Sylvie Lindeperg
Paris, Payot, 2021, 528 p.
Après l’exploration minutieuse de multiples fonds d’archives répartis entre les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne, la Russie et les Pays-Bas, Sylvie Lindeperg livre le fruit de ses recherches dans un passionnant ouvrage qui retrace chronologiquement le procès de Nuremberg à partir du rôle et de la place des images dans le procès des grands criminels de guerre nazis. Dans une première partie sur le « procès rêvé » qui détaille l’ampleur des préparatifs mis en place dès le mois de mai 1945, l’auteure revient en particulier sur la décision de filmer le procès et d’utiliser les images filmées comme autant de « preuves visuelles » (p. 51) des atrocités commises par les nazis. Si la « pauvreté » des plans tournés par les opérateurs américains est rappelée dès le prologue (p. 10), la présence des caméras dans le prétoire n’en constitue pas moins un événement majeur. Sylvie Lindeperg rappelle, d’une part, tout ce que cela implique du simple point de vue architectural (avec notamment l’installation d’un écran de projection, d’éclairages pour mieux filmer le visage des accusés pendant la diffusion des films, de trois cabines vitrées pour les caméras) et montre, d’autre part, toute la complexité pour parvenir à un accord entre les quatre puissances alliées à l’origine du procès. En effet, tandis que les tribunaux américains ne tolèrent presque plus les caméras depuis 1937, suite aux débordements lors du procès de l’assassin de l’enfant Lindbergh, les Soviétiques filment, quant à eux, les procès depuis les années 1920 à grand renfort de mise en scène, avec un scénario pré-écrit et une foule de public et d’accusés filmés au plus près par des opérateurs se déplaçant librement dans la salle. Les Américains, et en particulier le procureur général Robert Jackson chargé d’organiser le procès de Nuremberg, sont à la fois fascinés et effrayés par le film La Cour se réunit ! tourné par Ilya Kopaline au procès de Kharkiv et organisé par les Soviétiques en décembre 1943. Les caméras françaises étant silencieuses, elles sont acceptées dans les tribunaux jusqu’en 1954. Les Actualités françaises filment ainsi quelques minutes chaque jour du procès du maréchal Pétain à l’été 1945. Mais ce sont les Britanniques qui créent un précédent à l’occasion du procès de Lüneburg à l’automne 1945 : des caméramen sont autorisés à filmer la salle avant les débats et, surtout, des images de Bergen-Belsen sont projetées lors des audiences.
La collecte des images destinées à être utilisées comme preuves à Nuremberg fait l’objet d’un trépidant chapitre qui, « du MoMa aux mines de sel » allemandes (p. 51), suit la quête confiée au Lieutenant américain « Budd » Schulberg : celui-ci s’appuie, d’abord, sur les films allemands présents aux États-Unis (les actualités filmées ou les documentaires de Leni Riefenstahl, par exemple) avant de se rendre en Europe sur la trace des films nazis. À Berlin, il retrouve ainsi le film tourné lors du procès des conjurés du 20 juillet 1944 qui tentèrent d’assassiner Hitler. À Potsdam-Babelsberg, dans les archives cinématographiques du Reich désormais sous contrôle soviétique, l’alliance inattendue de Schulberg avec le major soviétique Avenarius lui permet de découvrir plusieurs documentaires produits par le NSDAP ainsi qu’un film inachevé tourné par les nazis dans le ghetto de Varsovie en 1942.
La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « la scène du procès réel », revient ensuite sur les moments forts et les temps morts du procès. En dépit des moyens déployés par les cameramen américains du Signal Corps, seules trente minutes sont filmées par jour. À cette « modestie des matériaux collectés » (p. 192) qui ratent parfois certains moments du procès s’ajoute la fausse objectivité des images : sous prétexte d’adopter un point de vue neutre, les images américaines ne captent qu’une partie de l’événement et laissent dans le hors champ toute une partie des audiences, en isolant les prises de parole sans saisir les réactions qu’elles suscitent. Malgré ces faiblesses, les images relaient néanmoins la force de certains témoignages, tels ceux de Marie-Claude Vaillant-Couturier et de Francisco Boix dont les prises de paroles donnent lieu aux passages les plus émouvants du livre. L’ancienne résistante et déportée est non seulement la première femme à s’exprimer au procès, mais la force et l’assurance de son témoignage suscitent une vive impression largement relayée par les médias français. Les images de Francisco Boix révèlent toute sa vivacité. Contrairement aux minutes du procès qui lisseront à l’écrit les erreurs de français de ce dernier, d’origine catalane, et effaceront son désir d’être interrogé sur sa déportation, elles disent « sa volonté de briser le carcan de la procédure judiciaire, son impossibilité ou son refus de tenir dans la place que le tribunal lui assigne » (p. 234). Cette capacité à redonner vie à tous les acteurs et à toutes les actrices du procès constitue assurément l’un des aspects les plus réussis du livre : si le procès de Nuremberg s’achève sur le sentiment d’un « demi-échec » (p. 361), d’abord avec le revers de Jackson face à Goering lors de son interrogatoire, puis avec la colère de la presse internationale face à l’acquittement de trois des prévenus à l’issue du procès et enfin avec l’annulation de la sortie aux États-Unis du documentaire américain sur Nuremberg, les portraits du procureur général, des membres de son équipe, des juges, des témoins, des accusés mais aussi des journalistes, des opérateurs, des cinéastes et des interprètes redonnent vie à toutes les facettes du procès et soulignent l’énergie déployée pour venir à bout des divergences judiciaires, politiques et cinématographiques dans un immédiat après-guerre déjà marqué par la guerre froide. ❚