Jean-Robert Henry et Abderrahmane Moussaoui (dir.)
Paris, Karthala, 2020, 534 p.
Historiquement, l’Église catholique a accompagné le processus de colonisation en Algérie, elle était la religion des soldats et des colons, destinée avant tout aux Européens. Quoique certains aient rêvé de « restaurer le christianisme antique » sous l’égide de saint Augustin, l’évangélisation restait marginale, les religieux se cantonnaient en général à l’action caritative et éducative. Lors du processus de décolonisation, puis de la guerre d’indépendance, un petit nombre de chrétiens militent pour l’indépendance, mais la majorité du clergé quittera l’Algérie avec les Européens. Quelle place l’Église pouvait-elle avoir dans l’Algérie nouvelle ? Pour répondre, l’ouvrage articule de nombreux témoignages écrits et oraux à des analyses d’horizons divers. Mais il faut préciser qu’aujourd’hui, il s’agit vraiment d’une minorité infime : l’islamisme radical a encore réduit la petite communauté, les chiffres actuels seraient de l’ordre de 11 500, soit 0,03 % de la population.
En 1962, l’Église devient autonome, avec à sa tête un archevêque de nationalité algérienne. L’Algérie garantit la liberté des cultes catholique, protestant et israélite. L’Église accepte de restituer les édifices religieux musulmans confisqués lors de la conquête, de ne pas se battre pour l’école confessionnelle ni pour des mesures relevant de la souveraineté nationale, mais n’envisage pas « son rattachement à la congrégation des églises orientales, ce qui permettrait à la langue arabe de devenir normalement une langue liturgique. » (Cherif Bennadji, p. 199) Certains religieux viennent en Algérie, dans une démarche volontariste, aux motivations d’ailleurs multiples, mais pour s’intégrer dans l’Algérie nouvelle. Ils apprennent l’arabe classique et dialectal, acceptent de travailler sous les ordres des Algériens dans les entreprises et les administrations publiques. Mais le handicap historique est lourd : « L’histoire de l’Église en Algérie a été étroitement liée au projet colonial qu’elle avait glorifié et béni par un Te Deum chanté dans la Casbah. […] La minorité de ses fidèles qui a […] combattu le projet colonial mettra du temps à se départir de ce péché originel », écrit Abderrahmane Moussaoui (p. 373). Le pouvoir algérien s’emploie à effacer les traces : nombre d’églises sont transformées en mosquées, le patrimoine de l’Église est fortement réduit et, en 1976, les congrégations enseignantes sont contraintes de céder leurs structures à l’État, seule l’action sociale ou caritative reste possible. Certains religieux prennent divers métiers (chauffeur, plombier…) comme les prêtres-ouvriers de la Mission de France. D’après les témoignages, leur intégration sociale est réelle – mais sont-ils toujours perçus comme des religieux ?
Politiquement, le discours officiel continue à opposer musulmans et chrétiens, mais l’Église joue un rôle dans la politique étrangère : ainsi, lors de la crise des otages en Iran, c’est Mgr Duval (un Algérien) qui est missionné pour les rencontrer. En 1969, une délégation des chrétiens algériens se rend à Beyrouth, pour préparer une position commune algérienne sur la Palestine ; signe à la fois de l’importance symbolique de leur présence, et de leur faiblesse numérique, Mgr Teissier rapporte avec humour un dialogue entre l’ambassadeur algérien et Arafat, qui s’ébahit de voir des chrétiens (Européens pour la plupart) algériens : « Vous en avez beaucoup comme ça ? – Non ! Ils sont tous là ! » (p. 173)
De fait, l’Église s’aligne sur les positions officielles de l’Algérie, ce qui l’amène parfois à se trouver en opposition avec les pays d’origine de ses fidèles, notamment la France. Cet alignement peut interroger, même si Moussaoui s’en félicite : « En tenant des propos ne mettant en aucun cas en cause les pouvoirs publics au moment de la campagne du “qui tue qui”, l’Église a contribué à réhabiliter l’image d’un régime alors aux abois. L’épisode de Sant’Egidio fut une autre occasion où la posture officielle de l’Église d’Algérie, en se démarquant de cette initiative, avait apporté au pouvoir en place un précieux soutien. Elle l’a sans doute sauvé d’une internationalisation qui aurait pu déboucher sur des issues à l’irakienne ou à la libyenne. » (p. 387)
Sur le plan culturel, l’action de l’Église n’est pas négligeable. Dès avant l’indépendance, des religieux ont été des médiateurs de la culture algérienne, comme le rappelle Afifa Bererhi : traducteurs (Marcel Bois, Antoine Moussali), chercheurs (Jean Déjeux), enseignants créant et animant bibliothèques, centres d’études, cours de langue arabe, lieux de rencontres, à Alger, Oran, Constantine, Ghardaïa… Citons le Centre d’études diocésain des Glycines à Alger, bien connu de tous les chercheurs qui ont eu la chance d’y séjourner (p. 119-26). Tous ont ainsi accumulé un capital de connaissances sur l’Islam, qui fait qu’avec la plus grande visibilité de l’islam en France, l’Église de France s’est tournée vers les Églises au Maghreb pour avoir des clefs de lecture.
L’Église du temps de l’Algérie française n’avait guère cherché à faire de conversions : c’est plus encore le cas après l’indépendance, mais on note des conversions au protestantisme évangélique, beaucoup plus « offensif » que le catholicisme. Les chrétiens, religieux ou laïcs, qui ont voulu vivre dans l’Algérie indépendante ont tous cherché le dialogue avec l’islam, dans l’intention, comme l’affirment presque tous les témoignages, non pas de chercher à convertir, mais à montrer par l’exemple de leur vie les valeurs chrétiennes. Mais la montée du Front islamique du salut rend plus difficile encore le dialogue, comme le reconnaît un témoin : « À mon avis, les “Frères” [musulmans] ont gagné au niveau social. Leur entrisme social a réussi… » (p. 336) Malgré cette absence de prosélytisme, le gouvernement algérien continue à en soupçonner les Églises, d’où des refus de visas qui sembleraient se multiplier. Et si plusieurs religieux, après l’indépendance, ont demandé et obtenu la nationalité algérienne, au premier chef l’archevêque d’Alger, d’autres se la sont vu refuser : ainsi, parce qu’il était fils d’officier, Christian de Chergé – le prieur de Tibehirine, assassiné avec ses frères en 1996.
L’opinion française a été touchée par les meurtres de religieux, ce qu’évoque le chapitre « Rester, venir ou partir » et l’entretien avec Mgr Teissier. Celui-ci, après l’assassinat de deux religieux à Alger, dans la bibliothèque qu’ils géraient à la casbah, rend visite au ministre de l’Intérieur, qui lui répond simplement qu’il y a moins d’insécurité qu’à Moscou ! (p. 336) L’État ne leur offre aucune protection, jusqu’en 1996 : « les ambassades nous disaient : il faut partir, et nous n’avons pas eu de garde, d’aucune manière, jusqu’en 1996. Le lendemain de l’enlèvement des moines, ils m’ont mis une escorte. » (p. 413) Mais, comme le rappelle équitablement Marcel Bois : « En France, l’opinion a été hypnotisée, surtout avec le film sur Tibehirine, par l’assassinat des religieux et religieuses, une vingtaine en quelques années, mais dans le même temps, cent cinquante à deux cent mille Algériens ont disparu… » (p. 309)
Le dernier chapitre traite de la béatification des dix-neuf victimes religieuses de la crise des années 1990, à Oran, le 8 décembre 2018, ce qui pourrait faire craindre un retour vers l’hagiographie, que les auteurs ont pourtant voulu éviter. L’événement était historiquement exceptionnel : c’était la première fois qu’une béatification avait lieu en terre d’Islam. En quoi cela intéresse-t-il le lecteur s’il se situe ailleurs ? D’abord pour le point de vue algérien, qui explique la cérémonie par le « besoin [du gouvernement] de retravailler son image extérieure et d’en diffuser une autre que celle d’un pays ravagé par une décennie de guerre fratricide » (Mohamed Bendara, p. 511). Abderrahmane Moussaoui, sociologue, sans se rendre à la cérémonie, enquête dans les rues d’Oran et conclut : « pour la grande majorité des Algériens, les chrétiens sont invisibles. » (p. 513) Le même jour, à proximité, avait lieu une cérémonie d’hommage aux 114 imams assassinés.
Interrogeant l’apport de l’histoire orale à l’écriture de l’histoire religieuse, Gilles Dorival en conclut qu’il y aurait là une « manière chrétienne d’écrire l’histoire chrétienne, qui entremêle les paroles et les mises en perspective » (p. 371). Ce n’est peut-être pas là une spécificité. Mieux vaudrait conclure avec le hadîth : « L’islam a commencé étranger, il redeviendra étranger comme il a commencé. Félicité pour les Étrangers. » Le lecteur retiendra en tout cas la qualité humaine de tous les témoignages, d’hommes et de femmes connus ou anonymes. ❚