Pierre Schill
Grâne, Creaphis, 2018, 480 p.
L’ouvrage de Pierre Schill s’impose d’abord comme un objet éditorial. Broché au fil sous couverture cartonnée, le livre alterne les teintes de papier : blanc cassé pour l’analyse historique, blanc glacé pour le portfolio, crème pour les articles d’époque, lavande pour la correspondance, jaune pour les contributions, avec autant de polices différentes. C’est peu de dire que l’édition est soignée, et que ce soin restitue visuellement chacune des directions qu’a explorées Schill depuis sa découverte en 2008 d’une trentaine, puis de deux cents photographies documentant les premiers mois de l’invasion de la Libye par l’Italie en 1911, qui se poursuivit jusqu’à l’automne 1912. Les clichés se trouvaient dans les archives personnelles de Paul Vigné d’Octon, alors député de l’Hérault et ancien médecin colonial acquis au projet civilisateur de la France puis dégoûté par lui, qui, fort d’un réseau d’informateurs, multiplia tout au long de sa carrière les écrits contre le colonialisme. Il vit probablement dans ces images les preuves qui lui avaient jusque-là manqué afin de prouver à ses contemporains que, contrairement à ce qu’ils imaginaient, les descriptions qu’il leur faisait de la violence coloniale n’avaient rien d’« exagéré » (p. 381-385).
Schill n’a pu déterminer avec certitude dans quelles circonstances l’homme politique obtint de leur auteur ces photographies, ni quelles étaient alors les intentions de ce dernier, l’écrivain et journaliste Gaston Chérau, envoyé couvrir la campagne de la Tripolitaine par le quotidien conservateur Le Matin. Ce qui est certain en revanche, c’est que son expérience de correspondant de guerre l’incita presque immédiatement à prendre en photo ce dont il fut témoin et que son journal se décida tout aussi rapidement à publier les images aux côtés des articles, allant jusqu’à composer, le 26 décembre 1911, un reportage photographique sans autres textes que ceux des légendes (p. 232). Trois ans plus tard, lors de l’éclatement de la Première Guerre mondiale, c’est d’ailleurs comme photoreporter que L’Illustration fit appel à Chérau, expertise qui le conduisit fin 1915 à prendre la tête de la Section photographique de l’Armée pour le front d’Orient.
Bien que celui qui fut deux fois candidat malheureux au Prix Goncourt n’ait jamais cessé d’écrire par la suite, son parcours s’apparente quasiment à un changement d’état, et il traduit en ce sens les bouleversements décisifs affectant les relations complexes qui se tissent, dès avant la Grande Guerre, entre l’écrit, l’image, et les violences de masse commises en situation coloniale. Chérau fait l’épreuve de cette intrication précisément au moment où elle se noue, ce dont rend compte sa pratique photographique davantage que le récit journalistique qu’il en fait.
Son arrivée à Tripoli le 26 novembre 1911 intervient en effet opportunément peu après la découverte de cadavres torturés de soldats italiens à l’issue de la première défaite qu’ils avaient subie un mois plus tôt près du village de Sciara Sciat (Shar al-Shatt). En représailles, les troupes italiennes fusillèrent un millier de civils au moins et procédèrent à des déportations, avant qu’à ces exécutions sommaires ne soient substituées des pendaisons publiques ordonnées par la justice militaire de la puissance coloniale ; mesures policières, dans les deux cas, où les résistants furent traités comme des criminels et les autres comme leurs complices, mais opérées avec la puissance de feu d’une armée. Les commentaires que cette situation suscite sous la plume de Chérau trahissent à la fois l’émotion qui le saisit face aux corps assassinés des deux camps et la contrainte qui pèse sur lui d’appartenir de facto à celui des Européens et des colonisateurs, appartenance que ne manque de lui rappeler, plus ou moins expressément, ni la censure militaire sur place ni sa rédaction à Paris.
Pour moins évidente que soit, d’un point de vue politique, la position qu’adoptent les photographies qu’il produit (car du point de vue de la réalité qu’elles documentent ces images sont presque aussi nettes qu’au moment où elles furent prises – c’est-à-dire toujours trop nettes), elles trament d’étranges coïncidences visuelles. Comme lorsqu’au-dessus des corps suppliciés des bersagliers (photo 13) les ombres dévoilent la présence des photographes (Chérau n’est qu’un des nombreux envoyés spéciaux dans la région, parmi lesquels le belliciste chef de file du futurisme, Filippo Marinetti, que Schill ne mentionne pas), ou que d’autres ombres portées se répandant sous les pieds des passants indiquent la présence hors-champ des quatorze Tripolitains pendus au gibet de la place du Marché au pain de la ville (photo 70). Ombre du témoin et de la victime qu’un vaste cliché réunit cette fois plein cadre, où l’on voit Chérau à cheval posant au milieu d’une étendue désertique et plate dont le seul relief est offert au lointain par la ligne d’horizon que forme la palmeraie et devant lui par le cadavre d’un combattant arabe laissé là sans sépulture et qui fait comme une tache sombre sous le soleil (photo 108).
Dans sa correspondance avec sa femme Edmée, elle-même journaliste et restée à Paris auprès de leur fils, Chérau reproche aux Italiens leur irrespect envers les morts ennemis, et s’interroge sur l’efficacité de la pendaison pour mater une révolte qui les a d’autant plus surpris qu’ils s’étaient convaincus que la population locale remercierait l’occupant de les avoir libérés du joug ottoman. Quoi qu’il en soit, la mission du journaliste demeure celle de soutenir l’entreprise coloniale italienne en justifiant une brutalité qui caractérise tout autant l’impérialisme français contemporain contre lequel s’élevait Vigné d’Octon. Son homologue socialiste, le journaliste Paolo Valera, donna d’ailleurs dès 1912, dans une brochure, le nom de onze des quatorze condamnés à la potence pour en dénoncer la mort et l’expédition qui l’avait provoquée (note p. 14). Toutes initiatives qui font songer que la mémoire collective a quelquefois moins effacé les crimes des différentes colonisations que l’histoire n’a failli dans sa fonction de consignation de l’horreur et de la colère qu’ils inspirèrent à un nombre non négligeable de ceux qui en furent les témoins plus ou moins directs.
Ce sentiment justifie l’entreprise de Schill et tempère quelques-unes des remarques que formulent certains contributeurs du volume qu’il a coordonné. La question que pose par exemple Quentin Deluermoz de savoir « ce qui gêne réellement » dans ces images, « leur horreur ? Ou le fait qu’elles aient pu, justement, ne pas toucher les cœurs métropolitains, même les plus tendres ? » (p. 462) est une question légitime, qui, de surcroît, doit être prolongée comme il le fait, mais à condition qu’elle se double du rappel des indignations d’alors, comme du malaise du journaliste. De même, lorsque Caroline Recher écrit qu’« il a fallu un siècle pour que les images de Gaston Chérau sortent des limbes de l’archive » (p. 412), la formule ne semble plus tout à fait exacte puisque Schill lui-même ne serait sans doute pas « tombé » sur elles sans l’intérêt qu’elles provoquèrent chez Vigné d’Octon, qui lui-même en eut nécessairement connaissance par la presse qui reproduisit abondamment les images de Chérau, y compris les plus insoutenables. Celles du procès des quatorze, de leur exécution et de leur dépendaison figurent par exemple en une du Matin du 26 décembre 1911 juste au-dessus d’une illustration de même format montrant une fillette en chemise de nuit découvrant les cadeaux qu’elle a reçus pour Noël ( p. 276) ; télescopage aberrant auquel on est si bien habitué aujourd’hui que l’on ignorait sans doute qu’il y en eût des précédents jusqu’à un siècle de distance.
Le sens du titre qu’a donné Pierre Schill à son livre, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale, ne saurait par conséquent se réduire à celui d’une exhumation. Son ambition est plus large et sa démarche plus programmatique. Dès qu’il comprit que ces photographies ne le quitteraient plus, quelque temps après en avoir pris connaissance, Schill résolut de les extraire du domaine exclusif de l’historien pour les partager avec d’autres, non pas après avoir expertisé l’archive en question en vue de la leur soumettre, mais en l’examinant avec eux – des non-historiens : un chorégraphe sensible à ce type d’iconographie, Emmanuel Eggermont, deux écrivains réfléchissant sur l’histoire de la guerre, Jérôme Ferrari et Oliver Rohe, et plusieurs artistes travaillant d’après les archives, parmi lesquels Agnès Geoffray. Après plusieurs années de collaboration, il en résulta en 2015 un spectacle, Strange Fruit, et un livre, À fendre le cœur le plus dur (réédité par Actes Sud en 2017) qui accompagnait une exposition du même nom présentée au FRAC Alsace puis au Centre photographique d’Île-de-France début 2016 ; autant de reprises dont Réveiller l’archive d’une guerre coloniale rappelle les enjeux.
En cela réside la signification profonde de ce « réveil » de l’archive coloniale auquel Schill entend contribuer et faire participer d’autres que lui ; ici pointent les promesses d’une telle approche, consistant aussi bien à tirer l’archive du passé qu’à la retirer des seules mains de ceux qui ont pour fonction de l’écrire. On se méprendrait, cependant, en croyant que l’historien qui distribue de la sorte son objet d’étude renonce, ce faisant, à exercer sur lui son savoir. Pareille répartition le conduit au contraire à tenter d’en appréhender chaque aspect comme elle l’oblige à déplier chacun des éléments composant son matériau afin de lui donner une forme accessible à tous, qu’elle soit artistique ou historiographique ; elle lui permet certainement aussi de ne pas demeurer seul à porter si longtemps le poids de telles images. ❚