une forme de reconnaissance. D’où l’intérêt de s’interroger : chaque demande de mémoire débouche-t-elle nécessairement sur une commémoration – et dans ce cas, chaque commémoration se fait-elle nécessairement au détriment d’une autre ? En d’autres termes, le phénomène de concurrence des mémoires[13] s’impose-t-il désormais?

Pour une analyse du phénomène commémoratif

L’ampleur des commémorations dans la société actuelle et la complexité du phénomène en font un objet de recherche à part entière. Nous proposons d’envisager le phénomène commémoratif selon trois temps : les préparatifs, les commémorations en actes et leurs impacts[14].

Les préparatifs impliquent des acteurs divers, qu’ils soient politiques, économiques, experts, représentants de la société civile, des groupes de pression, ou encore des médias. Chaque protagoniste a sa vision, ses intérêts et ses buts propres. Il semble donc opportun d’envisager leurs interactions sous l’angle de la négociation. Sous cet angle, plusieurs questions s’imposent. (1) Quelles sont les variables clefs de ces négociations ? Leurs résultats dépendent-ils des rapports de force, des personnalités en présence, des procédures choisies ou encore des stratégies préférées ? (2) Quels sont les étapes de ces négociations, depuis les premiers contacts jusqu’à la prise de décision permettant l’organisation des commémorations ? Peut-on observer des points de cristallisation ou encore ce que les spécialistes anglo-saxons appellent des turning points[15] ? Quand commencent ce type de négociations et quand se terminent-elles?

Les commémorations comme telles peuvent prendre des formes différentes, mettre en scène des contenus et des modalités rituelles diversifiées, susciter des émotions plus ou moins intenses, mobiliser des « officiants » et des publics plus ou plus importants. Mais les commémorations se voulant de plus en plus un phénomène total, il importe de les envisager à la fois dans leur globalité et dans leur diversité.

Les impacts des commémorations peuvent être politiques et économiques, émotionnels et comportementaux ou intellectuels et cognitifs. Chacune de ces dimensions rappellent combien à quel point les approches disciplinaires strictes semblent limitées pour comprendre la complexité du processus commémoratif. Il est dès lors impératif de croiser les regards disciplinaires. Pour le politologue souvent hésitant face aux émotions, les outils du psychologue, du sémiologue ou du philologue se révèlent précieux. Pour le philosophe ou l’historien vite désemparés face au défi que représente la mesure d’un impact quelconque, les méthodes développées par les psychologues sociaux sont autant de promesses pour cerner, autant que faire se peut, la portée – mais aussi les limites – de toute commémoration.

Laurence van Ypersele (Historienne, Université catholique de Louvain, Centre de recherches sur les imaginaires), Myriam Watthee (Professeur de Littérature française, Université catholique de Louvain, Centre de recherches sur les imaginaires), Chantal Kesteloot (Centre d’Etudes Guerre et Sociétés contemporaine [CegeSoma]/ Archives de l’Etat), Valérie Rosoux (Université Catholique de Louvain  – ISPOLE, Centre de recherches sur les imaginaires), Geneviève Warland (Université catholique de Louvain, Centre de recherches sur les imaginaires), Bernard Rimé (Psychologue social de l’Université catholique de Louvain (Belgique) & Karla Vanraepenbusch (Centre de recherches sur les imaginaires de l’UCL & Cegesoma des Archives générales)

[1] Le Grand Robert de la Langue Française, Alain Rey (dir.), Paris, Le Robert, 6 volumes, 2009.

[2] Voir Wörterbuch der deutschen Gegenwartssprache (WDG) sur http://www.dwds.de/ressourcen/woerterbuecher/wdg/ et Duden : http://www.duden.de (consultés le 9 juillet 2016).

[3] Mona Ozouf, “Peut-on commémorer la Révolution française?”, in Le Débat, n°26, septembre 1983.

[4] Bernard Cottret & Lauric Henneton (dir.), Du bon usage des commémorations, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p.7.

[5] Patrick Garcia, “Exercices de mémoire? Les pratiques commémoratives dans la France contemporaine”, in Cahiers français, n°303, juillet-août 2001, p.36.

[6] Jean-Noël Jeanneney, La Grande Guerre si loin, si proche. Réflexions sur un centenaire, Paris, Seuil, 2013, p.17.

[7] Patrick Garcia, “Exercices de mémoire? Les pratiques commémoratives dans la France contemporaine”, in Cahiers français, n°303, juillet-août 2001, p.33.

[8] Oriane Calligaro & François Foret, “La mémoire européenne en action. Acteurs, enjeux et modalités de la mobilisation du passé comme ressource politique pour l’UE”, in Politique européenne, n°37, 2012, p.9

[9] Philippe Raynaud, “La commémoration: illusion ou artifice?”, in Le Débat, n°78, janvier-février 1994, p.108.

[10] Pierre Nora, op. cit., p. 984.

[11] Denis Jeffrey, Jouissance du sacré. Religion et postmodernité, Paris, Armand Colin, 1998, p. 26.

[12] TLF : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/affart.exe?19;s=969337110;?b=0; (con­sulté le 28 janvier 2016).

[13] Cf. J.-M. Chaumont, La concurrence des victimes, Paris, Editions La Découverte, 1997.

[14] Ch. Kesteloot & L. van Ypersele, « Pour une analyse du phénomène commémoratif », in Revue belge d’Histoire contemporaine, t.XLVI, 2016, n°3/4, p.211-226.

[15] D. Druckman, « Turning points in international negotiation: A comparative analysis”, in Journal of Conflict Resolution, 45, 2001, p. 519-544.