Un roman d’Allemagne
de Régine Robin
Paris, Stock, 2016, 296 p.
Ce n’est pas la première fois que Régine Robin emmène ses lecteurs en Allemagne. Il y a une quinzaine d’années, l’historienne et sociologue a entrepris, dans Berlin chantiers. Essai sur les passés fragiles (2001), un précieux travail d’archéologue pour scruter le rapport de l’Allemagne à son passé – qu’il s’agisse du national-socialisme ou de la RDA – et pour en chercher les traces dans Berlin, « ville palimpseste ».
Un roman d’Allemagne renoue avec ses réflexions de l’époque, pour les dépasser en accentuant le rapport personnel mais aussi imaginaire à l’histoire. Car, comme l’indique le titre, c’est bien plus sur le mode fictionnel que purement « scientifique » que l’auteure approche son objet, cette Allemagne avec laquelle elle entretient des relations à la fois conflictuelles et mitigées : « Je vis toujours avec une fêlure, une blessure, une béance qui a pour nom Allemagne. Je sais que je n’en aurai jamais fini avec l’Allemagne et que l’Allemagne n’en aura jamais fini avec moi. » (p. 30) Au-delà de l’approche historienne, la fictionnalisation aide précisément à rendre perceptible ce rapport ambigu, parti pris qui est annoncé dès le départ : « […] livre hybride qui se tient sur cette ligne mince où le réel et l’imaginaire jouent et s’échangent leurs places. » (p. 25)
Toutefois, derrière ce Roman d’Allemagne se cache non seulement une lecture personnelle de l’histoire allemande, mais également ce que Freud a appelé un « roman familial ». En effet, Rivka Ajzersztejn, Régine Robin ou encore Emma Epstein sont les facettes d’une même personne correspondant à autant de tentatives de réinventer son histoire personnelle comme ses origines. Par exemple, ne plus être fille de Juifs polonais émigrés en France, mais de Juifs allemands dont l’image est plus positive, réfugiés en France pendant la guerre et s’installant à Berlin-Est après 1945. Sous cette casquette, l’auteure se transforme en « Ossie imaginaire » et se fond, à des degrés divers de proximité, avec différentes générations ayant vécu la RDA.
Régine Robin propose une approche de son Allemagne en quatre mouvements : les deux parties centrales reviennent sur différents aspects des politiques de la mémoire concernant à la fois le national-socialisme et la RDA, tandis que la première et la dernière partie procèdent sur un mode plus fictionnel. Dans son premier chapitre, « Biographies sur mesure », l’auteure se met à la recherche des ombres du passé en déambulant dans la ville et en inventant des récits de vie à partir de multiples trouvailles dues au hasard. Ainsi, une carte postale trouvée sur un marché aux puces fait état d’un rendez-vous entre Eve, habitant l’Est de la ville, et Peter, habitant l’Ouest, prévu pour le 15 août 1961. Qu’est-il advenu de cette rencontre, alors que le mur a été érigé deux jours avant la date indiquée ? Puis, il y a cette tombe de Rivka Platz au cimetière juif du quartier de Weißensee que l’auteure aperçoit alors qu’elle se repose sur un banc. Occasion d’imaginer quelle a été sa vie… Ou encore cette découverte inattendue au fond d’un placard – les amateurs des récents romans mémoriels ou « romans familiaux », comme la critique littéraire allemande les appelle, reconnaîtront ici un de leurs dispositifs pour démarrer une enquête sur le passé – la découverte, donc inattendue, de vieux documents oubliés depuis 1916, permettant à l’auteure d’en savoir plus sur l’immeuble dans lequel elle habite et de reconstituer le destin d’une famille allemande sur plusieurs décennies.
Dans « Les terrains minés de la transmission », la deuxième partie, les promenades à travers la ville se transforment en déambulations à travers l’histoire. Régine Robin s’oppose d’emblée à une vision de l’histoire allemande d’après-guerre qui ferait de la République fédérale le bon élève en matière de confrontation au passé, et de la RDA un « pays totalitaire » presque au même titre que l’Allemagne national-socialiste. Robin rappelle à quel point les biographies des parlementaires ouest-allemands pouvaient être retouchées, évitant de véritables débats sur le passé au Bundestag, puis elle insiste, en se référant aux travaux de Harald Welzer[1], sur la persistance d’un déni de la culpabilité chez les jeunes générations. Et de résumer : « Partout le roman national simplifiait, maquillait, réécrivait l’histoire, se donnait une image et un passé “acceptables” » (p. 100).
Du côté de la RDA, c’est l’argument de l’antifascisme qui fut brandi pour faire croire que les Allemands de l’Est étaient du bon côté de l’histoire. Là aussi, des biographies furent maquillées pour mieux rentrer dans le récit national. Cela étant, Régine Robin souligne à juste titre qu’il ne faut pas taxer cet antifascisme de « mythe », comme c’est régulièrement le cas, niant l’existence même d’actions antifascistes bien réelles. L’antifascisme est le « mythe fondateur » de la RDA, un récit de filiation utilisé à des fins politiques, comme il y en a ailleurs. Et l’historienne de rappeler qu’il y avait aussi des discours déviants par rapport à ce récit antifasciste bien figé que Heiner Müller qualifiait de « culte de mort ». Elle évoque Greta Kuckhoff, ancienne membre de l’Orchestre rouge, oeuvrant toute sa vie pour faire reconnaître la diversité de ce groupe de résistance au-delà des seuls communistes. Et il y a la littérature, les romans et récits de Christa Wolf, de Christoph Hein et d’autres, qui sont autant de tentatives pour dépasser les tabous de l’histoire.
Une troisième partie, intitulée « La contre-mémoire permanente », se penche sur le démantèlement de l’ancienne RDA, matériel d’abord, par le changement des noms de rue, l’enlèvement de statues ou encore la destruction de bâtiments dont la plus spectaculaire fut celle du Palast der Republik, ayant fait place à la reconstruction du château des Hohenzollern. Démantèlement intellectuel ensuite, lorsqu’on s’en prend sans nuance aux écrivains et à l’intelligentsia de l’ancienne RDA, ou quand la nécessaire réécriture de l’histoire frôle le révisionnisme. Puis nous suivons l’auteure le long d’un certain nombre de dates historiques, des jours de commémoration d’une Allemagne réunifiée où une mémoire risque d’en refouler une autre. Comme ce 9 novembre 2009, anniversaire des vingt ans de la chute du Mur, où plus personne ne pensait à la Nuit de Cristal ni au soixante-dixième anniversaire de l’attentat raté contre Hitler préparé le 8 novembre 1939 par un certain Georg Elser : « Les souvenirs des uns sont une offense aux souvenirs des autres, les dates historiques mises en avant par les uns sont un deuil douloureux pour les autres » (p. 113), pouvait-on lire dans un chapitre précédent.
L’auteure clôt son livre en « Ossie imaginaire », la partie peut-être la plus personnelle où elle s’interroge sur la mémoire et une possible identité juive en Allemagne, et surtout en RDA. C’est là que Régine Robin reprend son « roman familial », s’invente des parents impliqués dans la construction de l’État socialiste et se glisse dans la peau de la fictive Emma Epstein – un clin d’œil à l’historienne américaine Catherine Epstein et son ouvrage The Last Revolutionaries (2003) sur les trajectoires de communistes allemands de la République de Weimar à la RDA ? Emma Epstein, elle, est chef opératrice à la DEFA, une « persona » choisie par l’auteure pour mieux retracer la vie intellectuelle juive en RDA. Viennent ensuite des réflexions sur la chute du Mur, sur la fin des utopies et des rêves liés au projet socialiste pour lequel, on le sait, Régine Robin avait beaucoup de sympathies. Ce qui toutefois ne fait pas d’elle une nostalgiqu inconditionnelle de la RDA : « Mieux vaut rester une Ossie imaginaire […]. La RDA à laquelle j’ai rêvé, à laquelle je me suis identifiée, n’est jamais advenue. » (p. 250)
Le livre se termine sur une rencontre improbable qui, à elle seule, condense l’approche hybride et imaginaire de l’histoire par Régine Robin. À Mayence, l’auteure, ou un de ses avatars, est attirée par la vitrine d’une boutique qui expose nombre de livres d’Anna Seghers, grande figure de l’exil, puis de la littérature de RDA et native de cette ville. Elle fait la connaissance de « Nelly la libraire », le prénom faisant penser à celui de Seghers, née Netty Reiling. La libraire révèle alors son histoire, celle d’une jeune fille qui a fui la Pologne en 1945 devant l’avancée de l’Armée rouge. Et d’un coup, on se retrouve en plein milieu du récit de Nelly, personnage principal de Trame d’enfance de Christa Wolf, le grand roman à teneur autobiographique où l’auteure est-allemande s’interroge sur son enfance à l’époque national-socialiste. On est ici face à une étonnante mise en abyme, un jeu avec de multiples couches fictionnelles où se télescopent Seghers, Wolf et l’imaginaire de Régine Robin qui reprend le fil d’une réflexion faite par Christa Wolf dans sa dernière grande œuvre, Ville des anges : quel aurait été son destin si, en 1945, elle avait passé l’Elbe et ne s’était pas arrêtée dans ce que serait plus tard la RDA ? Peut-être celui d’une libraire à Mayence ?
Un roman d’Allemagne est un livre forcément partial où l’histoire du pays se limite aux périodes et aux événements qui font écho à la vie de l’auteure, à ses traumatismes comme à ses rêves. En cela, c’est une Allemagne imaginaire, éloignée des mille facettes qui constituent aujourd’hui son actualité. Mais à travers le portrait de ce pays, élaboré et imaginé avec passion, et avec douleur aussi, Régine Robin nous laisse le testament d’une génération, tout en admettant qu’il y a de l’intransmissible dans cette/ces histoire(s). Au lecteur d’en juger.
[1] Voir à ce sujet l’article d’Ilan Lew, « La déformation intergénérationnelle de la mémoire : autour de l’ouvrage sociologique Grand-père n’était pas un nazi », Mémoires en jeu, n° 2, 2016, p. 92-98.
Publié dans le n° 3 de Mémoires en jeu, mai 2017, p. 134-135