Michèle Gellereau (dir.)
Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 266 p.
Ce livre collectif important se situe à la croisée de deux champs en plein renouvellement, celui des guerres et de leurs mémoires ‒ le pluriel est évidemment de mise ‒ et celui des musées et expositions temporaires d’histoire. La directrice de l’ouvrage et treize autres participants effectuant leurs recherches dans le Nord de la France, leurs musées sont principalement ceux des deux guerres mondiales des fronts du Nord et de l’Est de la France, non sans comparaisons nationales – avec le Centre d’Histoire et de la déportation de Lyon – et internationales, jusqu’au Québec. Tous les contributeurs soumettent les musées des guerres aux sciences sociales de la patrimonialisation et s’appuient sur l’épistémologie historique, ethnographique, archéologique, muséologique, loin d’une description superficielle de leur objet, de leurs objets. Le livre s’articule en trois parties, « transmettre par les témoignages autour des objets : acteurs et médiations » ; « musées, dispositifs de médiation et réseaux » ; « témoignages et médiations interculturelles ». Où l’on voit que la médiation est le maître concept : comment faire passer l’histoire, fût-elle assez récente, alors qu’elle se mêle d’affects parce que toute vie en regorge, et particulièrement en temps de guerre, en temps de mémoire de guerre, pour les individus comme pour les collectifs. C’est là que le titre – et ses différentes déclinaisons dans les chapitres – trouve à la fois toute sa force et nous interroge : si les objets de guerre sont des choses, ils ne témoignent pas, ce sont les êtres qui les ont créés, portés, aimés, utilisés, détruits qui témoignent. La médiation est faite par le regardeur, comme le disait Marcel Duchamp dès 1914 à propos de ses ready made : « ce sont les regardeurs qui font les tableaux1. »
Peut-être « les objets de guerre », au sens premier, eussent gagné à plus de travail de typologie car les guerres sont évidemment bien d’abord celles des fronts militaires, et l’on nous parle ici surtout d’armes et d’uniformes, d’objets masculins. Mais ne sont-ils pas en symbiose avec les fronts domestiques, c’est à dire avec tout ce qui est la vie même, en particulier au moment où tant vont la perdre ? On ne fait pas la guerre sans armes, sans ravitaillement, mais pas non plus sans affection, sans peurs, sans échanges personnels entre les individus. Et il y a aussi les fronts des hôpitaux, des camps de prisonniers militaires ou de concentration, sans compter les fronts de génocides. Le livre se limite donc à certains aspects de ces « guerres », il le faut bien. Mais puisqu’il traite surtout du Nord de la France justement occupée dans la Première Guerre mondiale – et de tout le territoire national dans la Deuxième – une insistance sur les fronts d’occupation eût été la bienvenue : là, la guerre est devenue totale, et les objets de guerre sont tout, comme leur médiation.
Médiation ou témoignage ? C’est là où le livre hésite : les objets sont dits « immobiles » ou « sensibles » : dans ce cas, on a affaire à des êtres humains qui décrivent leur ancienne utilisation ‒ les anciens combattants, les anciens des fronts domestiques et en particulier les enfants devenus vieux ‒ et les collectionneurs, les conservateurs, les scénographes, qui rejouent chacun à leur manière la partition du partage des connaissances. Une baïonnette ne témoigne pas, c’est ceux qui l’ont utilisée, retrouvée, collectionnée, étudiée, installée, qui témoignent de leur ressenti face à elle ; baïonnette entourée de tels autres objets, de tels autres témoignages oraux qu’elle finit par dire beaucoup plus et sans doute parfois beaucoup moins que ce qu’elle a signifié. Et un objet banal, une tasse, un bouton, un ticket de tram de Sydney, comme il en a été retrouvé à Fromelles lors de la fouille d’une fosse de combattants australiens, ont souvent aujourd’hui une grande importance pour se représenter ce temps de guerre mondiale où le moindre individu compte, « témoigne ».
Walter Benjamin parlait déjà de « l’aura » des objets. Cette aura vient bien sûr de ce que les objets-choses utilisés autrefois par des êtres humains, dans certains paysages, sont prolongés dans les mêmes paysages transformés par les guerres, par leur après, mémoriaux, cimetières, etc… Les êtres humains d’aujourd’hui sont présents dans ces musées, ils sont les passeurs de passeurs : le soin mis, dans plusieurs chapitres, à étudier la passion des amateurs-collectionneurs pour la Grande Guerre et les gestes des anciens encore vivants de la Seconde Guerre mondiale est particulièrement frappant. C’est de la convergence des études des sciences sociales et de la vie des sociétés que peut naître une réelle médiation. Les grandes collectes initiées depuis 2014 en sont un magnifique exemple : de toutes les sociétés européennes sont venus non seulement des objets, lettres, carnets intimes datant de 1914-1918 mais des discours familiaux ou sociétaux accumulés pendant un siècle sur ces objets. Ce n’est pas la moindre qualité de cet ouvrage de nous faire prendre conscience que les musées d’histoire – et a fortiori les musées des guerres – respirent le présent des « pratiques humaines », encore plus depuis que les scénographies interactives se sont imposées.
1 Propos de Marcel Duchamp recueillis par Jean Schuster, voir « Marcel Duchamp, vite », Le Surréalisme, même, n° 2, printemps 1957, p. 143-145. On se rapportera également à Marcel Duchamp, « Alpha (B/CRI) tique », Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1976, p. 247.