Présentation du dossier
Dirigé par Catherine Milkovitch-Rioux, Jean-Yves Potel et Nathalie Vincent-Munnia, avec la collaboration de Maria de los Ángeles Hernández Gómez et Julia Maspero.
L’homme campé sur son seuil qui ne reconnaît pas l’homme qui vient, qui s’en inquiète seulement, qui en a peur sans pouvoir s’enrichir de cette peur, et qui voudrait le faire mourir ou le faire disparaître, est déjà mort à lui‑même. Il a déjà disparu en lui‑même, de sa propre mémoire, de sa propre histoire, et à ses propres yeux. C’est lui‑même qu’il ne reconnaît plus. C’est avec la crainte de lui‑même qu’il se menace. C’est de lui‑même qu’il se protège, et c’est lui‑même qui se condamne à ce naufrage qu’il craint.
Patrick Chamoiseau
Dans ce dossier, les mémoires de réfugiés sont abordées de deux points de vue : il y a celles que portent les hommes, femmes et enfants que l’on dit réfugiés et celles qui les précèdent dans les terres d’accueil, dans les discours sociaux dont ils font l’objet. Les mémoires portées accompagnent, ou non, les déplacements hors de leur pays, entretiennent, ou non, leurs rêves et leurs espoirs d’une vie meilleure. Les autres mémoires sont celles qui réveillent, chez qui les accueillent, des sympathies, des actions, mais souvent aussi des préjugés, des méfiances et des litiges – différences de religions, de cultures, contentieux historiques –. Elles peuvent donner naissance à de grandes hostilités ou à de l’indifférence autour de cet « Autre migrant, étranger, réfugié, sans papiers, parfois binational, autour duquel des frontières se sont construites dans les représentations collectives pour l’exclure » (Wihtol de Wenden, p. 7). Aussi faut-il distinguer, parmi ces mémoires, celles qui structurent un vécu de l’exil et celles qui cadrent souvent les discours de l’accueil ou du rejet. Ces deux types de mémoires restent pourtant en arrière-plan, quand ils ne sont pas complètement refoulés.
Un vocabulaire controversé
Le plus souvent, les réfugiés ne laissent guère de traces. Hommes, femmes ou enfants, ils sont même oubliés. L’évolution de leurs dénominations – exilés, migrants, demandeurs d’asile, réfugiés –, les connotations positives et/ou négatives du terme employé selon les moments, leur oscillation d’une image individuelle fortement documentée (l’intellectuel exilé, par exemple) jusqu’aux foules anonymes rassemblées aux frontières, dans des « jungles », dans des camps de transit ou autour d’un train, d’une embarcation, en construisent une représentation évanescente qui, finalement, ne se définit plus que par un statut administratif. Ils sont anonymes.
Selon François Héran, sociologue et démographe, le vocabulaire de l’immigration, sujet à controverses, porte en lui ses dérives. L’« immigré » est un résident permanent à la différence du « migrant » qui désignerait une personne en cours de migration ou récemment installée. Le premier terme « a pris dans l’usage courant des connotations largement négatives », tandis qu’en anglais « c’est le mot migrant qui s’est chargé des connotations péjoratives de notre immigré » (Héran, p. 260). L’emploi du terme « réfugié, pris stricto sensu, devrait se limiter aux demandeurs d’asile ayant obtenu une protection statutaire délivrée par l’Office français pour les réfugiés et les apatrides (OFPRA) ou, en recours, par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Lato sensu, cependant, dans une acception non juridique, on qualifie aujourd’hui de “réfugiées” toutes les personnes menacées par les guerres ou les persécutions qui ont réussi à gagner l’Europe pour y déposer une demande d’asile ou d’admission au séjour » (Héran, p. 260)[1]. François Héran propose de reprendre les termes en usage dans le vocabulaire spécifique des démographes « tout en étant attentif à leur halo sémantique ». Cependant, l’écrivaine Marie Cosnay et le philosophe Mathieu Potte-Bonneville nous montrent à quel point les mots nous piègent : « “question des migrants” ou “question de l’accueil”, “exigence d’hospitalité” ou “crise des réfugiés”, vous voilà déjà perdu, ligoté, étranglé. C’est que les noms, dans cette affaire, sont cousus avec les réalités qu’ils désignent, agissent sur elles et avec elles » (Cosnay & Potte-Bonneville, p. 8).
Dans les discours politiques et les traitements médiatiques, les représentations des réfugiés sont souvent négatives, ce sont par définition des êtres dangereux. Elles déterminent une grande partie des comportements des populations et des administrations des pays d’accueil. Connectée avec les crises à l’origine de son surgissement, des guerres ou des catastrophes, la « crise migratoire » deviendrait productrice de « vagues » et autres déferlements d’étrangers dont il faudrait se protéger, qui devraient être contenus, alors qu’il s’agit de crises de l’accueil et de la solidarité. Les individus ou groupes qui vivent des déchirements identitaires, des répressions, des maladies, la misère, des deuils, des catastrophes climatiques sont perçus sans histoire ni mémoire. Par-delà les distinctions juridiques et « les étiquetages » mis en évidence par Karen Akoka (p. 37 sq.), le choix fait ici du terme « réfugié » pour évoquer différentes catégories de personnes migrantes renvoie par conséquent fondamentalement à la notion de refuge et, avec elle, aux histoires individuelles impliquées dans le fait de (se) réfugier, participant d’une histoire du temps présent.
Ces phénomènes migratoires particulièrement mis en valeur depuis une trentaine d’années en Europe ont pourtant structuré toute l’histoire de l’humanité, comme le souligne Patrick Chamoiseau, cité plus haut en exergue :
Pas une tribu, pas une nation, pas une culture ou civilisation qui n’ait en quelque heure essaimé sous le désir ou la contrainte. Qui n’ait en quelque moment de ses histoires vu une partie d’elle polliniser le monde. Ou qui n’ait accueilli ou n’ait été forcée de recevoir ce qui provenait d’un bout quelconque du monde, puisant au monde autant que se donnant au monde, s’érigeant en source en asile et refuge, ou réclamant et asile et refuge. Pas une. Homo sapiens est aussi et surtout un Homo migrator. (Chamoiseau, p. 43-44)
L’histoire du temps présent illustre la permanence et la variété de ces dynamiques constitutives de notre mémoire : Républicains espagnols lors de la « Retirada » ; rescapés ou survivants de la Shoah ; personnes déplacées après-guerre (DPs) ; rapatriés d’Indochine à la suite des accords de Genève de 1954 ; harkis et rapatriés d’Algérie en 1962 ; diasporas vietnamienne, laotienne et cambodgienne et « Boat People » en 1975 ; réfugiés des crises humanitaires en Afrique, de la guerre en Irak (1989), en ex-Yougoslavie (1990-1995), en Syrie (2015) et en Ukraine (2022), diaspora iranienne… Parmi ces différentes origines, les populations qui ne relèvent pas du statut de réfugié ne bénéficient pas d’une politique de prise en charge spécifique et sont mêlées à une population de migrants économiques. L’exception du statut de protection européenne, créé lors de la guerre du Kosovo et offert aux réfugiés de l’Ukraine, s’il montre qu’un autre accueil est possible – entre 2022 et 2023, la Pologne et l’Allemagne ont accueilli chacune plus d’un million de réfugiés ukrainiens qui se sont stabilisés et intégrés sans incident majeur –, entretient par sa particularité des disparités et des tensions liées à l’origine des réfugiés. À sa frontière avec la Biélorussie, la Pologne a construit un mur en vue de bloquer les dizaines de milliers réfugiés syriens, kurdes ou afghans.
Bien d’autres histoires singulières participent à la diversité des origines et des statuts, au point que les mémoires de ces migrations permettent de poser les jalons d’une « archéologie de l’exclusion » (Planas). Deux termes en résument aujourd’hui le paradoxe : « Schengen », du nom de l’accord de libre circulation des populations entre les États membres de l’UE signataires, et « Frontex », organisation de protection des frontières communautaires qui pourchasse les vagues migratoires. Plutôt que d’accueillir on refoule et on entretient la peur des « vagues » hostiles. En aucun cas les réfugiés ne sont perçus comme des forces constructives.
S’y opposent les mobilisations de bénévoles, d’associations ou d’administrations à l’origine d’un accueil bienveillant et d’intégration des réfugiés, qui refusent la démagogie de la peur. Elles cherchent à leur donner un autre visage que celui de « hordes sauvages », vocabulaire qui ne se limite plus aux nationalistes fanatiques et autres xénophobes. Elles tentent d’associer au secours d’urgence, propre à ces crises, la prise en compte d’une durée migratoire plus longue impliquant les populations accueillantes. En plus d’une meilleure connaissance mutuelle, elles sortent de l’obsession sécuritaire des politiques publiques dominantes pour se placer dans des continuités mémorielles, partager des histoires nationales ou individuelles, s’éduquer ensemble dès le plus jeune âge, construire des perspectives communes.
Repenser l’hospitalité
D’où notre ambition pour ce dossier d’approfondir ces réflexions dans une approche qui se veut à la fois scientifique – associant notamment historiennes et historiens, sociologues, philosophes, littéraires, linguistes, psychologues, politistes – culturelle et artistique. Nous avons souhaité réunir pour Mémoires en jeu créateurs et créatrices, artistes, auteurs et autrices exprimant ces réalités. Nous avons suivi cinq directions que reflète le sommaire.
Nous donnons d’abord la parole à des artistes venus de Syrie, d’Ukraine et d’Iran, parmi les pays au cœur des crises actuelles. En plus de leurs émotions, ils évoquent la transmission de leurs expériences et de mémoires intimement liées à leurs univers créatifs : dessin, littérature, théâtre, cinéma.
Puis nous suivons la trajectoire de tous les réfugiés, en nous limitant aux migrations vers l’Europe, ou internes à l’Europe, sans prétendre à l’exhaustivité. À quoi ressemblent-ils dans les mémoires de leurs « accueillants » ? Quelles « images » sont produites, en France, en Allemagne, en Irlande ou dans les nouvelles démocraties européennes ? La xénophobie populaire ou institutionnelle n’est pas tombée du ciel, elle nourrit des comportements hostiles à toutes les étapes de l’accueil.
Il est ensuite question de qui se rencontre dans le voyage et aux frontières : tout au long du périple de ces hommes, femmes et enfants en fuite d’un péril, dont les corps surexposés intègrent violences et douleurs, et deviennent corps réfugié. Dans ou autour des camps de transit, sur la mer Méditerranée ou dans le désert du Niger, en France ou en Italie, à toutes les frontières, et même dans le pays d’arrivée, il se transforme en un « corps frontière ». Géographes, linguistes, littéraires, historiens, psychanalystes, cinéastes se saisissent de ces représentations de l’individu en transit, en prêtant attention, en particulier, aux dimensions genrées de telles expériences.
Ce qui nous a conduits à nous demander ce qu’est la mémoire personnelle des réfugiés. Existe-elle ? C’était la question du philosophe Günther Anders, lui-même réfugié, qui disait : « Je ne puis me souvenir. Les émigrés en sont incapables » – le trauma peut agir en ce sens –. Nous la discutons, en particulier dans la langue, en poésie, au théâtre, dans le dessin : autant de moyens pour protéger sa mémoire, conserver ou exhumer celle des disparus, les articuler avec une mémoire collective, nationale ou non, trouver d’autres voix par la création.
Nous terminons donc sur ce qui reste : les traces des camps pourtant effacés, des objets, des livres, des mémoires familiales, des musées. Ce qui donne une matérialité à la mémoire réfugiée.
Ces témoignages, analyses et réflexions sont autant d’ouvertures qui invitent à communiquer, regarder, accueillir et aider différemment ces hommes, femmes et enfants à la recherche d’un refuge, dans des espaces et à une époque où « il s’agit de réconcilier, de construire une mémoire commune ou une dynamique de solidarité » (Wihtol de Wenden, p. 8).
Œuvres citées
Akoka, Karen, 2020, L’Asile et l’exil. Une histoire de la distinction réfugiés/migrants, Paris, La Découverte.
Chamoiseau, Patrick, 2017, Frères migrants, Paris, Le Seuil.
Cosnay, Marie & Mathieu Potte-Bonneville, 2019, Voir venir. Écrire l’hospitalité, Paris, Stock.
Héran, François, 2017, « De la crise des migrants à la crise de l’Europe », in Patrick Boucheron (dir.), Migrations, réfugiés, exil, Paris, Odile Jacob.
Planas, Natividad, 2017/2, « Introduction : une archéologie de l’exclusion », Revue d’histoire moderne &contemporaine, n° 64-2, Paris, Belin. [en ligne]
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2017-2-page-7.htm (31/01/2024).
Wihtol de Wenden, Catherine, 2022, Figures de l’Autre. Perception du migrant en France, 1870-2022, Paris, CNRS Éditions.
[1] La sociologue Karen Akoka commente l’usage de la catégorie administrative : « Un réfugié est simplement une personne à qui le qualificatif a été appliqué. […] Considérer le réfugié comme le produit d’une opération de classification ne revient pas à adopter la réponse de l’institution, à croire en la substance de la catégorie et penser qu’elle caractérise l’expérience des personnes qu’elle regroupe. Ce choix permet plutôt de prendre acte de la dimension performative de la nomination et de se maintenir à bonne distance de la question polémique du “vrai” et du “faux”. » (Akoka, p. 8).