Raphaëlle Guidée
Paris, Classiques Garnier, 2017, 322 p.
Comment concilier le constat de l’irréparable et l’exigence de justice à l’égard des victimes des catastrophes historiques ? De quels moyens la littérature dispose-t-elle pour interroger l’héritage d’une tradition disparue ou pour témoigner de ce dont il ne reste aucune trace ? Telles sont les questions majeures que soulève Raphaëlle Guidée dans cet ouvrage, issu de sa thèse comparatiste, à partir d’un corpus composé des œuvres principales de Faulkner, Roth, Perec et Sebald. Malgré l’hétérogénéité historique et esthétique du corpus, les textes étudiés portent tous l’empreinte d’une histoire contemporaine catastrophique : la décadence du Sud américain et le déclin de l’Empire austro-hongrois dans les épopées de Faulkner et de Roth, le génocide des Juifs et la transmission lacunaire dans la fiction documentaire de Sebald et dans les récits de Perec. Examinant la parole et le regard mélancoliques d’héritiers déracinés, hantés par les spectres du passé, Raphaëlle Guidée fait émerger les interrogations éthiques et poétiques qui leur sont communes et qui sont relatives à la mémoire endeuillée de traditions perdues.
METTRE À L’ÉPREUVE LA FONCTION RÉPARATRICE DE LA LITTÉRATURE
L’ouvrage repose sur une thèse forte : l’écriture de ces auteurs est à appréhender non plus comme un rite d’enterrement dans la tradition des tombeaux scripturaires, mais comme un geste d’exhumation – même infructueux – du passé. Raphaëlle Guidée fait l’hypothèse que les oeuvres de ces écrivains ont « davantage à voir avec le déchaînement de la hantise qu’avec la consolation des tombeaux » (p. 13), en somme davantage avec le geste de l’archéologue qu’avec celui de l’historien. Ce faisant, elle va à l’encontre d’une conception qui dote la littérature du pouvoir de résoudre les apories de la mémoire des destructions – conception d’autant moins pertinente, dans le cas de Sebald et Perec, que l’héritage est celui d’une langue morte, que le récit lui-même fait défaut suite à l’anéantissement non seulement des individus mais aussi des traces même de l’anéantissement.
Chez Faulkner, Roth, Sebald et Perec, l’écriture ne restaure pas la perte ; elle acte au contraire « la certitude d’une mort sans retour, perte sèche que ne saurait venir combler aucun monument, littéraire ou artistique » (p. 18) et met à l’épreuve, voire rend caduque, le modèle de la représentation comme réparation. Le geste éthique indissociable de la question poétique s’énonce ainsi dès l’ouverture : « Comment forger dès lors une économie de la représentation qui ne restaure pas la présence perdue, qui ne comble pas la béance généalogique, mais réponde malgré tout à l’appel qui s’élève du passé ? » (p. 17) L’enjeu décisif est de maintenir la conscience de la perte en tant que telle, l’œuvre littéraire étant conçue moins comme un monument que comme un lieu où « marquer l’espace du manque » (p. 165) afin de redonner au passé « son pouvoir d’appel spectral » (p. 238).
Dans la première partie (« La Vie des morts »), Raphaëlle Guidée inscrit son propos dans une vaste et dense réflexion sur la modification du rapport des sociétés modernes à la mort. Suivant la pensée de Walter Benjamin, elle montre que les deux paradigmes de la généalogie et de la revenance, bouleversés par la fin des narrativités anciennes, donnent finalement lieu à un « régime moderne de la revenance » (p. 57). Caractéristique d’une modernité dans laquelle prévaut le « sentiment de brèche entre passé et avenir » (p. 20), la métaphore spectrale investit non seulement le discours littéraire mais aussi les discours historiographique, philosophique, psychanalytique, artistique, narratologique. La deuxième partie (« Le mnémoniste et l’amnésique ») nous immerge dans les œuvres du corpus et explore deux pôles pathologiques de la mémoire collective que sont l’excès de mémoire (Faulkner, Roth) chez l’héritier écrasé sous le fardeau d’un impossible deuil, et le défaut de mémoire (Sebald, Perec) chez l’écrivain biographe confronté non seulement au « corps manquant du disparu » mais aussi au « récit manquant de sa mort » (p. 141). Poursuivant l’étude du corpus, la troisième partie (« Poétiques de la dette ») analyse l’expression littéraire – qui inclut une réflexion passionnante sur la photographie chez Sebald et Perec – des difficultés inhérentes à un « effort de mémoire » (p. 175) jamais achevé : difficulté à collecter les traces alors que l’archive a perdu son autorité, difficulté du déchiffrement de ces traces lacunaires et enfin difficulté à les représenter dans le récit.
UNE RÉPONSE LITTÉRAIRE À L’APPEL DU PASSÉ
Si Raphaëlle Guidée opte pour une approche pluridisciplinaire et transversale, utilisant les instruments des sciences humaines, ce sont bien la littérature et la poétique qui demeurent l’objet de l’analyse : « c’est avant tout de la spécificité d’une réponse littéraire à l’exigence éthique qui gouverne toutes les écritures et les pensées de l’histoire au XXe siècle qu’il sera question » (p. 22). Repérant des modalités communes (le récit d’enquête, l’usage de l’archive, l’oralité) aux textes étudiés, l’auteure trace une ligne de continuité depuis les écrivains modernes jusqu’aux fictions contemporaines : celle « d’un projet d’archivage de la narrativité perdue » (p. 37) et d’une « interrogation politique de la trace » (p. 195).
Au terme de la lecture de ce stimulant essai qui confirme l’extrême pertinence de l’approche comparatiste, se dessinent en effet « les contours d’une mémoire de l’oubli » (p. 47). S’il ne peut ni représenter le passé disparu ni en faire le deuil, l’écrivain parvient pourtant à inscrire la perte irrémédiable dans le récit afin de la préserver non seulement de l’oubli, mais de l’oubli même de l’oubli, sans jamais « reconduire les morts exhumés au tombeau de l’écriture » (p. 283). L’ouvrage décline ainsi les modalités singulières de la réponse proprement littéraire à l’appel du passé. Cette réponse constitue une alternative à la reconstitution historique, à l’injonction institutionnelle du devoir de mémoire ou à l’impératif de la résilience. À défaut de commémorer ou de réconcilier, la narration conserve pourtant une fonction testimoniale : elle institue l’absence en tant qu’absence, accomplissant par là le geste éthique d’une transmission paradoxale de l’oubli et de son maintien vivace à la conscience du lecteur.