Esteban Buch
Paris, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2016, 288 p.
En juillet 1980, l’Orchestre de Paris a donné une série de concerts à Buenos Aires, alors que l’Argentine était gouvernée par une dictature civilo-militaire. Esteban Buch a recueilli en 1999 les archives de cette tournée et, une quinzaine d’années plus tard, il est revenu sur cet événement pour analyser les rapports entre musique et politique, en particulier les possibilités et les différents types de résistance dans un contexte autoritaire. En plus du concert de l’Orchestre de Paris à Buenos Aires, il analyse celui du groupe de rock progressif argentin Seru Giran à Bariloche, la ville de son enfance, ainsi que quelques œuvres du compositeur argentin exilé en Allemagne, Mauricio Kagel. Les œuvres de ce corpus, à première vue hétéroclite, ont pour points communs de mettre en question la signification politique de la musique et d’avoir un lien avec la biographie de l’auteur- enquêteur.
Buch s’inscrit dans la lignée de travaux récents portant sur la dernière dictature argentine et ses rapports avec la société civile : relativement à la « classe moyenne » et à une « société fracturée » (Caviglia, 2002) ; aux antécédents juridiques démocratiques de la dictature (Franco, 2012) ; aux liens entre la naturalisation de la violence et l’acceptation d’un ordre dictatorial (Carassai, 2013). Ces travaux auraient été impossibles sans les réflexions sur la Shoah des philosophes Hannah Arendt (1987, 1994) et Karl Jaspers (1961) et, presque quarante ans plus tard, sans le débat sur les usages politiques de l’histoire (Habermas, 1988) et l’affaire autour des déclarations polémiques de Goldhagen (1996). S’agissant du travail de Buch, j’évoquerai ici principalement la relation entre le public argentin et l’Orchestre de Paris durant l’un de ces concerts.
APPLAUDIR
Parmi les divers concerts de la tournée argentine, une date se détache des autres : celle du 16 juillet 1980. Un incident diplomatique a eu lieu entre l’orchestre, dirigé par le chef israélo-argentin Daniel Barenboim, et certains membres du gouvernement militaire et autres journalistes sympathisants. Ce « petit incident aux conséquences insoupçonnées » (p. 36) a suscité une série de réactions dans la presse officielle ou favorable au régime, c’est-à-dire au sein des principaux médias (Clarín, La Nación, La Razón et quelques présentateurs de la télévision). Tel est le cas de César Magrini, journaliste à La Razón, qui « propose de ne pas les applaudir » (p. 109), ce qui s’est produit par exemple durant le concert de Córdoba, la deuxième ville du pays, où une partie du public s’est abstenue d’applaudir (p. 58).
Néanmoins, Magrini, ainsi qu’une partie importante de la presse favorable à la junte, auraient souhaité une action symboliquement plus forte : soit l’« annulation de la représentation que lance, semblerait-il, le journaliste Bernard Neustadt » (p. 109), soit une absence nette d’applaudissements lors de la représentation, afin de montrer « le sens argentin de l’hospitalité » (p. 116). « C’est peut-être Magrini qui relève le mieux, tel un symptôme, le caractère exceptionnel de ce moment », nous dit Buch (p. 127). En effet, loin du geste souverain de l’herméneute mais parfois avec la liberté de l’adornien triste, l’auteur arrive à une réflexion très intéressante : l’« interprétation négative du méprisant Magrini » (p. 125) n’est pas seulement le désir de voir le public argentin les bras croisés face à l’orchestre parisien. Pourquoi ? En voyant qu’après l’exécution de la Cinquième Symphonie de Mahler, puis des Maîtres chanteurs de Wagner, les gens ont applaudi et ovationné l’orchestre, mais qu’ils ont cessé d’applaudir quand la formation s’est retirée de la scène, Magrini a interprété cet arrêt des applaudissements à l’aune de ses espoirs. Ici la remarque de Buch est précieuse et précise : selon lui, nous pouvons déceler dans ce désir le « souhait de Magrini de voir les gens applaudir une scène vide » (p. 128). Il est difficile de savoir quel était l’intérêt véritable de ce critique musical proche du pouvoir.
On a pu dire que l’une des inventions rioplatenses (du fleuve de la Plata), et en même temps l’un des paradoxes des apports argentins à la philosophie internationale, est la catégorie de desaparecidos (disparus) (Gatti, 2011 ; Mundo, 2016). La phrase du dictateur Videla semble terrible mais aussi, malgré lui, philosophique : « Face au disparu, tant qu’il reste ainsi, le disparu c’est une énigme. Si un homme apparaissait, il aurait un traitement x. Si sa mort se confirmait avec certitude, il aurait un traitement z. Mais tant qu’il est porté disparu, il ne peut faire l’objet d’aucun traitement particulier, il est une énigme, il est un disparu. Il n’est pas une entité, il n’est pas là, ni mort ni vivant, il reste disparu » (notre traduction). Comment justifier et citer le propos d’un dictateur et desaparecedor, surtout après tous les débats – dans le champ d’étude des mémoires des événements radicaux du XXe siècle – sur la possibilité de prendre ou non en considération la parole d’un dictateur tortionnaire ? Je le cite néanmoins, mais en demandant au lecteur d’examiner cela avec précaution, parce que je crois que nous nous trouvons ici face à l’une des plus grandes découvertes de Buch : Magrini, dont le nom serait tombé dans l’oubli sans ce livre, en souhaitant que les spectateurs applaudissent une scène vide, éprouve un certain désir que le public argentin reconnaisse l’entreprise même de la dictature : la fabrication rioplatense, et principalement argentine, de la mort, des morts et des disparitions.
C’est justement dans ce contexte que se déroule la prestation du 16 juillet 1980. Au cours de ce concert, l’Orchestre de Paris a joué la Cinquième Symphonie de Mahler, une œuvre qui a été largement étudiée pour sa connotation musico-politique (notamment, chez Adorno), puis Les Maîtres chanteurs de Wagner, compositeur généralement associé à l’antisémitisme de l’Allemagne nazie. Le choix effectué par le chef Barenboim, nous dit Buch, est très significatif, tant du point de vue des œuvres prises individuellement que de celui du programme pris dans son ensemble ; et de même le bis demandé par le public. C’est ici que Buch nous présente son « hypothèse : l’existence d’une signification politique dans l’œuvre de Mahler » (p. 243), dans le contexte particulier de la dictature argentine, à savoir un type de résistance, tant de l’œuvre elle-même que des gens qui écoutèrent la Cinquième symphonie ce jour-là.
RÉSISTER
Qu’est-ce donc que résister ? Buch ne répond pas à cette question – qui peut le faire ? – et toute sa problématique s’articule autour de cet aspect, afin de déterminer quelle résistance est possible sous une dictature, et notamment lorsqu’on assiste à un concert de musique, aussi bien classique dans le « somptueux Teatro Colón » (p. 9), que de rock progressif avec Serú Girán à Bariloche, ou encore expérimentale, dans le cas de Kagel. Ainsi, Buch distingue la résistance d’autres mots ou pratiques qui lui ressemblent, et établit en même temps une liaison avec ces derniers : opposition, dissidence, désaccord (p. 231). Il distingue une définition purement négative ou réactive de la résistance, « à partir de la dangerosité que lui attribue le régime » (p. 234). Mais parfois la définition qu’il trouve la plus appropriée pour analyser les rapports entre musique et politique dans l’Argentine de la dictature est une sorte de résistance « moléculaire » (p. 178), selon le terme de Roberto Jacoby, auteur des textes d’un autre groupe argentin de rock, Virus (et qui, bien sûr, témoignait de la circulation précoce des idées de Deleuze et Guattari dans l’Argentine des années 1980). La résistance moléculaire, ou « infrapolitique » selon James C. Scott, est peut-être « pour certains une manière d’exprimer une quelconque mauvaise humeur, une réticence inconsciente » (p. 144). Ou, comme l’a dit l’un d’eux aux spectateurs du concert : « ici, nous respirons, […] ceci est un contexte de respiration, [il y a] une valeur subjective de ces expériences de respiration » (p. 150). Buch le dit ainsi : « résistance ou collaboration, [c’est une] polarité vertueuse mais simplificatrice » (p. 239). L’auteur aborde cette notion qu’il est très difficile de laisser de côté, mais avec la conscience – et surtout la sensibilité – de sa condition peut-être confortable pour l’analyse, mais pas nécessairement adaptée au fait que nous voulons comprendre.
Le livre de Buch pourra nous aider, après une bonne inspiration et avec un peu plus d’oxygène dans les poumons, à penser les résistances avec moins de vertus et de simplifications, et plus de contradictions et de complexités.
Bibliographie
Arendt, Hannah, 1987, « Collective Responsibility », in James W. Bernauer (dir.), Amor Mundi : Explorations in the Faith and Thought of Hannah Arendt, Dordrecht, Martinus Nijhoff Philosophy Library, p. 43-50.
Arendt, Hannah, 1994, Eichmann in Jerusalem : A Report on the Banality of Evil, New York, Penguin Books.
Carassai, Sebastián, 2013, Los años setenta de la gente común. La naturalización de la violencia, Buenos Aires, Siglo XXI.
Caviglia, Mariana, 2002, Dictadura, vida cotidiana y clases medias. Una sociedad fracturada, Buenos Aires, Prometeo.
Franco, Marina, 2012, Un enemigo para la Nación. Orden interno, violencia y subversión, 1973-1976, Buenos Aires, FCE.
Gatti, Gabriel, 2011, Identidades desaparecidas. Peleas por el sentido en los mundos de la desaparición forzada, Buenos Aires, Prometeo.
Goldhagen, Daniel J., Christopher R. Browning, Leon Wieseltier (dir.), 1996, The « Willing Executioners » / « Ordinary Men » Debate, Selections from the Symposium April 8, Washington, United States Holocaust Memorial.
Habermas, Jürgen, 1988, « De l’usage public de l’histoire. La vision officielle que la R.publique fédérale a d’elle-même est en train d’éclater », in Rudolf Augstein (dir.), Devant l’histoire. Les documents de la controverse sur la singularité de l’extermination des Juifs par le régime nazi, Paris, éditions du Cerf.
Jaspers, Karl, 1961, The Question of German Guilt [1947], traduit par E. B. Ashton, New York, Capricorn Books.
Mundo, Daniel, 2016, « Presentación », in Daniel Mundo (dir.), 40 años no son nada, Buenos Aires, Ed. Fackel.
Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 139-141