Paul Bernard-Nouraud et Luba Jurgenson (dir.)
Paris, éditions PETRA, 2015, 229 p.
Les huit essais réunis par Paul Bernard-Nouraud et Luba Jurgenson sous le titre Témoigner par l’image nous interrogent sur la représentation des violences extrêmes. Ils étudient des images. L’intitulé du livre est général, mais les propos des auteurs sont plus circonscrits. Le corpus choisi témoigne de violences de masse – la Shoah, la terreur d’État en Argentine, les hôpitaux psychiatriques en URSS, le génocide des Tutsi et les «actions du régime khmer rouge» – tandis que les images ont été réalisées par des artistes, ou du moins par des personnes possédant un savoir-faire, tous victimes et/ou témoins des violences documentées.
L’entreprise est originale, sinon pionnière dans le contexte français. Certes le cinéma et la photographie traitant de violences ont suscité depuis quelques années une littérature abondante. On s’est interrogé sur leur valeur esthétique et sur leur puissance documentaire, on a réfléchi sur leur fonction mémorielle, leurs capacités à « transmettre l’inimaginable », et même « l’irreprésentable ». Les dessins, la bande dessinée et la peinture sont plus rarement étudiés. De plus, ces essais ont un caractère pluridisciplinaire revendiqué, avec l’idée « d’ouvrir la réflexion au-delà du testimonial, à la représentation au sens large. » (11)
Chaque monographie présente un matériau passionnant reproduit, dans quatre séries, sur des planches hors-texte en couleur ; elle documente le contexte, la situation et la biographie des dessinateurs, fournissant ainsi une information historique. En ce sens, ces documents deviennent des sources précieuses. Les dix-huit croquis de Joseph Richter, un personnage dont on ne sait rien, témoignent, en 1943, de la déportation vers Sobibor de Juifs des ghettos environnants et des convois de Juifs hollandais et français. On y voit par exemple une des rares images du camp réalisée de visu, avec cette légende de la main du dessinateur : « Le camp de Sobibor. Un haut mur tressé de tiges sèches cache les chambres à gaz. Une bifurcation des rails passe derrière le mur. Seulement la moitié du train est dissimulée par celui-ci. Le transport doit être divisé en deux, temps de déchargement, 20 min. » (Cahier Richter, planche 18) Chaque dessin méticuleusement légendé apporte des informations qui recoupent d’ailleurs les témoignages oraux ou écrits collectés après la guerre. La composition et le coup de crayon indiquent un savoir-faire, « une valeur artistique ». C’est pour cela, nous dit Paul Bernard-Nouraud, « que leur sens peut participer d’une visée testimoniale » (64).
Plus évidents, de ce point de vue, sont les « graphismes décalés » de deux artistes « marginaux » russes, Alexandr Lobanov et Dantsig Baldaev. Le premier, interné presque toute sa vie dans un hôpital psychiatrique, a surtout réalisé des autoportraits fantasques ; le second, gardien de prison puis commandant de la milice, n’a jamais cessé de dessiner clandestinement des scènes de prison[1]. Il s’en dégage deux « univers graphiques » qu’Élisabeth Anstett voit comme des témoignages, des « instantanés de leur monde tout autant que d’eux-mêmes. » (156) Ils baignent dans une esthétique populaire (l’icône, les images d’Épinal et les affiches soviétiques), mais surtout ils fonctionnent « comme des chambres d’enregistrement et d’écho du monde soviétique dans son ensemble. » (164) Au point qu’il faut « prendre au sérieux et entendre, à travers ces dessins, les échos de huit décennies de violences extrêmes, faites d’internements forcés et de tortures tout autant que d’obsession guerrière. » (170)
Cette approche pluridisciplinaire des images ouvre une autre perspective sur les victimes elles-mêmes et sur leurs conditions d’internement. En choisissant d’étudier des images de chantiers d’extension du camp réalisées à Auschwitz par un peintre polonais professionnel, Wladyslaw Siwek, Luba Jurgenson met en valeur ce qu’elle appelle la « zone grise du regard ». Résistant emprisonné, Siwek a dû illustrer les travaux en cours pour l’administration nazie. Puis, après la guerre, il a peint un tableau réaliste de ces mêmes chantiers. La différence est saisissante. On peut détecter dans la distance glaciale des illustrations « ce que les autorités du camp désirent voir et montrer », « l’inscription visuelle du camp dans le projet du Reich » (74). Puis en restituant, après la guerre, la vérité des violences, l’artiste récupère l’autonomie de son regard. « Le renouvellement, face au chantier, de l’acte artistique voué désormais au témoignage, permet de maîtriser rétrospectivement la vision qui, en situation de détention, était entièrement façonnée par la puissance absolue des commanditaires. » (93)
Ainsi, les huit essais abordent chacun un corpus d’images, en documentant à la fois leur «présent » et la tradition artistique de leurs auteurs. Ils se placent « devant l’image », en s’inspirant des travaux de Georges Dudi-Huberman – « Pour savoir il faut s’imaginer ». Émilie Lochy analyse la déchéance d’adultes d’Auschwitz, dessinée par un enfant de 13 ans, Thomas Grève ; elle souligne comment « le vide des visages devient le lieu graphique où se joue la limite entre la vie et la mort » (121). Jordana Blejmar s’interroge sur les jouets et les jeux de guerre proposés aux enfants sous la dictature argentine de la fin des années 1970, devenus « objets de transmission et miroirs d’une culture. » (133)
Dans le cas des bandes dessinées dédiées au Rwanda, Nathan Réra examine la manière des dessinateurs rwandais qui cherchent à témoigner de leur « ébranlement intérieur tout en palliant les images absentes de l’extermination. » (200) La bande dessinée, « matière d’archive par défaut, devient un moyen sensible de réanimer les “images manquantes” du génocide. » (201) Pour Catherine Ojalvo, auteure du beau texte qui clôt le volume, le roman graphique de Séra documente une perte essentielle de la mémoire cambodgienne. Son « geste graphique […] constitue une tentative de rendre l’évidence de la perte (perte des mots, perte du sens, perte de la notion de vie ou de mort). […] Séra démontre que le régime des Khmers rouges a tenté de supprimer jusqu’à la notion de perte, en niant notamment toute forme de propriété, affective ou matérielle, en instaurant le collectif dans toutes les formes de la vie. […] Si la disparition du corps va de pair avec la disparition du sens, l’auteur parvient à travers cet art graphique qu’est la bande dessinée à redonner aux morts une place dans le présent, sans avoir l’illusion que cet espace soit un espace de résurrection. Séra élabore, assume, permet ainsi une prise en charge mémorielle du réel génocidaire. » (220)
Stimulant et original, l’ensemble de ces travaux ouvre des pistes de recherche. Leurs auteurs nous invitent à interroger ces sources de connaissances des violences de masse. Sans oublier que ce sont avant tout des images.
[1] Ses images ne sont pas reproduites. On peut en consulter quelques unes sur internet, tirées de l’ouvrage de Elisabeth Anstett et Luba Jurgenson (dir.), Dantsig Baldaev, Gardien de camp. Tatouages et dessins du Goulag, Dantsig Baldaev, traduit du russe par Luba Jurgenson, Genève, Éditions des Syrtes, 2013.
Paru dans Mémoires en jeu, n° 1, septembre 2016, p. 141-142.