Présentation
[sommaire du dossier après la présentation]
Prendre pour objet les violences du passé, les considérer sous un angle historique ou communautaire, politique ou économique est propre aux études mémorielles, postcoloniales et de genre qui se sont, depuis les années 1970, développées parallèlement aux champs disciplinaires plus anciens des sciences humaines et sociales. Si certaines passerelles existent déjà entre l’histoire, la sociologie, les sciences politiques et les études littéraires, qu’en est-il de ces domaines de recherches plus récents qui, de surcroît, se sont constitués sur des expériences vécues et des engagements militants, se sont réclamés de ceux-ci ou légitimés à partir de ceux-ci ? Ces savoirs ont-ils plus de facilités à dialoguer entre eux, à établir des passerelles entre leurs continents respectifs pour y donner accès ?
Ces interrogations sont au départ de ce dossier dans lequel les contributrices et contributeurs ont été invités à prendre en considération la possibilité de ces croisements appliquée à leurs propres domaines de recherches. Tout porte à croire, effectivement, que ces récentes approches, théories, méthodologies et questionnements participent à et d’une ouverture transculturelle qui invite aux dialogues des différences.
Cependant, si l’on peut remarquer une volonté manifeste de certains représentants des études mémorielles de se rapprocher des études postcoloniales, ne peut-on pas voir là une tentative hégémonique de réinterpréter le passé, tous les passés de tous les groupes au prisme du mémoriel ? La récente fondation en 2016 de la MSA (Memory Studies Association) a renforcé cette ambivalence jusqu’à un point quasiment caricatural. Si l’on se reporte à son texte fondateur, on est interpellé par ses ambitions. Il y est déclaré que son « objectif est de devenir le plus important forum pour le champ mémoriel1 », engageant chacun a apprendre des autres aussi bien sur le plan analytique et critique qu’empirique.
Or, l’on s’aperçoit en suivant l’évolution des gigantesques congrès qu’elle organise (celui de Madrid en 2019 comptait 1500 participants réunissant 32 pays, ceux de 2016 à Amsterdam et 2017 à Copenhague n’étaient guère moins impressionnants) que les Memory Studies sont enclines à accueillir des problématiques qui relèvent non seulement du passé colonial, mais aussi de l’esclavage, des études subalternes, des rapports de genre, voire de l’intersectionnalité. C’est tout dire. Comme elle le déclare de façon étonnante dans son code de conduite [sic], la MSA est prête à accueillir des « membres et des participants de toute nationalité et origine ethnique, race, confession, couleur, citoyenneté, identité de genre et orientation sexuelle2 ». On peut alors se demander s’il est si évident que tout groupe ou individu, avec ses différences et son caractère hétérodoxique, soit disposé à venir se faire entendre dans cette agora mémorielle.
Les études mémorielles en Occident ont acquis une légitimité, à la fois axiologique, épistémologique et politique, qui justifie leur existence et les a autonomisées vis-à-vis de l’histoire, la discipline face à laquelle elles étaient les plus exposées. Non qu’elles n’aient plus rien à voir avec l’histoire, bien au contraire, parce qu’elles ont aujourd’hui autant à donner aux historiens que ceux-ci peuvent leur apporter. En France, quelques spécialistes des Première et Seconde Guerres mondiales se sont repositionnés en tout ou en partie dans le champ mémoriel ou sur des corpus testimoniaux ; aux États-Unis, même si la place de l’historiographie dans la société et dans le monde académique est très différente, les croisements entre mémoire et histoire sont monnaie courante.
Or, les rapports des études mémorielles et postcoloniales à l’histoire officielle comme au pouvoir politique sont loin d’être équivalents. L’on peut avancer un constat similaire avec les études de genre dont le rapport à l’histoire reconnue est certainement encore plus asymétrique alors que, sur les plans littéraire et artistique, elles recèlent un potentiel critique souvent supérieur aux études mémorielles qui se révèlent suivre une tendance normative et, ce faisant, renforcer les valeurs morales qui vont avec. Comme les études postcoloniales, les études de genre participent au renouveau de l’histoire littéraire en revisitant les canons esthétiques et les modèles, alors que les études mémo- rielles et, en partie, la littérature à laquelle elles s’associent auraient plutôt tendance à renforcer des modèles existants, à les instituer ou à les reproduire. La centralité des études mémorielles, dans laquelle se sont trouvés entraînées les études sur la Shoah, et la prédominance de courants de pensée spécifiquement occidentaux ont certainement accru cette prévalence de l’entrée mémorielle pour la relecture du passé, des passés et de la reconnaissance des groupes. Là se trouve peut-être l’une des raisons faisant que les passerelles sont difficiles à construire entre ces savoirs pourtant récents dont on pourrait supposer qu’ils dépassent les cloisonnements disciplinaires déjà connus.
C’est dans ce sens que la méfiance de Gayatri Spivak, éminente représentante des Subaltern Studies s’inscrivant au croisement des études postcoloniales et des études de genre, s’oriente quand elle observe : « Whereas the Western elite theorists turn their back on official historiography, the Subaltern does not have access to official historiography » (Spivak, p. 35). On peut ainsi mieux percevoir l’asymétrie dont pâtissent celles et ceux qui n’ont pas accès à une pleine reconnaissance épistémologique. Comme s’attache à le souligner Stef Craps, il est nécessaire de déseuropéa- niser l’appareil analytique des études mémorielles (Craps, p. 20-37). Alors, à cette condition, s’ouvrira l’écoute non seulement d’autres réalités, mais aussi d’autres théories. Enfin, obstacle supplémentaire, on se heurte principalement à l’obstination à concevoir les mémoires en opposition, en conflit ou en « concurrence » les unes avec les autres (une imposante littérature s’évertue à nourrir cette doxa), ce qui, évidemment, n’aide pas son ouverture hors d’elle-même. La cité mémorielle n’est pas si sereine et forte de l’intérieur.
Pourtant Michael Rothberg œuvre, depuis son ouvrage sur ce qu’il nomme la mémoire multidirectionnelle, pour ces rapprochements. Pour lui les études sur l’Holocauste, sur les questions postcoloniales, la culture africaine-américaine et l’histoire ne sont pas aussi séparées qu’on le lui a enseigné. Les questions de mémoire ne sont pas assez engagées dans les problématiques coloniales et postcolo- niales, estime-t-il, et l’on se serait attendu à ce que les études postcoloniales soient plus à l’écoute de questions mémorielles (Rothberg, 2017, p. 30). Il critique à ce titre les interprétations binaires qui séparent trop nettement la sphère de l’action de celle de la pensée. « We are not living in a moment where it makes sense to polarize thought and activism; we are living in a moment when both are more necessary than ever. We need to be in the streets, in the classrooms, and in the libraries, and we need to bridge those spaces in our own thinking actionism and activist thought » (Rothberg, 2018, p. 8).
La nécessité pour nous autres, chercheuses et chercheurs, d’analyser les idéologies oppressives et hégémoniques et d’en tirer les conséquences pour notre présent dépasse effectivement les espaces théoriques afin de pouvoir dénoncer un inacceptable dans une perspective constructive et prospective. Au-delà des présupposés disciplinaires, c’est bien là que se retrouveraient certains représentants des études mémorielles, postcoloniales et de genre. Autrement dit, il s’agirait d’œuvrer pour rassembler des forces intellectuelles et militantes avec une visée pragmatique qui ne dissocie pas science, expérience et justice.
Rothberg met non seulement l’accent sur l’engagement activiste au sens intellectuel du terme, mais aussi sur la nécessité de pallier l’absence d’un sens de terrain et d’implication subjective. Cette préoccupation fait écho à Nathalie Froloff et Ivanne Rialland considérant qu’introduire des « éléments de biographie intellectuelle » dans son propre travail scientifique – en l’occurrence, il s’agit d’études féministes et de genre – loin d’être anecdotique, met en lumière « un substrat essentiel pour comprendre le champ de recherche ici dessiné » (Froloff & Rialland, p. 13-14).
C’est pourquoi ce dossier répond au souci de sortir d’une réflexion strictement épistémologique pour aller interroger du réel, des pans de réel, des situations, des contextes et des subjectivités (ou des modes de subjectivation transdisciplinaire) qui sont autant de lieux d’expérimentation recélant à la fois du mémoriel, du postcolonial et du genre. Cela nous a engagés, d’une part, à repérer les discours respectifs de ces champs et approches et les positionnements qu’ils défendent entre autres dans les mondes anglophone et francophone, avec, notamment, les dialogues et les frictions transatlantiques que nourrissent les études postcoloniales et les études de genre ; d’autre part, à interroger leurs équivalences conceptuelles en se situant à un niveau épistémologique.
La question de l’engagement conduit Chloé Chaudet à mettre en dialogue Aleida Assmann, Homi Bhabha et Judith Butler, trois figures des études, respectivement, mémorielles, postcoloniales et de genre. Jean-Marc Moura propose une lecture du texte d’Edward Said L’Orientalisme, pilier des études postcoloniales, en y dégageant les thématiques mémorielles qui le travaillent. Philippe Mesnard, partant du témoignage, s’interroge sur la valeur collective de la parole des subalternes. Alors que Cyril Vettorato déplace la problématique de la victime hors de ses domaines d’interprétation et d’application habituels pour la réévaluer à partir de textes postcoloniaux fondateurs. Quant à Stef Craps, il porte un regard critique sur les « paradigmes mémoriels transculturels et transnationaux » et introduit ainsi une juste distance critique dans un phénomène qui soulève généralement une approbation unanime. À partir de l’étude de trois textes littéraires, Max Silverman montre que la nature hybride de la mémoire peut s’articuler à une approche intersectionnelle des études mémorielles, postcoloniales et de genre qui, à l’ère des politiques identitaires, sont souvent abordées de manière cloisonnée.
Passant de l’épistémologique à l’épistémique, le dossier opère un déplacement de réflexions à valeur théorique vers des études appliquées. Il en est ainsi des textes d’Assia Mohssine, Daniel Rodrigues et Mateusz Chmurski relevant de problématiques militantes de genre. Anne Castaing s’interroge sur les sources pour une histoire des femmes dans la partition de l’Inde et Anne Tomiche revisite La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart pour y mettre au jour les rapports entre mémoire et genre. Nous sommes donc ici, sur fond mémoriel, confrontés à des questions à la fois genrée et postcoloniales. Les quatre textes suivants redistribuent à nouveau les cartes à propos de géographies jusque-là peu traitées. Charles Forsdick propose une visite inédite des bagnes français et nous introduit pour cela en Guyane, Nouvelle-Calédonie et au Vietnam. Margarida Calafate Ribeiro rend compte du programme qu’elle dirige sur les traces des guerres coloniales dans les mémoires familiales portugaises. La décolonisation de l’empire lusitanien est rarement étudiée. Et si de nombreux travaux portent sur la mémoire de la guerre d’Algérie et de la colonisation, en revanche, la guerre civile qui a ravagé le pays à partir de 1988 et sur une dizaine d’années reste un terrain d’expérimentation peu exploré dans lequel le texte d’Anne Roche pose des repères d’analyse. Enfin, c’est aux confins de la Sibérie que Luba Jurgenson nous emmène pour mettre en évidence que ce territoire a été l’objet d’un véritable projet d’occupation des sols qui n’était pas seulement répressif, et dont la prise en compte permet de revisiter le rapport même du communisme soviétique à la question coloniale. Il nous a ainsi importé de repousser les frontières habituelles en nous demandant si les questions postcoloniales ont une pertinence à être appliquées à des événements et des zones de population qui n’ont pas ou peu de place dans l’« imaginaire de la colonisation » ou, inversement, qui ne semblent pas entrer en résonance avec les questions mémorielles. Le travail théorique se voit en ce sens complété par une tentative d’application à des domaines peu ou pas assez explorés. ❚
ŒUVRES CITÉES
Craps, Stef, 2013, Postcolonial Witnessing. Trauma Out of Bounds, Londres, Palgrave Macmillan.
Froloff, Nathalie & Rialland, Ivanne, 2017, « À la lumière des études de genre », in idem (dir.), Revue de la Société d’étude de la littérature de langue Française des XXe et XXIe siècles, n° 6.
Rothberg, Michael, 2017, « From the Traumatic Realism to the Multidirectionnal Memory, and Beyond », Mémoires en jeu, n° 5, décembre.
Rothberg, Michael, 2018, « For Activist Thought: A Response to Bryan Cheyette », The Cambridge Journal of Postcolonial Literary Inquiry, Cambridge, Cambridge University Press.
Spivak, Gayatri C., 2016, « Voices of Gayatri C. Spivak », entretien mené par Philippe Mesnard, Mémoires en jeu, n° 2, décembre.
1 https://www.memorystudiesassociation.org/about_the_msa/ (03/01/2020).
2 https://www.memorystudiesassociation.org/code_of_conduct/ (03/01/2020).
SOMMAIRE du DOSSIER
61 Chloé Chaudet, Philippe Mesnard & Jean-Marc Moura Présentation
64 Chloé Chaudet Des divergences aux dialogues entre A. Assmann, H. K. Bhabha & J. Butler
69 Jean-Marc Moura L’Orientalisme d’Edward W. Said : histoire ignorée, mémoire interdite
74 Philippe Mesnard Les témoins, entre nous et je. À propos des conditions d’énonciation testimoniale
80 Cyril Vettorato Réflexions sur la victime comme personnage théorique
85 Stef Craps Tracing Transnational Memory: From Celebration to Critique
90 Max Silverman Impure Memory: Palimpsests Poetics and Politics
94 Assia Mohssine Scènes de construction du féminisme du tiers monde états-unien
98 Daniel Rodrigues La création littéraire des femmes comme héritage de résistances
102 Mateusz Chmurski La mémoire polonaise face aux études postcoloniales et de genre
107 Anne Castaing Quelles sources pour une histoire des femmes dans la Partition de l’Inde ?
113 Anne Tomiche Genre & mémoire de l’esclavage. La Mulâtresse Solitude d’André Schwarz-Bart
117 Charles Forsdick Dark Heritage of Empire & the Taxonomies of Postcolonial Tourism
123 Margarida Calafate Ribeiro La guerre coloniale portugaise & les générations suivantes
129 Anne Roche Les écritures algériennes de la guerre civile
134 Luba Jurgenson Les goulags, des « oasis » coloniales ?