Jacqueline Lalouette
Paris, Passés composés, 2021, 239 p.
C’est d’abord sur une base factuelle que Jacqueline Lalouette entend asseoir le débat contemporain relatif au déboulonnage des statues. Chapitre après chapitre, son ouvrage commence ainsi par un « tour du monde des statues vandalisées ou détruites », s’intéresse ensuite aux « statues liées à l’histoire de l’esclavage », puis aux « statues de colonisateurs », à celles, enfin, de personnalités noires déjà en place, dont l’autrice souhaite voir le nombre augmenter à l’avenir. À première vue, l’intention contradictoire animant Les statues de la discorde apparaît donc moins évidente que sa dimension compilatoire. Cependant, à travers les incises plus ou moins développées dont l’historienne ponctue les listes qu’elle dresse, on reconnaît rapidement un certain nombre d’arguments qui, pris ensemble, éclairent moins la controverse qu’ils ne paraissent, en définitive, avoir pour fonction de l’éteindre.
Arguer, par exemple, que l’histoire est complexe et qu’entreprendre de la réviser fait surgir non seulement le risque de l’anachronisme, mais celui d’une révision ad infinitum et ad absurdum de ses grandes figures, comme l’ont fait les signataires d’une tribune parue dans Le Monde du 24 juin 2020, parmi lesquels Mona Ozouf et Michel Winock, conduit Jacqueline Lalouette à pointer le danger supplémentaire que se mette en place « une sorte de police de la pensée applicable à la statuaire publique » (p. 138), dont le rayon d’action s’étendrait potentiellement à d’autres symboles et pourrait ainsi « donner le signal d’une sorte de guerre des statues » (p. 139). Des formules qui sont non seulement excessives par les mots qu’elles emploient (ceux de « police » et de « guerre » dans ce contexte), mais qui, en se portant vers un futur hypothétique, diffèrent l’examen de la situation actuelle.
Cette stratégie d’évitement se vérifie encore lorsqu’en cherchant à se prémunir contre les abus de la mémoire, l’autrice s’inquiète aussitôt d’un possible excès inverse qui consisterait en l’espèce à ramener au premier plan le rôle longtemps occulté des esclaves dans la lutte pour l’abolition au détriment de celui joué par les abolitionnistes. Jacqueline Lalouette partage sur ce point les craintes d’Olivier Pétré-Grenouilleau qu’elle cite à ce sujet (p. 62). Or si l’Essai d’histoire globale qu’avait consacré ce dernier aux traites négrières en 2004 se distinguait par sa factualité, il déconcertait aussi le lecteur par son silence quasi-total sur le sens institutionnel de l’esclavage, pour paraphraser le titre donné de manière posthume au livre éponyme d’Alain Testart (L’Institution de l’esclavage. Une approche mondiale, 2018).
Pour sa part, l’autrice des Statues de la discorde revendique ce refus d’examiner les causes profondes de la nouvelle vague d’iconoclastie qui a traversé plusieurs pays à partir de 2020, parmi lesquels la France hexagonale et ultramarine. Non que Jacqueline Lalouette minimise l’importance de l’assassinat de George Floyd dans le déclenchement de ce mouvement, avec lequel elle ouvre son essai, mais parce qu’elle considère qu’« il ne saurait être question pour nous de juger l’œuvre colonisatrice de Bugeaud, Faidherbe, Gallieni et de Paul Bert, de comparer les accusations lancées contre eux avec leurs propres écrits (circulaires et rapports officiels, correspondances, mémoires, etc.), approche qui excéderait la raison d’être de ce livre consacré aux statues. » (p. 112) C’est là confondre, semble-t-il, la raison d’être d’un livre avec son objet d’étude, dans la mesure où « l’œuvre colonisatrice » desdites personnalités explique que leurs effigies soient prises pour cibles, situation justifiant par rebond que l’autrice d’Un peuple de statues (2018) renouvelle, pour la circonstance, son attention à leur égard.
Jacqueline Lalouette décrit à ce propos de manière fort curieuse le regain d’intérêt pour l’histoire des monuments suscité par ceux qui les visent. « Ne sachant généralement pas qui est statufié, et ignorant a fortiori les motifs de l’hommage rendu par le bronze ou le marbre, ce n’est pas par la statuaire publique elle-même que les habitants d’une ville apprennent que leurs aïeux ont glorifié des hommes mêlés à l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, mais bien par les actions polémiques lancées par les militants. » (p. 130) On ne saisit pas bien ici ce que l’historienne déplore : que des « habitants » vivent dans l’ignorance de leur histoire ou que des « militants » les en sortent ?
Cette bipartition entre les uns et les autres est d’ailleurs l’une des constantes de son argumentation, qui trouve son expression la plus nette dans sa conclusion, contredisant au passage la citation précédente. Jacqueline Lalouette y affirme en effet que « l’idée ne vient pas aux militants hostiles aux statues que leurs concitoyens puissent être attachés à leur patrimoine – sans pour autant penser que tout ce qu’ont fait les personnages statufiés est admirable ou respectable –, être irrités par l’irruption de petits groupes de militants prétendant modifier leurs paysages urbains, scandalisés par le fait qu’ils viennent même réécrire leur histoire. » (p. 181) Quoique « concitoyens », lesdits « militants » viendraient-ils, selon l’autrice, d’autres quartiers, d’autres contrées que les « habitants » « irrités » par leur « irruption » ? Et à qui appartient par conséquent ce « leur » dans cette « histoire » ? Cet antagonisme exacerbé finit par informer toute la ligne argumentative que tient l’autrice tout au long de son essai.
Commentant le discours présidentiel du 14 juin 2020 relatif au « non-déboulonnage » des statues, Jacqueline Lalouette soutient par exemple que « cette position ferme du président de la République irrita les milieux antiracistes et anticolonialistes », et avance en suivant que « la position d’Emmanuel Macron correspond à celles d’historiens et d’historiens d’art » (p. 135), comme s’il s’agissait de deux sphères imperméables l’une à l’autre, voire adverses. Cette opposition entre des figures d’autorité et d’autres qui n’en ayant pas ne sauraient légitimement la contester se retrouve là aussi dans les dernières pages de l’essai, entre, d’un côté, « les groupes militants » et, de l’autre, « des personnalités, par exemple le psychiatre Boris Cyrulnik ou le magistrat Antoine Garapon, [qui] alertent d’ailleurs sur le danger psychique que peut faire naître un sentiment de victimisation trop longtemps cultivé. » (p. 179)
On ne peut vérifier si l’emploi très inopportun ici de « cultiver » est le fait de l’une des deux personnalités mentionnées ou celui de l’autrice seule, qui n’en donne pas la source. Au mieux, mais sans doute à rebours de ce qu’elle veut suggérer dans ce cas précis, son usage pourrait laisser supposer l’existence d’une certaine culture mémorielle des victimes de l’histoire venant demander des comptes à un passé qui, de fait, n’est plus atteignable que par effigies interposées.
Sous ce rapport, la tendance à personnifier certaines d’entre elles n’est pas si incongrue que Jacqueline Lalouette le laisse penser en voyant, par exemple, dans l’écriteau « Je suis raciste » accrochée à la statue de François Mahé de La Bourdonnais érigée en 1856 à Saint-Denis de La Réunion en hommage à l’ancien gouverneur des Mascareignes, une façon de le faire « confesser lui-même, post-mortem, son racisme. » (p. 71) Au terme d’une longue description des différents outrages subis par des œuvres semblables, au cours de laquelle l’historienne elle-même verse dans le registre de la personnification, elle finit par en dévoiler les ressorts profonds. « Ces représentations de bronze, écrit-elle, sont traitées comme, en des temps révolus, l’étaient des êtres de chair et de sang ou leurs effigies, pendues ou brûlées si la justice n’avait pas pu s’emparer d’eux. » (p. 132)
Ces temps sont certainement révolus, en effet, mais quelques-unes des images qu’ils ont laissées derrière eux s’étant soustraits à la justice, par négligence, par habitude, par opportunisme, ou peut-être aussi par l’entretien d’une culture de vainqueurs pas toujours conscients d’avoir obtenu leurs victoires avec d’autres moyens que ceux de la civilisation et qui ne se montrent guère disposés à le reconnaître des décennies plus tard, dans ces conditions, donc, il est somme toute assez logique que la demande de justice s’adresse à des vestiges et à ceux qui les fréquentent. En comparaison, proposer, comme le fait Jacqueline Lalouette, que l’on puisse « reconnaître, analyser et regretter les dommages que subirent les natifs » sans pour autant « ignorer les progrès scientifiques qui découlèrent des grands voyages d’exploration dans les domaines de la géographie, de la faune, de la flore et de l’astronomie » (p. 177), revient à formuler légèrement une demande exorbitante au regard de l’histoire qu’elle aborde ici par le truchement de ses figures. ❚