Michel Borzykowski & Ilan Lew – Préface de Boris Cyrulnik
Genève, Slatkine, 2019, 336 p.
L’objet comme « catalyseur de souvenirs ». La démarche comporte une volonté délibérément archéologique, signalée par la question que les enquêteurs ont posée à quarante témoins de la région genevoise : « Gardez-vous dans vos affaires personnelles l’un ou l’autre objet qui vous relie à la Shoah ? » L’acte de se souvenir et de provoquer le souvenir est central à la démarche. Un accent important est mis sur la pérennité, en invitant à parler de cet objet, et donc de sa transmission, non seulement des enfants cachés, mais aussi de leurs descendants, membres de plusieurs générations.
L’originalité de cet ouvrage est de pénétrer dans la mémoire de la Shoah par le biais de l’histoire familiale. Le rapport entre mémoire collective et mémoire individuelle a été renouvelé par les découvertes en neuropsychologie autour de la question du traumatisme. Selon Jeffrey Olick (Olick), que ces différentes mémoires soient le fait de la représentation, et donc constamment remodelées par l’individu et par le groupe, appelle à investir des champs interdisciplinaires où mémoire collectée et mémoire collective sont étudiées dans leurs interactions. C’est ce que propose cet ouvrage sur le plan de la méthode en partant des mémoires privées et en cherchant à faire agir à leur propos les connaissances de certains de ses acteurs dans les domaines de la psychologie, de la sociologie, de l’art-thérapie, de l’histoire, des sciences affectives (première partie, p. 19-68).
Selon Ilan Lew, l’un des deux auteurs, on observe un affaiblissement de la portée de la mémoire institutionnelle quand disparaissent les derniers témoins. Voire une gêne à son égard, pour les descendants : « Attention, tu vas te prendre les pieds dans une pierre commémorative ! » Mais il serait faux de dire que la mémoire passe alors pour ensuite appartenir à l’Histoire. Comme le démontre cet ouvrage, cette mémoire, très vivante, continue son chemin à travers les mémoires familiales, qui sont aussi un espace de partage (privé et social).
Avant tout, il y a les histoires « folles, douloureuses, merveilleuses » selon les paroles de Boris Cyrulnik (cité p. 23). Sur la base de faits restitués et souvent de lacunes tout aussi exigeantes à reconstituer, elles sont des espaces privilégiés de partage de la mémoire à travers de fortes émotions. Ce livre a le grand mérite de faire son matériau de ces histoires, et de cet art de conter. Ce sont les quarante témoignages liés à des objets de famille exposés dans la deuxième partie (p. 70-323).
Le néologisme « transmissionnel » se réfère au rôle joué par un objet à la fois transmis et objet de transfert. Cet objet qui relie à la Shoah, hérité d’un parent sauvé ou déporté, est en même temps support et prétexte de souvenirs, objet de symbolisation et « témoin » dans les deux sens de celui qui raconte et de celui qui passe le bâton (Ruth Dreifuss, p. 13). Il n’est pas sans intérêt de rappeler (Marion Feldman, p. 63) que le concept d’objet transitionnel a été élaboré par Donald Winnicott dans le contexte de la guerre quand il travaillait à
Londres avec des enfants évacués et forcés à la séparation. L’ouvrage pose beaucoup de problèmes et suggère de nombreux champs qui ne sont pas poursuivis. Il donne un sentiment d’inachèvement. Mais il a le mérite de trouver un bel équilibre entre expression et document, récit et réflexion et de s’adresser à un large public. De plus, il met en lumière les particularités de la mémoire transgénérationnelle. Les perspectives ouvertes vont plus loin que le traumatisme et l’histoire particulière de la Shoah.
L’objet familial est un « reste qui reste », à la fois témoin de la perte, symbole, et catalyseur de réminiscences. Il fait le lien entre les temps. Là où les cendres, la pierre tombale, le monument, la plaque ou le livre commémoratifs invoquent la mémoire sur le mode du rite funéraire, en célébrant les disparus, l’objet personnel rappelle la mémoire de la personne vivante. Il évoque le disparu dans sa vie ordinaire, relationnelle au quotidien, et suggère comment il a été manipulé, porté, transporté, transmis, perdu, caché, retrouvé. Il appartient non au royaume des morts, mais au royaume des vivants. C’est parce qu’il évoque quelque chose de fort sur la vie du disparu qu’il devient « objet de transfert ».
Mû par cette phénoménologie, l’objet-vestige possède également une dimension pathétique : une fois privé de son propriétaire, il perd sa raison d’être et devient inutile. L’objet personnel est toujours une litote. Du moment qu’il est séparé de celui qui le manipulait, il manifeste l’abandon. Je crois n’avoir jamais vu de scène plus poignante que le piano projeté en équilibre sur une fenêtre d’immeuble et les livres aux pages tournées par le vent, dans les rues, après les bombardements de Grozny.
Parmi les récits, on observe certaines structures récurrentes. Notamment, l’importance du geste. Certains objets (le petit éléphant d’or, le petit avion jouet) ont été fabriqués par le disparu. D’autres ont été transmis pour soutenir l’enfant abandonné, pour conserver quelque chose (boîte contenant du sucre, coffres sculptés). Ce qui reste et est transmis est moins l’objet que ce qu’il manifeste et qui est enfermé, de façon magique, dans la facture et le choix de l’objet, et conservé par le récit : le geste d’amour.
Certains objets ont des biographies rocambolesques et deviennent les vestiges archéologiques d’une « Europe disparue ». Les trajectoires des protagonistes les ont conduits parfois sur des milliers de kilomètres, souvent d’Europe centrale aux confins de l’Europe, près de l’Asie centrale ou en direction de l’Espagne, etc. L’objet, tiré du magasin familial ou de l’architecture d’une maison-refuge, parle de sauvetages in extremis et de disparitions tragiques, de lieux et d’activités révolus. À travers la destinée et la forme particulière de ce témoin-vestige, quelque chose se dit sur le paysage urbain, le visage de l’Europe mutilée par le génocide, avant et au-delà de la destruction physique des villes.
Une autre structure est le différé du temps. Parfois, c’est soixante-dix ans plus tard qu’un secret ou qu’un objet sort de l’oubli. Parfois, c’est un héros que cet objet incite à retrouver. Le temps de l’objet n’est pas celui de la mémoire historique mais celui de la résistance de la matière à la corruption – en évoquant la solidité de la matière du souvenir, elle incite parfois l’individu à résister à l’oubli.
Certaines réflexions ou questions soulevées par les témoins ou les auteurs demeurent brûlantes : la rareté (absence ? ) des travaux sur les destinées des enfants cachés en Europe orientale (Abram De Swaan. p. 49), la destinée du traumatisme historique quand il n’est pas travaillé passant d’indicible, à innommable, puis impensable (Abraham & Torok, cités p. 60), ouvrent sur une dimension politique. Récits et réflexions témoignent d’une façon saisissante de la permanence des liens au-delà du temps et du fait qu’une énergie de réparation puisse être saisie, transmise et vivifiée à travers plusieurs générations.
Un des aspects les moins heureux est le choix éditorial. Le papier glacé suggère que l’objet appartient à la forme muséale alors qu’il entendait dévoiler les rapports à l’intime. Une mise en page plus centrée sur le narratif aurait rendu un meilleur hommage à l’intention des auteurs. ❚
Œuvres citées
Abraham, Nicolas & Torok, Maria, 2001, L’Écorce et le Noyau [1978], Paris, Flammarion.
Olick, Jeffrey, 1999, « Collective Memory: The Two Cultures », Sociological Theory, vol. 17, n°3, novembre, p. 333-348.