Jean-Michel Chaumont
Paris, La Découverte, 2017, 397 p.
L’ouvrage de Jean-Michel Chaumont met en mouvement une herméneutique complexe au service d’un projet dont l’étude puis la mise en forme finale ont été pensées, d’emblée, sur le long terme, l’auteur déclarant du reste que pas « moins de trois réécritures complètes du manuscrit » (p. 28) ont été nécessaires pour aboutir. S’il est ambitieux, son objectif est clair : s’emparer, de manière diachronique, de la question de l’honneur, pour envisager notamment les (in-)conséquences de la résilience honorable, qu’elle soit passée ou plus contemporaine, et les rapports parfois délicats entre les réactions du quotidien et celles de l’exceptionnel : « pourquoi les conduites in extremis sont-elles parfois jugées plus sévèrement que les conduites ordinaires », se demandet-il ainsi (p. 27) ? Ce travail vient en fait poursuivre une réflexion de fond sur la place sociale des victimes (cf. son ouvrage de 1997 consacré à La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte), un objet historiographique travaillé par plusieurs plumes des sciences humaines et sociales (Hélène Dumas sur le Rwanda par exemple).
Dès les premières pages, l’enjeu heuristique est posé : « Ma recherche s’attache principalement à analyser la logique et les intérêts collectifs sous-jacents aux jugements ainsi prononcés avec une remarquable constance de l’Antiquité à nos jours » (p. 10). De ce fait, J.-M. Chaumont choisit d’arrimer son propos à une temporalité contemporaine qui est particulièrement marquée par le passage du règne de « victimes » (souvent héroïsées par le passé) à celui de survivants dont l’existence est liée à une monstration souvent névrosée. Il en ressort une nouvelle manière d’appréhender la manière de juger des tiers, selon un réinvestissement du code de l’honneur. Dans ce cadre, comment les rescapés survivent-ils à la torture (Livre I), aux camps (Livre II) et au viol (Livre III) ?
Dans une annexe méthodologique, le chercheur détaille la façon dont il a configuré sa démonstration, une opération intellectuelle qui fait de « la réaction sociale [un] outil de connaissance » (p. 361) : l’utilisation de textes de fiction avec des personnages dont les initiales renvoient à des « types » particuliers, et la « décontextualisation » des jugements portés sur des victimes, sont des choix qu’il qualifie lui-même, non sans malice, de « deux hérésies méthodologiques » (p. 362). Transdisciplinaire et nourrie de nombreuses références à des philosophes et des auteurs anciens, à l’instar de Flavius Josèphe abondamment cité et finalement révélé comme un nouveau prophète de la compréhension sociale, la démonstration de J.-M. Chaumont nous donne autant à lire qu’à penser. Pour les victimes de torture par exemple, l’auteur isole quatre principaux types : les « incorruptibles » (« le groupe de ceux qui ont passé l’épreuve la tête haute », p. 45), les « pénitents », les « déshonorés » et les « dévergondés » (« Non moins que la famine, la torture ou même seulement sa menace, peuvent parfois détruire toute honte. », p. 113). Dans le deuxième Livre, J.-P. Chaumont cherche particulièrement à comprendre pourquoi l’absence de résistance a été longtemps reprochée aux victimes de la Shoah. Il est vrai qu’une question a longtemps persisté parmi les sociétés européennes et nord-américaines : pourquoi les Juifs persécutés (et les Alliés) ne se sont-ils pas levés contre une violence structurelle et éthiquement parlant insupportable ? Il émerge de ces actes manqués une implacable morale de l’honneur, qui se donne spécialement à voir dans la concurrence des mémoires et les silences obligés mais, aussi, dans « la réaction sociale traditionnelle à l’encontre des survivantes du viol » (p. 259), objet de la dernière partie de l’ouvrage. Le chercheur sur la Seconde Guerre mondiale trouvera dans ces réflexions matière à mettre en perspective l’apparent vide provoqué par des sources historiques souvent lacunaires sur les tenants d’un comportement individuel ou collectif en temps de crise.
Certes exigeant par les contours du sujet et la sinuosité des configurations historiques implicitement citées, ce livre est rendu stimulant par l’imbrication des méthodes et des références. L’ensemble réfléchit de manière nouvelle une historiographie des interactions sociales et morales de la mémoire traumatique. Plus que cela, il répond à « une double quête [qui est en fait] à l’origine de ce livre : l’une, proprement sociologique, consistant à tenter de comprendre les raisons de la réaction sociale qui offusque la sensibilité morale contemporaine. L’autre, pratique, de tirer des leçons de l’histoire. » (p. 365). Force est de constater que le pari est réussi en cette implacable somme historiographique dont l’hybridité formelle et la transversalité disciplinaire apportent une plus-value indéniable en un essai de compréhension des traumas psychologiques et des tourments moraux qui agitent les sociétés, et bousculent plusieurs certitudes du chercheur en sciences sociales.