Préface d’Annette Becker, Paris, Éditions du détour, 2020, 392p.
Dans son ouvrage L’Attente. Dans les camps de personnes déplacées juives, 1945-1952, Nathalie Cau se penche sur la vie culturelle et artistique d’une partie du She’erit Hapletah (terme hébreu désignant les survivants de la Shoah) se trouvant alors en Allemagne occupée par les Alliés. Ces rescapés sont soumis à toute une série de restrictions par les administrations d’occupation et leurs perspectives d’avenir sont floues. Retourner vivre en Europe de l’Est où leurs familles ont été décimées, leurs biens pillés et où l’antisémitisme continue à sévir n’est pour la grande majorité d’entre eux pas une option. En outre, les politiques d’accueil des pays d’immigration sont très restrictives et l’entrée en Palestine sous mandat britannique est encore régie par le Livre Blanc de 1939. L’attente avant le départ vers un ailleurs se fait dans des logements réquisitionnés ou dans des camps, prenant parfois la forme de kibboutz. Dès la libération, des camps – comparés par leurs habitants à des « salles d’attente » – ont en effet été mis en place par les Alliés à l’attention de l’ensemble des déplacés du fait de la guerre. Cette population reçoit le statut administratif de DP, Displaced Person. On compte parmi elle plus d’une vingtaine de nationalités. Que ce soit par le fruit d’une politique (en zone américaine)[1] ou celui d’un état de fait (en zone britannique)[2], les Juifs peuvent à partir de l’automne 1945 vivre isolés des autres étrangers. En septembre 1945, sur les près de 1,2 millions de DPs en Allemagne, on compte 22 580 Juifs[3]. Sont progressivement inclus parmi les DPs ceux qui ont quitté leur pays après mai 1945, tels les Juifs prenant la fuite suite aux pogromes à l’Est, notamment après celui de Kielce. Ainsi, en octobre 1946, les DPs juifs sont environ 138 000[4].
Les sujets de cet ouvrage sont multiples : les réfugiés juifs, l’après-guerre, le yiddish, les performances. Par « performance », Nathalie Cau entend le théâtre mais également les fêtes religieuses, les évènements politiques ou sportifs, les commémorations, ou « tout autre rassemblement qui poursuit le même mouvement de mise en présence et de formation d’une assemblée de regards et d’écoute réciproques, de définition de l’instant et de son surgissement » (p. 24). Comment ces performances ont-elles aidé les réfugiés juifs à dépasser l’angoisse de l’attente et à se reconstruire tant individuellement que collectivement ? Comment sont-elles devenues des espaces de renaissance du yiddish ou, également, de revendications sionistes ? Comment l’Allemagne, terre des ennemis d’hier, se retrouve-t-elle au centre de la dernière grande période de création théâtrale yiddish en Europe ? Ces questions traversent l’ouvrage de Nathalie Cau issu de sa thèse en Arts du spectacle. Pour y répondre, la chercheuse se concentre sur les DPs juifs vivant dans les camps des zones britannique et américaine d’Allemagne et s’appuie sur un important corpus photographique ainsi que sur des souvenirs de protagonistes, sur la presse, ou encore sur quelques archives issues de fonds d’organismes étant intervenus auprès de cette population.
Après avoir présenté dans une première partie la reconstitution ou la création de troupes théâtrales de DPs juifs, ainsi que leur fonctionnement et leurs activités, Nathalie Cau se penche dans une deuxième partie sur les autres types de performances. Elle se donne pour mission d’« envisager chacun de ces événements dans ses conséquences anthropologiques, esthétiques et politiques » (p. 25). Elle montre comment se jouent ici la construction d’un « je » et d’un « nous », ou encore la création des liens entre passé, présent et futur.
L’auteure appréhende les performances dans leur ensemble : des initiateurs et acteurs du projet aux publics présents ou visés ; des financements des tournées aux revenus encaissés par les DPs ; des langues utilisées aux langues comprises ; de l’amateurisme à la professionnalisation… Elle prend en compte l’évolution des moyens alloués et celle de la visibilité de ces performances, ainsi que les conséquences des départs progressifs (notamment après la création d’Israël ou le DPs Act aux États-Unis) des principaux membres de la communauté sur la vie culturelle juive. Il ressort de ces analyses qu’en plus de pallier la faiblesse du système de représentation politique des DPs auprès des autorités d’occupation et les éventuelles censures, notamment en zone britannique, ces performances permettent aux Juifs de tordre le cou à toute accusation de passivité, passée ou actuelle, et de réaffirmer leur présence sur terre. En effet, dans le cadre de toutes leurs activités, les DPs juifs sont amenés à se constituer en groupe cohérent, cohérent non seulement à leurs yeux mais aussi aux yeux des autres.
Cohérent à leurs yeux parce qu’en évoquant la vie au shtetl et les pogromes d’avant-guerre, en narrant les récentes persécutions et l’extermination des Juifs (notamment sous la forme du théâtre documentaire) ou en se référant aux textes religieux, les acteurs des performances réinstaurent une continuité dans l’histoire juive européenne. Les performances aident les DPs à retrouver un certain degré d’autonomie (revenus, circulation, contacts, etc.) et accompagnent aussi le monde juif dans son ensemble. En effet, elles permettent de construire à la fois un espace de deuil et une mémoire, d’afficher des revendications politiques, de regrouper des profils hétérogènes et de créer du lien. « L’assemblée réunie par la performance est une assemblée politique », comme le montre l’auteure (p. 55).
Cohérent aux yeux des autres puisque lors des performances les DPs juifs se présentent en tant que groupe uni, en tant que groupe national, alors même que leur existence a été niée par les nazis et qu’à présent la reconnaissance d’une nationalité spécifique est contestée par les autorités internationales. Ils affirment collectivement devant les Alliés qu’un retour à la situation d’avant-guerre est impossible et que la création d’un nouvel État est indispensable. Les concours de beauté, les spectacles d’enfants ou les compétitions sportives témoignent de l’effort sioniste pour la renaissance physique et sportive du She’erit Hapletah, ainsi que pour son éducation, en prévision de sa vie à venir en Eretz Israël.
Nathalie Cau réussit bien à poser des mots sur ces clichés témoins d’instants uniques. Le chapitre consacré aux fêtes de Pourim, notamment au premier Pourim « libre » au camp DP de Landsberg sur Lech en mars 1946, en est un bon exemple. Ces défilés, qui empruntent au théâtre yiddish son caractère parodique, ont des aspects de rituel mi-profane, mi-religieux. En 1946, au récit du rouleau d’Esther, et par son biais le rappel du passé commun, se superpose celui de la guerre avec des DPs déguisés en un Hitler défait (qui remplace l’effigie d’Haman), entourés d’autres DPs ayant, eux, endossé des uniformes rayés de déportés. Alors que non loin de là, aux procès de Nuremberg, les crimes contre les Juifs ne sont pas dissociés des autres crimes, les DPs juifs répondent à cet oubli : Mein Kampf (rédigé par Hitler à la prison de Landsberg) est brûlé, Hitler est assassiné et enterré. Le rescapé tient en son pouvoir le persécuteur. Lors de ce même Pourim, les DPs défilent avec des banderoles indiquant, en yiddish, que « l’existence d’un peuple est fondée sur sa culture et son art ». Ainsi, « travestissement, transcendance du rire caractérisé par l’humour du retournement ; réappropriation de l’identité personnelle et commune par l’Alliance renouvelée ouvrent à une possible reprise du dialogue au présent avec le divin, rompant le silence des camps » (p. 205). Au fil des pages, l’auteure parvient à faire ressentir le poids de l’attente des Juifs dans les camps, attente vécue comme une attente messianique.
La parution du livre de Nathalie Cau est la bienvenue dans une bibliographie française bien pauvre sur la question des DPs. Par son approche anthropologique et esthétique du sujet, la chercheuse se démarque d’une historiographie des DPs souvent attachée aux aspects administratifs et diplomatiques de la gestion de cette population. Elle fait appel à une importante bibliographie philosophique, sociologique et anthropologique au dépens parfois de publications en histoire. Inclure davantage de travaux sur les activités de DPs juifs[5] aurait par exemple poussé l’auteure à préciser l’originalité de sa démarche. De même, une comparaison avec les revendications des DPs ukrainiens[6] – antisoviétiques et privés de gouvernement indépendant – aurait permis d’accentuer les particularités des performances des DPs juifs (en plus de la dimension de la survie à un génocide). Aussi, le rôle des élites dans les expressions politiques des DPs ou les degrés d’attachement des DPs au projet sioniste (on regrettera le quasi-silence sur les bundistes, même s’ils ne représentent qu’une infime minorité) auraient-ils pu être encore plus nuancés[7].
Cet ouvrage invite à développer l’interdisciplinarité dans l’étude de l’histoire des déplacés de la Seconde Guerre mondiale, et, dans ce contexte, à davantage s’ouvrir à d’autres méthodes que celles de la socio-histoire. L’objectivité imposée par la méthodologie historique bride parfois l’imagination des chercheurs. La quête d’exhaustivité peut rendre leurs propos âpres et le langage des archives administratives déteindre sur leur écriture. L’anthropologie culturelle propose une autre appréhension des mouvements, une autre analyse des constructions des sujets, des « je » ou « nous ». En effet, elle permet de faire « revoir » les performances, de donner vie à ce qui entoure ces moments uniques. Il ne s’agit pas seulement de comprendre les silences des archives, ni de redonner corps à un passé, mais aussi de faire des gestes et du temps des sujets d’analyse en eux-mêmes. Dans cet ouvrage, la période de l’attente est édifiée en une actrice de l’histoire.
[1] En zones américaines d’Allemagne et d’Autriche, c’est le rapport de l’avocat Earl Harrison, remis le 24 août 1945 au président américain Truman, qui entraîne la mise en place de centres spécifiques pour les DPs juifs ainsi qu’une nouvelle demande américaine auprès des Britanniques d’ouvrir les portes de la Palestine.
[2] Les organisations juives britanniques ont rapidement demandé à leur gouvernement la permission d’envoyer dans les camps de concentration libérés des délégations pour y distribuer de l’aide médicale, spirituelle et matérielle, mais elles ont essuyé un refus. Fin juillet 1945, une autre de leur requête est rejetée, à savoir isoler les DPs juifs des autres DPs et leur allouer un traitement spécial. Attribuer officiellement la dénomination « juif » aux DPs concernés aurait entraîné la reconnaissance du rapport Harrison, légitimé la demande américaine à faire entrer 100 000 DPs juifs en Palestine, et aurait soutenu les revendications pour la création d’un État juif. Toutefois, le 19 novembre 1945, les autorités britanniques d’occupation acceptent que les Juifs aient l’option de pouvoir vivre dans des logements alloués spécialement à leur attention. En juin 1946, les 12 777 Juifs de la zone britannique d’Allemagne sont dispersés dans 45 camps DP, et 9 199 d’entre eux se trouvent dans celui de Hohne-Belsen. Ainsi, même si la catégorie juive n’était pas reconnue officiellement par les autorités britanniques, ni même l’attribution de camps spécifiques, les DPs juifs étaient de fait souvent séparés des autres DPs. Cf. p. ex. Arieh J. Kochavi : Post Holocaust Politics. Britain, the United States & Jewish refugees, 1945-1948, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2001.
[3] Malcom J. Proudfoot, European Refugees 1939-1952. A study in Forced Population Movement, Evanston, Northwestern University Press, 1956.
[4] IfZ, Fi 01/82, UNRRA, le 22 août 1947, S. K. Jacobs, Special Assistant to the Chief Executive Officer.
[5] Par exemple : Gabriel N. Finder, Laura Jockusch (dir.): Jewish Honor Courts : Revenge, Retribution, and Reconciliation in Europe and Israel after the Holocaust, Détroit, Wayne State University Press – United States Holocaust Memorial Museum, 2015 ; Tamar Lewinsky: Displaced Poets. Jiddische Schriftsteller im Nachkriegsdeutschland, 1945-1951, Göttingen, Hubert & Co, 2008.
[6] Jan-Hinnerk Antons: Ukrainische Displaced Persons in der britischen Zone. Lagerleben zwischen nationaler Fixierung und pragmatischen Zukunftsentwürfen, Essen, Klartext Verlag, 2014 ; Anna Holian : Between National Socialism and Soviet Communism. Displaced Persons in Postwar Germany, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2011.
[7] Cf. Anna Holian, op. cit.