« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? » Enquête sur un silence familial

Mathieu MarlyHistorien, Secrétaire général de l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe
Paru le : 14.03.2022

Raphaëlle Branche

Paris, La Découverte, 2020, 512 p.

 

Un ancien soldat se débarrasse d’un burnous (p. 381). Des enfants découvrent des photographies de cadavres dans le grenier familial (p. 435). Le fils d’un ancien combattant dit « revenir » en Algérie alors même qu’il n’y a jamais mis les pieds (p. 452). Parmi tant d’autres lapsus, actes manqués et découvertes fortuites, ces récits font la trame de l’enquête menée par Raphaëlle Branche sur les mémoires familiales de la guerre d’Algérie. Cette « enquête sur un silence familial » privilégie les témoignages d’anciens combattants et de leurs proches à travers plus de 300 questionnaires adressés à 39 familles. En laissant une large place à la parole des mères, des pères, des adelphies, des épouses et des enfants, Raphaëlle Branche travaille une matière dont s’empare aujourd’hui la fiction pour mettre en scène les affects et les atermoiements d’enquêteurs lancés sur la piste d’évènements traumatiques, le plus souvent dans leurs propres familles. Or, la publication de cette enquête rigoureuse permet d’interroger les points communs et les différences entre l’histoire comme science sociale et certaines tentatives d’histoire littéraire (Traverso). Car Raphaëlle Branche ne met pas en scène sa propre enquête. Le « je » n’intervient pas dans une forme narrative, mais seulement lorsqu’il permet d’apporter des éléments à la démonstration quand, par exemple, les enfants prennent en charge la mémoire des pères en organisant les rencontres avec l’historienne. Enfin, les témoignages ne se suffisent pas à eux-mêmes et les effets de montage sont là pour suivre une démonstration qui s’appuie sur d’autres sources (archives psychiatriques, enquêtes collectives, associations d’anciens combattants) permettant à l’analyse de dépasser le cadre étroit de quelques individus et de quelques familles1.

Cette différence d’écriture permet d’aborder un objet complexe et fuyant, parfois réduit à la parole de l’ancien « para » alcoolique et raciste qui aurait essaimé dans les familles françaises. Pour rendre compte de l’élaboration silencieuse des mémoires familiales, forcément singulières, Raphaëlle Branche propose un cadre explicatif qui n’est pas seulement celui des origines sociales, des opinions politiques et des croyances religieuses des anciens appelés d’Algérie, ni même des expériences militaires diverses (selon l’arme, le grade, l’emploi ou le terrain), mais bien des différentes configurations familiales dans lesquelles s’élabore un dialogue difficile, voire impossible autour du passé militaire en Algérie (configurations résumées p. 466-467). L’historienne retrace la genèse de ces configurations en partant des conditions d’énonciation de l’expérience militaire durant la guerre – par l’étude des correspondances avec les proches – et des conditions du dialogue au retour des conscrits dans leurs familles. Ce qui est tu, ce qui reste implicite dans ce dialogue ne ressort pas de l’expérience algérienne dans son ensemble mais bien des exactions (brutalités, viols, tortures, morts violentes) qui forment la matière première de ces silences. Les raisons en sont bien connues : la volonté de rassurer les épouses et les mères, les blocages dans l’écriture, le décalage avec les attentes et les représentations familiales. Mais l’intérêt de l’analyse consiste précisément à chercher les variations de ce dialogue à travers les relations différenciées aux proches selon le genre, l’autorité, la position familiale et l’âge. Il en ressort des analyses très fines sur le rapport aux pères, eux-mêmes silencieux, aux fiancées préservées qui incarnent l’espoir du retour et aux membres plus jeunes de l’adelphie qui semblent déjà appartenir à un autre temps.

Pour faire tenir ensemble des expériences familiales aussi diverses, Raphaëlle Branche défend l’idée d’une conscience générationnelle propre aux « anciens d’Algérie », définie par une forme de malaise et d’incompréhension vis-à-vis des aînés et des cadets. Comme leurs pères et leurs grands-pères, ces hommes nés entre 1930 et 1942 ont connu la guerre dans leur enfance et appartiennent à cette « longue chaîne de générations masculines dont l’identité est liée au service militaire » (p. 288). Mais l’expérience algérienne, cette « guerre sans nom » considérée par certains comme une forme altérée de service militaire permet difficilement les comparaisons avec les guerres mondiales de leurs aînés. Avec la génération suivante (cadets et premiers enfants), les référents communs manquent en raison des profondes transformations sociales et familiales amorcées dans les années 1960 : accès plus grand aux études supérieures, politisation, déclin de l’autorité paternelle, émergence de la parole des enfants. Il faut encore ajouter l’hypocrisie et le silence de l’État français qui s’en tient à la fiction du maintien de l’ordre en Algérie et considère ces anciens soldats comme de simples conscrits revenus de la « quille », laissant ces hommes seuls face à des souvenirs qu’aucune parole officielle ne vient mettre en récit. La possibilité d’une parole, ou au moins de revendication commune, émerge très progressivement avec la création d’un tissu associatif d’anciens appelés dès la fin des années 1950, le statut d’ancien combattant reconnu en 1974, la prise en compte des traumatismes psychiques donnant droit aux pensions en 1992 et, tardivement, la reconnaissance officielle de la « guerre » d’Algérie par l’État français en 1999. Entre-temps, les possibilités de dialogue s’ouvrent dans les familles à mesure que ces hommes approchent de la retraite et que leurs enfants, ou petits-enfants, plus informés sur le conflit algérien, font valoir certains traits caractéristiques des régimes mémoriels contemporains : l’injonction du « devoir de mémoire », le prisme de la victime de guerre et, particularité française des mémoires de la guerre d’Algérie, le malaise face aux révélations sur les tortures pratiquées par l’armée.

Le grand mérite de l’ouvrage est de ne pas s’en tenir à une histoire classique des mémoires algériennes – histoire des politiques mémorielles, succession de témoignages d’anciens combattants – mais de proposer de nouveaux terrains d’investigation. On retiendra, de ce point de vue, l’attention prêtée aux goûts et dégoûts, à la culture matérielle (objets, photographies), aux corps et aux psychismes abîmés des anciens soldats. L’étude des archives psychiatriques (écrits de psychiatres, dossiers de patients) constitue certainement un des aspects les plus passionnants de cette recherche. La démonstration s’appuie ici sur un usage modéré de la notion de « trauma », ni généralisé aux anciens d’Algérie ni plaqué sous forme de diagnostic sur des dossiers d’archives. Acteurs ou spectateurs d’exactions, marqués par la peur et l’angoisse de la mort imminente, certains soldats ne sont pas parvenus à intégrer leurs expériences sous la forme de souvenirs et ces évènements restent là, « incrustés » dans l’appareil psychique (p. 332), menaçant de surgir à tous moments : cliquetis des volets roulants qui rappellent le chargement des armes, peur des promenades nocturnes, terreur des youyous. Cette configuration psychique produit une série de symptômes plus ou moins réguliers dont le plus courant est l’intériorisation, le silence et la capacité moins grande à nouer des relations affectives. La reconnaissance médicale des psychotraumatismes de guerre a produit des archives et un cadre d’analyse à même de rendre compte des effets psychiques de la guerre d’Algérie, lesquels restent cependant difficiles à mesurer : entre 35 000 et 350 000 anciens soldats souffriraient de troubles psychiques selon les estimations (p. 400). Raphaëlle Branche n’en poursuit pas moins ces symptômes dans les témoignages familiaux et les dossiers psychiatriques à travers l’étude des cauchemars, de l’alcoolisme, de la violence familiale et des suicides d’anciens soldats. Ces cas de figure constituent assurément la part la plus sombre des traces du passé algérien dans les mémoires familiales françaises. L’ouvrage rappelle cependant qu’il en existe d’autres, souvent inconscientes et parfois créées sur la foi de quelques archives auxquelles manque la parole des anciens soldats, comme ces albums photographiques devenus le support d’un récit que les enfants construisent sur le passé algérien de leurs pères (p. 378-379). ❚

 

Œuvres  citées

 

Aleksievitch, Svetlana, 2006, Les cercueils de zinc [1989], Paris, Christian Bourgois.

 

Traverso, Enzo, 2020, Passés singuliers. Le « je » dans l’écriture de l’histoire, Montréal, Lux Éditeur.

1 La démonstration centrée sur les témoignages d’anciens combattants et de leurs familles peut évoquer la mise en scène littéraire des Cercueils de zinc de Svetlana Aleksievitch (2006) consacrée à la guerre soviétique en Afghanistan, un conflit dont Raphaëlle Branche rappelle les multiples points de comparaison avec la guerre d’Algérie.