Claire Audhuy et Nicolas Lefebvre
Paris, Rodéo D’Ame, 2013, 173 p.
Les Théâtres de l’extrême, de Claire Audhuy, avec des illustrations de Nicolas Lefebvre, est un journal de recherche qui aborde un sujet encore peu traité : la présence du théâtre dans « les lieux d’emprisonnement extrêmes ». Nous conduisant vers Terezín, New York, Prague, Jérusalem et Strasbourg, ce carnet de route pose la question du surgissement du théâtre comme expérience limite en des lieux inattendus. Une question centrale, simple en apparence mais exigeante, s’impose ainsi : « Peut-on faire du théâtre partout ? ». Cette interrogation se décline en plusieurs questions- réflexions qui révèlent assez vite que le théâtre n’est pas la seule voie empruntée : l’Art, dans sa grandeur et sa totalité, peut être paradoxalement l’ultime survivant des camps et des lieux de l’extrême ou des violences extrêmes.
On pense immédiatement à Yehudit Arnon, qui s’imposa comme but de devenir danseuse si elle survivait au camp, mais le corpus d’oeuvres et d’artistes considéré ici est assez large, et les auteurs s’en expliquent : « Ce que j’essaie de comprendre au fond, dans tout ce travail, c’est en quoi la création artistique est devenue outil de survie dans les camps. Pourquoi et comment des hommes et des femmes prirent un risque, au péril de leur vie, pour créer ».
L’ouvrage réunissant dessins, croquis, textes, récits et témoignages ouvre de nouvelles voies ; dans son aspect pluriel, il multiplie aussi les voix parmi lesquelles celles de survivants, d’artistes, de directeurs d’espace sociaux engagés, tandis que l’introduction est confiée à la dramaturge Delphine de Stoutz. Claire Audhuy relate ses expériences avec les témoins, elle devient elle-même « témoin cherchanttémoin ».
Plusieurs techniques et différents outils sont mis au service de ce carnet de recherche à commencer par les croquis de Nicolas Lefebvre qui semblent spontanés, instinctifs, produits au gré de conversations bouleversantes, ou par ses petites bandes dessinées qui permettent de rendre compte de cette expérience de recherche internationale. À cela s’ajoutent les textes de Claire Audhuy qui s’éloigne du discours purement universitaire pour associer la passion à sa grande connaissance du sujet. L’auteure donne la voix aux rescapés, donc aux souvenirs, à l’anamnèse, et insiste sur l’importance de la transmission.
Il s’agit donc bien d’un carnet de voyage traversant des lieux immémoriaux : du camp de transit de Theresienstadt, en passant par Ground Zero qui « sonde ainsi la question du lieu de mémoire quasi immédiat », et par les musées de Jérusalem, occasion d’évoquer les problèmes liés au tourisme, aux visites et à l’usage de la mémoire, en particulier à Yad Vashem, voire à Auschwitz.
Dans le ghetto de transit de Terezín, en allemand Theresienstadt, une culture se met progressivement en place avec ce qui fut nommé l’« Organisation du temps libre » : de nombreuses initiatives artistiques ont vu le jour dans le ghetto et des lectures à voix haute étaient organisées, ce qui pouvait présumer des premières expériences théâtrales. Les camps ont gardé des traces de ces activités artistiques que les auteurs font intelligemment resurgir ici. « Cet engouement pour l’art et la culture a été fortement partagé par les prisonniers en raison de la détérioration rapide et progressive du moral de chacun, car il prouve leur volonté intacte de vivre, de survivre, dans un esprit combatif ». Cependant, la culture était interdite et devenait donc clandestine, « le soir, certains récitaient des poèmes ou chantaient dans les chambres. » Alors, « créer était une façon de survivre. Énormément de gens se sont mis à créer à Terezín… C’était une façon d’affirmer que “dès que je crée, je suis” », c’est ce qu’affirme, dans une conversation retranscrite, Helga Hošková, une des cent enfants de moins de quinze ans survivants de Theresienstadt. Elle est l’auteure d’un recueil de dessins intitulé Draw what you see en référence à un conseil de son père : « les dessins sont audibles, seuls. » Une vaste collection de dessins d’enfants qui témoigne de la vie du camp est encore visible à Terezín et pour Claire Audhuy, ce sont des « totems ». Une culture clandestine a donc bien pu se développer au camp mais les nazis vont peu à peu la détourner pour servir leur propagande.
Parmi les rencontres remarquables que rapporte l’ouvrage, il faut noter celle de Sami Feder qui « s’engagea très jeune dans diverses troupes de théâtre qui jouaient en yiddish » et qui « tenta, dès les années 1930, de mettre en garde la communauté juive, par le biais du théâtre » et celle de Friedl Dicker-Brandeis, artiste rattachée au Bauhaus : Juive, communiste et « artiste dégénérée » selon les catégories d’Hitler, et qui fut « triplement menacée ». Elle travailla avec les enfants, les accompagna à travers le dessin, en participant notamment aux montages des pièces Les Lucioles et Les Aventures d’une jeune fille en terre promise : « Pour tous ces enfants qui réalisent les décors et revêtent les costumes, le théâtre représente une véritable échappatoire. Ils donnent vie à des personnages dans un environnement de mort. Quant aux adultes, c’est pour eux l’occasion de s’évader quelques instants ». L’ouvrage évoque aussi le souvenir de Hanus Hachenburg, écrivain déporté ayant composé dans divers domaines, vraisemblablement mort en 1944, et qui est l’auteur de la pièce On cherche un fantôme, parue en tchèque dans le journal du ghetto de Theresienstadt, Vedem, fabriqué artisanalement par un groupe de jeunes garçons.
Un opéra tchèque pour enfant occupe une place importante à Theresienstadt, il s’agit de Brundibár, composé juste avant la Seconde Guerre mondiale par Hans Krása sur un livret d’Adolf Hoffmeister. Brundibár était joué par des enfants : « À chaque occasion, on faisait un spectacle pour lequel nous mélangions souvenirs et créations, ainsi que des danses juives et des saynètes. », mais ils étaient la plupart du temps déportés vers les camps de la mort juste après avoir participé à l’opéra ; l’Art constituait donc une dernière étape, une ultime occasion de chanter, de se produire sur scène. L’opéra qu’on peut lire comme un ensemble de métaphores et d’allégories raconte l’histoire de deux enfants qui cherchent du lait pour soigner leur mère malade et qui seront aidés dans leur quête par des animaux. Brundibár est un gros et grossier personnage qui impose publiquement son « divertissement ». Il est une figure du dictateur tandis que « les animaux de la pièce sont le symbole de la force de la cohésion ». Dans leur journal, Claire Audhuy et Nicolas Lefebvre partent à la recherche puis à la rencontre d’Ela Weissberger, « Le Chat » de la pièce Brundibár, rôle qu’elle a tenu à chaque représentation. Elle explique alors : « Nous étions libres quand nous jouions », geste hautement symbolique, les enfants ne portaient pas l’étoile jaune pendant les représentations.
Autre question-réflexion de l’ouvrage, celle des activités ludiques: « Je m’étais intéressée à la question du jeu des enfants dans les camps nazis. Un enfant joue-t-il, ou au contraire, s’arrête-t-il à un moment ? Il semble que, d’après les témoignages, les enfants aient continué à jouer, malgré le contexte de mort ». Claire Audhuy évoque alors un souvenir poignant : « Erik Kulka, survivant d’Auschwitz, vit une enfant danser avant d’aller à la mort. Cet événement spectaculaire avait alors suspendu le cours du temps, les SS ne sachant comment réagir. L’intrusion du jeu dans un moment si inattendu, juste devant les chambres à gaz, avait subjugué, et interrompu le cours de choses… l’espace de quelques instants ». Le rire est aussi une problématique centrale, Isi Gutmann, qui participait au théâtre du camp, affirme, dans son témoignage, s’être vue poser cette question : « Avonsnous le droit (moral) de faire du théâtre, de rire, quand de l’autre côté, il se passe des choses atroces ? » ; sa réponse, dans le camp, à un metteur en scène : « Il y a un temps, tu pleures des larmes, un temps, tu ris aux larmes, c’est la vie ». L’ouvrage apporte également des éléments de réponse à cette difficile question dans un chapitre intitulé « Rire et Shoah » : « Le rire lié à la Seconde Guerre mondiale est un rire-limite, il touche l’expérience extrême de la Shoah ».
Le parcours de Claire Audhuy la conduit aussi à Jénine vers le Théâtre de la Liberté « qui permet aux enfants palestiniens de soigner leur stress post-traumatique par le théâtre, par la “drama-therapy” » et qui constitue une « alternative à la violence ». Juliano Mer-Khamis, le créateur de ce Freedom Theater qui voulait « faire de la scène le lieu d’une possible reconstruction », a été assassiné par un ancien militant palestinien des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa. Intervient alors le témoignage d’Abdelfattah Abusrour, Palestinien qui engage une résistance pacifiste, « une belle résistance », où le théâtre est libératoire. L’auteure explore les pratiques théâtrales de ces « territoires occupés ». « Face à une situation oppressante, menaçante, les créateurs choisissent le théâtre pour interroger le réel. »
Les Théâtres de l’extrême est donc un livre riche et abouti, à la fois simple et sincère qui retrace le parcours d’une réflexion continue, toujours en cours, toujours très ouverte, et composée à quatre mains avec des techniques et des approches différentes. C’est pourquoi le lecteur pourrait aussi avoir le sentiment de rencontrer des artistes, survivants et militants. Textes et dessins font système, ils se relaient, Nicolas Lefebvre n’hésitant pas à suivre son imagination quand les images d’archives font défaut. « Ces théâtres essaient d’affirmer une légitimité à être, à survivre, à exister, tout en dépassant le cycle de violence qui les entoure. » On trouvera, en annexe de l’ouvrage, une bande dessinée par Nicolas Lefebvre qui livre avec bonheur sa version de Brundibár.
Paru dans le numéro 1, septembre 2016, p. 145-146.