Emmanuel Alcaraz
Paris, Karthala, 2017, 310 p.
L’ouvrage d’Emmanuel Alcaraz, issu d’une thèse de doctorat en histoire, porte sur les modalités de construction du récit national algérien depuis 1962 à travers des « lieux de mémoire » (au sens donné à cette expression par Pierre Nora) qui écrivent une histoire symbolique de la nation algérienne forgée en partie dans la lutte contre le colonialisme. L’auteur analyse de manière convaincante comment les lieux de mémoire participent à la légitimation ou à la contestation du pouvoir depuis 1962. Il étudie également dans quelle mesure les lieux de mémoire et d’oubli illustrent le rapport à la citoyenneté et à l’identité nationale. L’ouvrage permet d’observer les permanences (glorification de l’épopée nationale et des martyrs) et les mutations (évolutions du panthéon des héros de la nation) des cadres idéologiques de la nation en fonction des contextes politiques et sociaux en Algérie. L’hypothèse développée par l’auteur est que le pouvoir algérien fait appel au roman national et à la mémoire de la guerre d’indépendance afin de conserver son hégémonie idéologique sur la société et dans un but de légitimation, le champ mémoriel devenant ainsi l’enjeu de luttes entre le pouvoir et ses opposants.
S’appuyant sur un matériau riche résultant d’une enquête de terrain de grande ampleur réalisée en Algérie de 2006 à 2017 (étude de musées, de monuments commémoratifs, observations de commémorations, recueil de sources orales et d’archives), l’auteur a fait le choix de présenter des lieux de mémoire faisant consensus dans la mémoire algérienne et d’autres suscitant la controverse, pour observer comment les uns et les autres participent à la légitimation ou à la contestation du pouvoir algérien.
Emmanuel Alcaraz propose une périodisation intéressante en quatre temps de l’histoire de la mémoire de la guerre d’indépendance de 1962 à nos jours à travers ses lieux de mémoire. La première période, de 1962 à 1971, est celle où l’État algérien en construction donnait la priorité à son action dans le développement économique et s’intéressait assez peu aux questions mémorielles. Les commémorations de la guerre d’indépendance étaient alors spontanées et populaires. La deuxième période, à partir de 1971, correspond à l’époque où le président Houari Boumediene cherche à consolider l’État algérien et où le pouvoir prend en charge la gestion de la mémoire nationale. La troisième période, qui s’ouvre en 1984, est celle de la réhabilitation, sous la présidence de Chadli Bendjedid, de 21 dirigeants de la guerre d’indépendance victimes des luttes internes du FLN. Elle s’inscrit dans le contexte de réconciliation nationale, quatre années après le Printemps berbère de 1980. La décennie noire interrompt le processus et les débats portant sur la mémoire nationale. Enfin, la quatrième période commence après l’élection du président Abdelaziz Bouteflika en 1999, lequel s’est présenté comme l’artisan de la réconciliation nationale après la guerre civile des années 1990. Cette période a permis des ouvertures mémorielles (réhabilitation de Messali Hadj) mais vu aussi la réactivation des conflits mémoriels avec la France pour tenter de reconstruire une unité nationale.
L’auteur subdivise son ouvrage en cinq chapitres correspondant à des types distincts de lieux de mémoire qui renvoient eux-mêmes à des contextes différents de gestion de la mémoire par les autorités. On aurait toutefois apprécié que l’auteur justifiât davantage ses choix en la matière, au-delà de leur seule inscription dans une périodisation de l’histoire de la mémoire après 1962 et dans des régimes mémoriels particuliers, tant les lieux de mémoire de la guerre d’indépendance abondent dans le paysage algérien (des milliers, selon l’auteur). Par ailleurs, l’auteur fournit des descriptions très approfondies de ces lieux de mémoire.
Le premier chapitre est consacré aux monuments aux martyrs (chuhadâ) qui, dès 1962, sont présents dans toutes les villes et villages algériens et sont au centre des commémorations. L’auteur observe comment la mémoire nationale de la guerre d’indépendance algérienne s’y déploie selon les époques et s’articule ou s’entrechoque avec des récits locaux, parfois contestataires (comme le mouvement berbère porteur d’une mémoire contestataire).
Le deuxième chapitre a pour objet l’étude de la prison Barberousse/Serkadj d’Alger devenue symbole national de la souffrance et de la lutte des nationalistes algériens (détention de Messali Hadj et exécution du premier nationaliste condamné à mort en 1956). L’auteur montre que cette prison est aussi un lieu controversé de la mémoire, puisque y ont été incarcérés nationalistes du FLN, communistes (incarcération d’Henri Alleg et exécution de Fernand Iveton) et harkis.
Le troisième chapitre analyse comment le Musée national de l’armée de Riadh El Feth à Alger, inauguré en 1984, s’inscrit dans la politique de réconciliation nationale menée par le président Chadli Bendjedid et ouvre une nouvelle période de gestion de la mémoire avec les réhabilitations de figures emblématiques de la guerre d’indépendance d’origine berbère.
Le quatrième chapitre est consacré au lieu, à Ifri Ouzellaguen en Kabylie, où s’est tenu en 1956 le congrès de la Soumman. L’auteur examine comment le pouvoir algérien ainsi que ses opposants issus du mouvement citoyen kabyle mettent en scène depuis 1984 (date de l’inauguration du musée) leurs réinterprétations de l’événement lors de cérémonies de commémorations concurrentes et comment ils instrumentalisent la mémoire en fonction de légitimations, de revendications ou de conflits (Printemps berbère de 1980 et Printemps noir de 2001 avec la répression de la révolte de la jeunesse kabyle) qui s’inscrivent dans le présent et dans la question de la définition de la nation et de la citoyenneté algérienne.
Le cinquième chapitre étudie le lieu de bataille d’El Djorf, à proximité de Tébessa, qui a opposé en 1955 des combattants du FLN à l’armée française. L’auteur indique qu’El Djorf, devenu un lieu de mémoire dans les années 2000, a vocation à montrer que la culture de la guerre est un élément de permanence de l’histoire des lieux de mémoire de la guerre d’indépendance. Ce lieu renvoie aussi à la question des luttes internes et des dissidences au sein du FLN (exécutions de chefs de l’ALN ayant participé à cette bataille) et finalement aux tensions communautaires passées et présentes de la société algérienne. Il s’inscrit également dans « la guerre des mémoires » avec la France, le pouvoir algérien souhaitant montrer que la guerre d’Algérie n’a pas été qu’une guerre politique ponctuée d’embuscades, mais que des batailles d’envergure (wajha) ont aussi été menées par l’ALN.
L’ouvrage, important dans la compréhension de l’Algérie contemporaine, prend place dans le renouvellement des problématiques portées par une nouvelle génération de chercheurs qui n’ont été ni témoins ni acteurs du conflit de décolonisation et qui cherchent à prendre en compte les divers points de vue pour analyser et dépasser ce passé. Il s’adresse à un public averti et à tous ceux qui s’intéressent à la mémoire et à l’histoire de la guerre d’Algérie et de l’Algérie indépendante.
Publié dans Mémoires en jeu, n°5, décembre 2017, p. 136-137