Étienne Achille, Charles Forsdick & Lydie Mouleno (dir.)
Liverpool University Press, 2020, 440 p.
Sur la couverture, une vieille chaîne doublée par son ombre accrochée à un portail rouillé par deux gros cadenas neufs de la marque Master qui brillent au soleil tropical ; le photographe a saisi le détail qui fait sens. Pas n’importe quel photographe : Charles Forsdick, qui a repéré le symbole colonial/postcolonial à l’entrée de cette ancienne colonie pénale de Bourail, en Nouvelle Calédonie, est un des trois éditeurs et rédacteurs de la remarquable préface de ce livre collectif sur les « lieux de mémoire postcoloniaux de la France contemporaine ».
« Lieux de mémoire » : la référence à Pierre Nora est inévitable quand on s’intéresse aux sites et symboles, au matériel et à l’immatériel de la mémoire, surtout à propos de la France. Le collectif proclame : les Lieux de Mémoire « ont créé un paradigme pionnier pour penser les relations entre la nation, le territoire, l’histoire, la mémoire » (p. 2), tout en exprimant fort justement les oublis significatifs de Nora et de son équipe dans le domaine colonial et postcolonial et en en faisant le cœur de leur initiative, d’où le titre de la préface, « Post-colonialiser les Lieux de mémoire. »
Allant plus loin que la simple critique habituelle des Lieux de mémoire pour ce refus des autres – ceux et celles qui n’étaient pas au cœur de la République métropolitaine -, critique souvent exprimée depuis la complétion des sept volumes publiés il y a trente ans déjà, entre 1984 et 1992, le livre fait de ce refus et de sa réflexion sur ce refus sa matière même en se donnant comme objet la France postcoloniale. Et c’est cette négation qui est disséquée, réfléchie, non pas pour se demander pourquoi les excellents contributeurs (moins souvent contributrices) à l’œuvre magistrale pensée par Pierre Nora, bons élèves de la République, ont non pas oublié, à la suite du maître d’œuvre, la plus grande France mais, pire, l’ont volontairement laissée de côté, vue sans intérêt significatif.
C’est d’autant plus surprenant que les départements et territoires d’Outre-Mer ont toujours été d’excellents citoyens de la République, y compris dans leurs révoltes, au nom des droits de l’homme et de liberté, égalité, fraternité. Pour les ex-colonies devenues territoires indépendants, tout est plus compliqué, mais ce n’est pas le sujet de ce livre. Sa trentaine d’auteurs appartient à une nouvelle génération en phase avec les années présentes et à même d’aborder les « nœuds de mémoire », les « mémoires mutidirectionnelles », ou encore « traumatiques » qui conviennent à un monde de plus en plus complexe. Le fait que l’essentiel des auteurs viennent des études françaises dans le monde anglo-saxon n’est pas anodin : s’ils connaissent bien la langue française, ils sont aussi pour l’essentiel les héritiers d’une culture tout autre, où se posent aussi, mais différemment, les problèmes du postcolonialisme, du post-esclavage, du racisme, etc. et de la façon de les représenter. Ils sont aussi dans l’ensemble plus littéraires que spécialistes des sciences sociales.
Le problème posé par le livre est le grand nombre de contributeurs et de thèmes abordés en 400 pages. Les excellentes et très utiles bibliographies en langue anglaise ne compensent pas le fait que les articles soient extrêmement courts, peu illustrés, voire pas du tout.
Aussi le contraste est fort entre la préface si riche et problématisée – ainsi le choix du Panthéon pour montrer comment on peut totalement réécrire l’histoire de ce lieu de mémoire dans l’esprit d’ouverture intellectuelle postcoloniale – et la plupart des articles qui n’ont guère d’espace pour développer plus qu’une description de leur contenu, l’éditeur ayant sans doute limité le nombre de signes. Ainsi, le plan en sept parties, d’Institutions à Territoire, de Monuments à Mots et images, Déplacements et mobilités, Corps, Vie quotidienne, chacune riche de cinq à sept articles, est loin de tenir les promesses de l’introduction. Les articles les plus intéressants sont ceux qui se rapprochent des lieux de mémoire originaux en les repensant dans un ensemble chrono-spatial qui intègre colonisation, colonialisme et postcolonial : ainsi de la Sorbonne, par exemple, ou de la langue française, du bagne, du couscous ou de l’abolition de l’esclavage. Mais d’autres ne dépassent pas la sempiternelle concurrence des victimes, sans même étudier parfois le présent : ainsi le remarquable mémorial-musée contemporain de Rivesaltes qui a pris en compte dans son architecture même l’internement des Harkis après celui des Espagnols, des Tsiganes et des Juifs, n’est pas étudié dans l’article sur le camp ; il est ouvert depuis 2015 et son programme ô combien multidirectionnel était déjà public dix ans auparavant. Il est dommage que le sérieux conceptuel des initiateurs du volume soit parfois trahi par les auteurs des articles. ❚