Anne Saint Sauveur-Henn
Lormont, Le Bord de l’eau, 2021, 153 p.
Anne Saint Sauveur-Henn a fait une thèse d’État sur l’émigration vers l’Argentine (1853-1945), qui offrit un refuge à 40 000 Juifs entre 1933 et 1945. Elle a ensuite élargi ses recherches à l’exil en France et dans toute l’Amérique latine, puis aux questions identitaires posées par les migrations et l’unification allemande. Tous ces sujets comportent une part d’oral history, de nombreuses rencontres de témoins. Depuis son éméritat, elle s’est spécialisée dans la transmission de témoignages de migrants.
Le présent ouvrage met en valeur les forces de vie des exilés, plutôt celles des petites gens afin de dépasser la seule dimension historique de l’exil en tant que migration contrainte, imposée par des facteurs politiques, interdisant toute possibilité de revenir dans le pays d’origine. C’est un exil destructeur, un bannissement forcé. Anne Saint Sauveur-Henn présente trois témoignages, des récits de vie mettant en scène une micro-histoire du quotidien
Le premier est celui de Fritz Kalmar (1911-2008) avec qui l’auteure a entretenu une correspondance par mail entre 2002 et 2008, complétée par son autobiographie. Issu d’une famille de Juifs assimilés, Kalmar, titulaire d’un doctorat de droit, dit ne pas avoir perçu d’antisémitisme à Vienne avant l’Anschluss en 1938 : « Si l’antisémitisme était auparavant l’expression d’une antipathie privée et publique personnelle, l’antisémitisme que dictait la loi et qui obligeait aussi ceux qui avaient des amis juifs ou qui n’avaient pas de préjugés racistes ou religieux, traçait en Autriche une frontière artificielle » (p. 23). C’est alors qu’il perdit le droit d’exercer.
En janvier 1939, il put quitter l’Autriche sur un paquebot norvégien où il devait peindre les cales. Il n’avait pas obtenu d’affidavit pour les États-Unis, seulement un visa de transit pour le Royaume-Uni. Son frère, déjà réfugié en Bolivie, lui, obtint un visa dans ce pays pauvre où il fallait vivre à 4 000 mètres d’altitude. Il ne réussit à sauver que sa mère, un oncle et une tante en 1940. Mais il perdit 18 personnes de sa famille dans les camps d’extermination.
Pour survivre en Bolivie avant son installation en 1953 en Uruguay, il exerça plusieurs emplois : peintre en bâtiment, fabricant d’abat-jour, employé dans le textile, journaliste. La barrière de la langue représenta constamment un obstacle insurmontable à son intégration, car il ne parvint jamais à dominer l’espagnol. Mais il fut surtout en 1941 le co-fondateur de la Federación de Austríacos Libres (Fédération des Autrichiens libres), une organisation d’abord légitimiste. Il en exerça la présidence de 1941 à 1948. Elle regroupait des Juifs autrichiens non affiliés à un parti politique. Ils créèrent un théâtre et un cabaret en allemand et Kalmar en composait les chansons nostalgiques sur le thème de la patrie et du bonheur perdus, proposait des exposés et des lectures publiques. Ses frères étaient aussi très engagés dans toutes les actions d’entraide mises en place, les contacts politiques avec le gouvernement bolivien, les collectes de fonds pour les Alliés et contre Hitler. Après-guerre, il devient consul honoraire d’Autriche en Bolivie, puis à Montevideo en Uruguay et put se consacrer davantage à son œuvre littéraire, à des recueils de nouvelles (Das Herz europaschwer. Heimwehgeschichten aus Südamerika) où il dédramatisait le tragique. Il obtint des prix littéraires et des décorations.
Quant à Lenka Reinerová (1916-2008), elle naquit à Prague, alors encore partie de l’empire austro-hongrois, dans une famille de Juifs assimilés. Dès l’âge de 16 ans, il lui fallut gagner sa vie comme secrétaire. Elle non plus ne souffrit pas de l’antisémitisme avant l’arrivée des nazis. Jusqu’en 1938, elle travailla pour le journal communiste en exil à Prague, Arbeiter Illustrierte Zeitung (Journal illustré des travailleurs). Au moment de l’invasion allemande en 1939, elle eut la chance de se trouver à Bucarest et ne retourna pas à Prague, ce qui lui permit d’échapper au sort de toute sa famille, déportée à Ravensbrück, puis exterminée à Auschwitz. Elle retrouva à Paris des exilés communistes rue Notre-Dame-des-Champs : Anna Seghers et Egon Erwin Kisch. Mais, en septembre 1939, elle fut emprisonnée à La Petite Roquette, puis internée au camp de Rieucros en Lozère comme « étrangère suspecte » avec 800 autres femmes. C’est alors qu’elle commença à écrire sa première fiction en tchèque. Elle obtint très tardivement, en mars 1941, un visa pour le Mexique, car ses compatriotes, déjà parvenus en exil, l’avaient fait mettre sur la liste des écrivains en danger. Comble de malchance, son bateau fut intercepté à Casablanca, ce qui retarda son arrivée de plusieurs mois. Elle y retrouva ses amis communistes et se lia avec Frida Kahlo, participant au mouvement Freies Deutschland (Allemagne libre) sous la présidence de Heinrich Mann. Elle fut même secrétaire du gouvernement tchèque en exil.
En septembre 1945, Lenka Reinerová décida de retourner en Europe avec son mari, Theodor Balk. À Prague, c’était l’époque du procès Slánský et des arrestations d’exilés juifs ayant séjourné au Mexique où avait résidé Trotzki. Emprisonnée à nouveau pendant quinze mois, elle fut bannie de la ville et dut travailler comme ouvrière dans une fabrique de verre. Il lui fallut attendre 1964 pour être réhabilitée pour quelques années avant de perdre à nouveau son travail dans une maison d’édition en août 1968, au moment du printemps de Prague, ce qui perdura jusqu’en 1989, sans pour autant lui faire perdre sa foi dans le communisme.
Jusqu’à sa mort, elle témoigna lors de colloques et de conférences en Europe et en Amérique du Sud. Au cours des trente dernières années de sa vie, elle publia neuf livres où elle évoqua la disparition de ses proches et son expérience de l’injustice et des méfaits du stalinisme, publiés à partir de 2003. Elle alla à Ravensbrück se confronter avec la réalité de la mort de sa petite sœur « qui ne vieillira plus jamais » (p. 51).
Le dernier cas évoqué est une personne qui souhaite demeurer dans l’anonymat, ce qui peut sembler assez étonnant. Son bras est encore tatoué de la marque d’identification du camp. Né en 1925 à Vienne dans un milieu ouvrier engagé à gauche, il s’exprime encore en dialecte viennois. Ses parents étaient très pauvres, son père alcoolique. Il a vécu la violence des SA avant la « Nuit de cristal » du 9 novembre 1938 : il fut arrêté avec son père qui fut transféré à Gurs. Lui-même fut déporté dans plusieurs camps : Buchenwald, Dachau, Birkenau, Auschwitz, Varsovie, Kaufering près de Dachau. Il y fut sélectionné pour nettoyer les latrines, vider des camions pleins de débris calcinés et de cadavres. Il souffrait énormément de la faim et de la soif, mais sut résister à la tentation de s’alimenter avec des produits toxiques qui provoquaient la mort des détenus. Les SS commirent des actions atroces : ils abattirent en 1942 sa mère devant ses yeux. Sa sœur ne survécut pas. Lors de l’évacuation finale du camp de Dachau, il vint en aide à un ami qui n’avait plus de forces. Rapatrié en Belgique à la libération du camp, il se rendit dans le couvent où était cachée la fille d’une détenue décédée au camp. Comme il l’avait promis, il se fit passer pour son père et l’éleva ensuite sans dévoiler son secret. On pourrait imaginer qu’il souhaitait pour cette raison ne pas donner son nom.
Pour tous les trois et pour d’autres encore, bien des actes de solidarité leur permirent de survivre. Des passeurs initièrent des filières de sauvetage. Certains cachèrent les exilés pendant des jours ou des mois dans leur maison au péril de leur vie. Le silence était parfois bien lourd pour les survivants. Comme le notait le neuropsychiatre Boris Cyrulnik, il fallait néanmoins « se remettre à vivre après un trauma sévère » (p. 104). C’est ainsi qu’ils passèrent du statut de victime à celui d’acteur en transmettant leur témoignage. Anne Saint-Sauveur-Henn s’adresse à chacune des trois figures évoquées sous forme d’une lettre comme pour prolonger le dialogue.