Sergio Luzzatto
Traduit de l’italien par Pierre-Emmanuel Dauzat
Collection NRF Essais, Gallimard, 2016, 480 p.
Situons les faits. Au sein d’un petit groupe de douze à quinze résistants qui agit dans le val d’Aoste sous les ordres de Guido Bachi et Aldo Piacenza dès les premiers jours d’octobre 1943, une condamnation à mort est prononcée à l’encontre de deux jeunes qui ont terrorisé et pillé la population du lieu. Dans la nuit du 12 au 13 décembre, le groupe est encerclé et ses membres arrêtés par les troupes de la RSI, République sociale italienne ou République de Salò, avec l’aide d’infiltrés. Primo Levi, Vanda Maestro et Luciana Nissim, qui en font partie, seront déportés à Auschwitz en tant que Juifs. Après la libération, on dira que les deux jeunes partisans tués seraient en fait tombés sous les balles fascistes, justifiant qu’ils soient honorés comme martyrs. Telle est la trame de l’essai historique de Luzzatto, qui relate l’histoire de la Résistance italienne à travers un récit plein d’ombres et de non-dits, dans le but, selon l’auteur, de se confronter à la question de la guerre civile. Jusque-là, rien de nouveau : les livres qui mettent en scène la Résistance, y compris à travers des micro-histoires emblématiques, constituent aujourd’hui toute une bibliothèque. Cependant, au côté de ce premier thème – la Résistance – en émerge un autre, bien plus important, à savoir Primo Levi et « le secret du Col de Joux », abordé dans le chapitre « Or » de son Système périodique (1987).
Luzzatto assène dès les premières lignes que Levi aurait avec les membres du groupe décidé de prononcer et d’exécuter une sentence de mort. Et il ajoute, quelques lignes plus loin : « En matière de Résistance, l’art de la concision, dont l’écrivain Levi s’est toujours montré maître, s’apparente à l’art de l’ellipse ». Sous-entendant ainsi que Levi évite d’entrer dans les détails en ce qui concerne le drame des deux condamnés et, en substance, falsifie les faits, en l’occurrence, sa propre implication dans le prononcé et l’exécution de la sentence de mort contre ces jeunes à peine sortis de l’adolescence, Fulvio Oppezzo âgé de 18 ans (de Casale Monferrato) et Luciano Zabaldano âgé de 17 ans (de Turin).
Il ne s’agit pas seulement d’une reconstruction historique hasardeuse : Luzzatto laisse entendre un silence coupable de Levi. En relatant, au cours des années qui suivirent, son expérience du maquis, Levi aurait travesti la vérité, notamment lorsqu’il décrit les conséquences de cet épisode tragique sur le moral de tous les membres du groupe : « Entre nous, dans l’esprit de chacun, pesait un vilain secret, ce secret même qui nous avait exposés à la capture, éteignant en nous, quelques jours plus tôt, toute volonté de résister et même de vivre » (Levi, 1987 : 159).
L’essai de Luzzatto se fonde ainsi sur deux hypothèses : les deux jeunes sans défense auraient fait l’objet d’une justice sommaire, la peine étant disproportionnée par rapport à la faute, signe d’une violence qui régnait parmi les partisans, trop souvent passée sous silence ; plus grave, Levi aurait délibérément tu les faits. Luzzatto se rend compte que ses deux hypothèses ne sont pas étayées par une documentation suffisante, ce qui ne l’empêche pas de les développer. Luzzato demande de façon bien ambigüe : qui décide de l’exécution ? Qui exécute ? Quelle fut l’implication de Levi ? Et surtout, pour quelle raison en est-on arrivé là ? Considérant que ses propres questions demeurent évidemment sans réponse, la mise en cause directe de Levi va jusqu’à en faire un témoin non fiable, car imprécis. Le discrédit qui frappe Levi est donc total et risque de déteindre sur toute son œuvre testimoniale et littéraire ; la polémique suscitée par ce livre a donné lieu à plus de quatre-vingt interventions dans les mois qui ont suivi sa publication. Tentons à présent de relire l’épisode du « mauvais secret » autrement.
Le 5 mai 1986, Primo Levi participe pour la dernière fois à une rencontre avec les élèves et les professeurs d’un lycée de Pesaro1. À cette occasion, il accorde un long entretien à la section locale de l’ANPI (Association nationale des partisans d’Italie), puis au correspondant du quotidien Il Resto del Carlino. À propos de sa brève expérience de résistant, il déclare : « Je n’avais aucune préparation militaire et j’étais mal tombé, m’étant retrouvé dans un groupe où tous étaient aussi démunis que moi. Ce fut une expérience brève et malheureuse. Pourtant, de manière générale, la Résistance était le seul choix juste, providentiel, que l’on pouvait faire alors » (Levi, 1986).
La Résistance apparaît donc comme un « choix providentiel » : ce jugement à lui seul, prononcé quarante-trois ans plus tard, suffit pour affirmer que Levi, homme mûr et écrivain reconnu, n’éprouve pas de remords pour cette expérience, bien au contraire, il lui attribue une grande valeur. Or, cette déclaration elle-même semble cacher quelque chose : depuis les premières années d’après-guerre, Levi a affirmé, à maintes reprises, avoir choisi un groupe de résistants « où tous étaient démunis », autrement dit, un groupe où « personne n’avait d’expérience militaire » (Sessi, 2013 : 67-68). À première vue, cela peut paraître inexact. Par exemple, Aldo Piacenza, pour ne citer que lui, avait combattu au sein de l’armée italienne en Russie et au moins un autre représentant du groupe provenait des formations de Mussolini.
Cependant, Levi ne ment pas, ni ne cherche à cacher une vérité difficile à entendre, on le comprend en mettant bout à bout ses déclarations successives sur la question et en considérant l’évolution du groupe. Comme toujours, pour interpréter ses affirmations, il est nécessaire de reconstruire le contexte historique. Il s’agit, en substance, de saisir le moment où les faits adviennent et se déploient pour les rassembler ensuite à travers les fragments de souvenirs qui affleurent dans les déclarations et les écrits de Levi. Par « expérience militaire », il n’entend pas la participation à des combats dans les rangs de l’armée régulière, sous les ordres de supérieurs, vécue probablement dans le malaise et la désapprobation (ainsi que c’est arrivé à tant de soldats des forces armées fascistes dans la zone d’occupation ou en URSS). L’expérience à laquelle il se réfère est celle d’un groupe de jeunes autonome qui gère lui-même ses actions, ses stratégies, ses méthodes de lutte et de retrait, ses pratiques et surtout, qui gère armes, munitions, logistique, financements, approvisionnement en nourriture, etc. En ce sens, les compagnons de Levi n’étaient pas les seuls à être dépourvus d’expérience militaire, d’autant plus qu’ils devaient faire face à deux armées organisées dont une (l’allemande) avait pour objectif de devenir la plus puissante et sanguinaire d’Europe (en dépit des défaites subies) ; d’autres petits groupes qui s’étaient constitués en Val d’Aoste se trouvaient dans la même situation. Levi n’occulte donc rien, du moins dans cette affirmation tardive par laquelle il valorise son expérience de résistant.
Cependant, quelque chose dans cette brève expérience (quelques semaines) le fait souffrir, frappe de malaise ses souvenirs lorsque sa parole est sollicitée pour un entretien, et ce bien davantage que dans l’écriture littéraire. Ainsi qu’il l’a déclaré lui-même à plusieurs occasions, il se sent obligé de rester « réticent » (Levi, 2013). Levi ne cite pas les noms des deux jeunes fusillés par leurs amis. Pourquoi ? Pour nier la violence au sein du groupe, ainsi que le suggère Luzzatto qui suppose, sans en avoir la preuve, que Levi a lui-même participé à la décision et à l’exécution ? Ou par discrétion, pour ne pas offenser la mémoire de ces deux jeunes qui, malgré leurs actes insensés (il se peut, comme l’a suggéré Cavaglion, qu’ils aient été impliqués dans la persécution d’une vieille femme juive, la poussant au suicide) sont honorés comme des héros2 ?
Il faut comprendre à quel point le choix d’entrer dans la Résistance fut essentiel pour Levi : cet épisode nous éclaire sur sa force (morale et physique), sa sensibilité et sa capacité de résistance, d’abord à Fossoli, puis à Auschwitz. Cela nous amène à formuler notre questionnement de la manière suivante : les semaines passées dans le maquis ont-elles aidé Levi à survivre à Auschwitz ? Lui ont-elles fait découvrir le sens profond de cette douleur qui renforce l’âme et le désir de s’opposer au mal et à l’adversité malgré tout ?
Le nous de Levi, lorsqu’il se réfère à la terrible décision de passer par les armes les deux jeunes qui faisaient certainement partie de ce « flot de gens non qualifiés, de bonne ou de mauvaise foi, qui arrivaient » dans les montagnes rejoignant les rebelles, dont il est question au début de Si c’est un homme, ne doit-il pas être mis sur le compte de sa loyauté envers le groupe ? Cette petite communauté dont il a partagé les projets et les espoirs, les illusions, les erreurs, le manque d’expérience ?
C’est dans son refuge isolé d’Amay que, face au terrible spectacle de « personnes qui erraient épuisées, affamées, démoralisées, soucieuses d’éviter les routes » (Sessi, 2013 : 22), Levi comprend ce qu’il doit faire : contribuer à la lutte contre les nazis. « C’était un devoir impérieux. C’étaient mes ennemis, les ennemis de l’humanité, ils étaient désormais devenus les ennemis de l’Italie, et l’Italie, fasciste ou non, était toujours mon pays » (Levi, 2004 : 141, traduction remaniée).
Le nous du mauvais secret n’est pas un moyen de taire la vérité, il porte un généreux sentiment de communauté et de partage, alors même qu’il s’agit d’événements indépendants de la volonté et des actes de Levi survenus au sein du groupe dont il faisait partie. Pris par les aspects sensationnels de sa reconstruction, soucieux de démystifier un témoin tel que Levi, Luzzatto ne voit pas combien cette expérience de révolte, même « nulle » (schiappina3), est importante pour le jeune chimiste de vingtquatre ans qui, bientôt, entre Fossoli et Auschwitz, aura à se confronter au mal extrême, radical.
Traduit de l’italien par Luba Jurgenson
Bibliographie
Primo Levi, « entretien », Il Resto del Carlino (journal de Pesaro), 6 mai 1986.
Primo Levi, Le Système périodique (1985), traduit de l’italien par André Maugé, Paris, Albin Michel, 1987.
Primo Levi, « Le pharaon à croix gammée », in L’Asymétrie et la vie. Articles et essais 1955-1987, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Paris, Robert Lafont, 2004.
Primo Levi à Giovanni Tesio, in Frediano Sessi, Primo Levi: l’uomo, il testimone, lo scrittore, Trieste, Einaudi ragazzi, 2013.
Frediano Sessi, Il lungo viaggio di Primo Levi (Le Long voyage de Primo Levi), Venise, Marsilio, 2013.
1 Cf. le film L’interrogatoire : ce jour-là avec Primo Levi d’Alessandro et Mattia Levratti, Ivan Andreoli, Fausto Ciuffi, produit par la Fondation Villa Emma, l’institut d’Histoire contemporaine de Pesaro et d’Urbino, Bibliothèque Bobbato de Pesaro.
2 Leurs noms figurent toujours parmi ceux des résistants morts au combat dans le Livre d’or de la Résistance du Val d’Aoste publié par l’Institut d’Histoire de la Résistance et de la société contemporaine du Val d’Aoste, 2007.
3 Expression utilisée par Levi dans une interview accordée à la RAI, section régionale du Piémont, le 29/11/1983, production de Massimo Scaglione.
Publié dans Mémoires en jeu, n° 2, décembre 2016, p. 121-123.