Vanina Géré
Dijon, Les presses du réel, coll. « Œuvres en société », 2019, 488 p.
Celles et ceux qui eurent la chance, durant l’été 2007, de parcourir l’exposition de l’œuvre de Kara Walker intitulée My Complement, My Enemy, My Oppressor, My Love, qui se tenait alors au musée d’art moderne de Paris, en conservent probablement un souvenir aussi vif que mêlé. Des vastes panoramas de silhouettes se dégageait en effet une grâce insolite, d’une netteté presque brutale, que la nature des scènes ainsi figurées transformait aussitôt en stupeur, puis en malaise, face à une violence qu’aucune forme n’avait en quelque sorte prévenue. Quant à la foule de petits dessins au lavis qui y étaient conjointement exposés, elle faisait montre d’une naïveté sans rien d’enfantin, ou bien d’une enfance abîmée dont l’artiste avait crument multiplié les épisodes en les fractionnant. Partout se voyaient des scènes d’abus en tous genres, que l’inscription dans le cadre de la mémoire de l’esclavage rendait certes lisibles, mais que leur représentation sous cet aspect maintenait à la limite du supportable et, en toute fin de compte, du déchiffrable.
À l’époque, le musée parisien n’avait pas jugé opportun de faire traduire le catalogue édité en anglais de cette exposition qui, venant de Minneapolis, fut ensuite présentée à New York et à Los Angeles. Sans être déterminant, ce choix n’a certainement pas encouragé la recherche d’auteurs francophones sur l’œuvre de Kara Walker auquel aucune monographie n’a été consacré avant celle que les Presses du réel ont publiée en 2019. Cette situation accorde par conséquent au livre de Vanina Géré, issu de son travail de thèse, une position désormais centrale, bien que sa valeur de référence sur le sujet se fonde sur d’autres raisons.
Les trois longs chapitres de l’ouvrage (près de cent pages chacun outre une introduction et un épilogue d’un volume équivalent à eux deux) examinent les différents sens dont l’artiste a investi sa pratique de la figuration. De manière transversale, Vanina Géré parle de « dé-figuration », d’une « transformation fantastique de la figure » qui, écrit-elle, « est déjà elle-même une abstraction puisque l’artiste représente toujours des représentations – des figures filtrées par le racisme. » (p. 33) Les stéréotypes plus ou moins grotesques ou effrayants que réemploie Kara Walker sont ainsi restitués par elle d’une façon encore plus caricaturale qu’ils ne le sont à l’origine, et cela sans concession, sans même les reverser dans le registre du monstrueux, ce qui justifie que l’on ait pu voir en elle, dès ses débuts au milieu des années 1990, une artiste éminemment « confrontational » (p. 13).
Or, si confrontation il y a effectivement, celle-ci provient paradoxalement de l’« ambiguïté fondamentale » de ces œuvres reposant, écrit Géré, « sur l’équilibre entre [leur] accessibilité plastique et leur ambiguïté herméneutique. » (p. 18) En d’autres termes, ce qui complique l’insertion des figures de Walker dans un cadre interprétatif adéquat tient précisément à leur caractère d’évidence, au fait que la « dé-figuration » qu’elle met en œuvre ne procède ni d’une déformation du médium, qu’il s’agisse de papiers découpés ou de dessins à l’encre, ni d’une désintégration de l’imagerie où elle puise, mais d’une reconfiguration de celle-ci dans un contexte où une technique traditionnelle paraît se retourner contre une iconographie qui ne l’est pas moins. Le spectateur qui reconnaît aisément ce que l’artiste met sous ses yeux avec exactitude n’est pourtant pas sûr d’en connaître la provenance exacte.
« Chacun de ses personnages est à la fois une invention et une citation », écrit en ce sens Anne Wagner (citée p. 99), et Vanina Géré d’ajouter que « leur puissance d’évocation tient de la conjuration d’une présence spectrale. » (p. 100) Aussi les spectres qu’ils évoquent le sont-ils deux fois : une première en tant que personae historiques, une seconde en tant qu’ombres artistiques ; et cela indissociablement – comme si l’une était la doublure de l’autre, portant ensemble une mémoire où l’art et l’histoire comparaissent cousus ensemble. Quelques-unes de ces figures sont d’ailleurs identifiables, comme celle de Saartjie Bartman, surnommée la « Vénus hottentote » lorsqu’elle était exhibée en Angleterre et en France au début du xixe siècle, dont Géré écrit qu’elle « hante les créations de Walker » où elle « y est présentée comme le pendant tragique de Josephine Baker. » (p. 171) Dans un cas comme dans l’autre, cependant, la découpure de leurs silhouettes respectives tend précisément à les « abstraire » en les insérant sur un même plan qui, pour n’être pas perspectif, n’en possède pas moins une dimension immersive.
Les dispositifs dont use l’artiste afin d’y exposer ses personnages se voient à leur tour dotés d’une puissance évocatoire en ce qu’ils rappellent les cycloramas, très populaires aux États-Unis à la fin du xixe siècle. Évocation aussitôt contaminée, cependant, par un autre « spectacle » pareillement « populaire » à partir de la même période, celui des lynchages d’hommes et de femmes africains-américains par des foules de femmes et d’hommes blancs, sur les photographies desquels l’autrice s’arrête longuement au chapitre 2. Si Kara Walker affectionne les cycloramas en dépit du fait ou parce qu’elle peut y insérer des scènes de lynchage, c’est qu’ils créent, dit-elle, « une forme d’hyperréalité » (citée p. 116). Une réalité qui, là aussi, en rendant spectaculaire le spectacle, déploie une forme d’excès critique rompant l’ordre visuel que les scènes représentées composent malgré tout.
Alors même que ces dernières empruntent à une imagerie dont le pittoresque est l’une des justifications, Vanina Géré les assimile à des installations anti-pittoresques qui « déboutent ainsi les prétentions de la peinture d’histoire à produire la vérité de l’événement historique, puisqu’elles ne produisent que de l’incohérence au travers de fragments de récits dont le sujet n’est pas même identifiable. » (p. 120) Leur ambition contre-narrative, insiste l’historienne de l’art, ne se limite toutefois pas à une fonction de « repoussoir au service de la dénonciation des représentations sentimentales », mais se présente aussi comme « un ouvroir de l’imaginaire ». Expression qui pourrait sembler inappropriée, s’il ne s’agissait pour l’artiste de rendre compte de « la façon dont la représentation de l’esclavage se nourrit d’ambiguïté (bonnes intentions contre voyeurisme, idéal aristocratique contre barbarie) et d’effacement du contexte. » (p. 124)
À travers une démarche plastique que Géré apparente à celle de la « fabulation critique » (p. 293) développée en littérature par Saidiya Hartman, Kara Walker fait donc un peu plus que surimposer, page après page, à l’imagier du Sud états-unien les profils d’Africains-Américains qui en sont absents ou minorés, elle sape ce qui reste une fois reconnus les biais qui l’alimentent : l’image elle-même en tant que procédé technique. Dès lors, soutient Géré, qu’il ne s’agit plus de savoir comment « faire de l’art avec l’horreur, mais de comprendre ce que l’horreur fait à l’art qui entend la faire connaître » (p. 299), il devient possible pour l’artiste de s’en prendre à l’ultime bien-fondé de toute œuvre plastique : l’innocence du médium qui la fait advenir.
Un tel parti offre une si grande quantité de prises qu’il était quasiment inévitable que Kara Walker n’en vienne à se contredire en les explorant. En 2014, répondant à l’invitation de l’association new-yorkaise Creative Time, spécialisée dans le financement d’œuvres d’art publiques, l’artiste et ses équipes réalisent dans une ancienne usine de raffinerie sucrière promise à la démolition une gigantesque sphinge en sucre blanc. Ses traits sont ceux du stéréotype de la Mammy noire du Sud états-unien, et son effigie se veut un hommage aux travailleurs qui furent historiquement exploités par cette industrie. Celle-ci continue pourtant d’exploiter ses ouvriers, souligne Géré, et les quelques dizaines de tonnes de sucre nécessaires à l’élaboration de ce monument éphémère en étaient encore à ce moment-là le produit plus ou moins direct. Dès lors, s’interroge l’autrice, « la prise de conscience menant à l’émancipation est-elle envisageable si l’hommage aux victimes d’hier s’appuie sur le labeur des victimes d’aujourd’hui ? » (p. 367)
À cette question, le fait d’enjoindre le lecteur à « cesser de reporter sur les artistes et les travailleurs culturels les attentes de transformation politique qui incombent aux représentants politiques et aux citoyens politiques » (p. 375) ne constitue peut-être pas une réponse satisfaisante. Toutefois, au terme du livre de Géré, elle a du moins le mérite de rappeler que l’art de Kara Walker n’est pas mu seulement par le désir tenace de se confronter à ce que la situation politique a de problématique, mais de montrer ce que sa mise en mémoire artistique a d’inextricable.