Paris, PUF, 2019, 275 p.
L’ouvrage, qui se situe à la frontière de l’essai et de l’autobiographie, s’ouvre sur un rapprochement entre les « migrants » arméniens miraculeusement rescapés, lors du génocide de 1915, des marches forcées dans les déserts d’Anatolie et les migrants de « notre actualité », eux-mêmes rescapés d’épreuves de violences extrêmes, voués, pour la plupart, à une existence de dénuement. La question qui hante ce livre, comme tous ceux que Janine Altounian a publiés auparavant, est celle du destin psychique des des- cendants de ces survivants. Comment élaborer le trauma d’ascendants qui sont souvent restés muets, ont vécu l’éradication de leur culture et de ses lieux qui ne sont plus que ruines et leur sont interdits (ainsi, la mention « sans retour » sur les passeports des Arméniens qui furent brutalement expulsés de leur pays) ?
Cette élaboration s’apparente, selon Janine Altounian, à un travail de traduction, entendu en deux sens : son sens littéral – passage d’une langue à l’autre – mais également dans une acception plus large : mise en mots d’une expérience qui est souvent restée sans voix, hors langage, chez les ascendants endommagés.
Ce qui a donné impulsion à la pensée et à l’œuvre de Janine Altounian est la découverte tardive d’un carnet laissé par son père Vahram Altounian, adolescent qui a vécu les atrocités du génocide, a vu son propre père mourir sous ses yeux et a dû être séparé de sa mère pour survivre. Le manuscrit, intitulé sobrement : « 10 août 1915, mercredi : tout ce que j’ai enduré, des années 1915 à 1919 », est rédigé en alphabet arménien transcrivant la langue turque. Ce texte est traduit pour la première fois en français par Krikor Beledian, publié en 1982 dans Les Temps modernes. Il est repris dans plusieurs essais de Janine Altounian, la dernière édition datant de 2009 (soit presque trente ans après sa première publication), sous le titre Mémoires du génocide arménien. Héritage traumatique et travail analytique (PUF, 2009). Il est signé : Vahram Altounian et Janine Altounian. Vahram Altounian est mort depuis longtemps… Ce texte semble, tant il insiste dans les écrits de Janine Altounian, résister à toute tentative d’appropriation et, malgré son caractère laconique, dépourvu de tout pathos. Il produit un effet de sidération tant les événements décrits sont d’une inconcevable brutalité.
Janine Altounian relie la traduction de ce « legs explosif » à sa propre expérience de traduction des œuvres complètes de Freud. Expérience exaltante où l’enfant de rescapés croise les discours et les cultures, et semble revenir, de sa famille restée mutique à la suite du traumatisme vécu en Turquie, dans une commune humanité, celle de ceux qu’elle nomme souvent les « normalement vivants ».
C’est à l’occasion d’un voyage au pays de ses ancêtres, voyage fait dans une grande appréhension, que Janine Altounian évoque le sentiment d’une désorientation, d’atteindre un non-lieu, d’où le titre du livre, illustré par des images de ruines : maisons à l’abandon, églises arméniennes dans un état de désolation, amoncellement de débris.
Elle mêle dès lors une réflexion sur la question de la traduction, de la transmission psychique du trauma familial et son long parcours d’analysante, nous proposant ainsi un singulier récit de filiation (ou d’ego-histoire), où l’ambition théorique ne se sépare jamais d’une implication subjective, intime. À la question de l’éradication de peuples, de l’effacement de lieux répond celle de l’hommage à un pays et une langue d’accueil – en l’occurrence, la France –, où les « déracinés » peuvent trouver un abri, même si celui-ci devient aujourd’hui de plus en plus incertain et précaire. L’expérience est celle d’une diaspora, qui voue les descendants – première, deuxième ou troisième génération d’après – à recueillir et transcrire les minces traces de ce qui a pu survivre aux entreprises massives de mise à mort. L’auteur dit combien sa propre position de descendante, devenue enseignante d’allemand, et entourée dans son entreprise de traduction des œuvres de Freud de pères de substitution, dont Jean Laplanche est la figure la plus emblématique, fut salvatrice. Elle dit également combien ses parents rescapés du génocide lui ont, par le souci qu’ils avaient du travail et le soin qu’ils apportaient aux « objets qui conditionnent la survie » (p. 43), transmis silencieusement une « sagesse artisanale », semblable à celle de Pénélope retissant sans fin son linceul, qu’elle a sublimée par l’exercice constant de la pensée et de l’écriture. Amour de l’école de la République, enfant, délices de l’apprentissage de la littérature française : le vers de Corneille « Ouvrez-moi seulement les chemins d’Arménie » est ainsi le titre de son premier ouvrage, vers qu’elle réinvestit de sa propre histoire.
Elle réinvente un « chez soi » perdu par sa mère, mère qui faute d’avoir été « mal accueillie » (elle avait 4 ans lors du génocide) dans son pays, peine parfois, comme beaucoup de celles qui ont vécu de telles situations, à bien accueillir son enfant, et s’en détourne. D’où sans doute la reprise lancinante du terme d’accueil dans les écrits de Janine Altounian : terre d’accueil, langue d’accueil, accueil bienveillant de l’analyste, même si celui-ci peut parfois être déplacé car l’analysant peut prendre subitement et douloureusement conscience de ce qui lui a manqué. Cet accueil de l’après-coup ouvre à l’exercice d’une loyauté et à des affects de tendresse, d’amour, vis-à-vis de ceux qui n’ont pas été en mesure de faire « bon accueil ». « Traduire pour hériter, écrire pour aimer » écrit l’auteur (p. 76).
L’ouvrage insiste sur l’importance de l’écriture et de la publication, dans le souci de socialiser une subjectivité, de croire à la possibilité d’une écoute et d’une entente – même s’il y a parfois de l’intraduisible –, de montrer également que cette parole peut avoir des effets politiques. C’est du reste à l’occasion d’un acte politique (prise d’otage, en 1981, par un commando arménien, dans les locaux du consulat de Turquie, de 51 personnes, en vue de faire reconnaître le génocide arménien nié par la Turquie) que Janine Altounian a pris la décision de faire traduire et publier le manuscrit de son père. Il fallait trouver un « hébergement » (René Kaés, cité p. 60), autre déclinaison du mot accueil, dans un autre « appareil psychique » que celui de la fille héritière du trauma. L’écriture est celle d’un héritage qui n’est pas reçu dans la passivité mais élaboré par l’héritier. Publiée, elle convoque un tiers qui empêche une fusion parfois mortifère entre l’enfant et le parent blessé, le libère du « corps informe » que peut être le « magma de l’expérience vécue » (Krikor Beledian, cité p. 65). Lorsque les mots manquent, en effet, cela, qui n’a pas de mots, chute dans le corps. Ainsi le témoignage d’un journaliste enquêtant sur ses ascendants massacrés (p. 67) : « On m’a montré des ossements […]. C’est tout ? ai-je demandé. […] Ces restes humains je les ai arrachés à la terre. […] J’étais […] pris à la gorge […]. Le souffle coupé, c’est mon corps qui a parlé. Mes grands-parents n’ont pas eu les mots pour raconter ».
S’il y a un évident manque du père dans les textes de Janine Altounian, ou quelque chose comme « mon père m’a manqué », manque qu’elle semble avoir comblé en reprenant sans fin le texte paternel, l’érigeant en relique, elle rend aussi hommage au rôle fondamental des femmes dans le travail de la transmission : sa mère, qui a conservé pendant de très longues années le manuscrit du père, Simone de Beauvoir, qui a publié dans Les Temps modernes en 1975 le premier texte de Janine Altounian, portant sur la façon dont les discours dominants maintiennent les « opprimés dans l’incapacité de nommer la violence qu’ils vivent, au point même qu’ils ne croient avoir rien à dire » (p. 96). (L’auteur du Deuxième sexe, qui a comparé l’oppression des femmes à celle des Noirs américains ne pouvait qu’être attentive à ces propos). Janine Altounian rappelle que sa mère n’a pu aller à l’école et n’a pu disposer d’une langue « nécessaire à penser » (p. 101). C’est aux héritiers de « traduire » l’histoire traumatique de ces ascendantes analphabètes. Elle rend également hommage à la mémoire des grands-mères survivantes. Elle fait ainsi un portrait saisissant de sa grand-mère paternelle, qui a assuré la survie de sa descendance. Elle note à ce propos que les femmes, au prix de violences extrêmes (viols, mariages forcés) ont survécu en plus grand nombre que les hommes. C’est également le souci des mères de sauver leurs enfants, de les abandonner au risque de ne jamais les revoir, que Janine Altounian souligne. Lorsque sa grand-mère a confié ses fils (Vahram Altounian et son frère) à des Arabes, elle a dit ces mots : « Moi, pour mourir, je mourrai, vous il ne le faut pas ». « C’est ainsi, commente Vahram, qu’elle nous a donnés, nous deux aux Arabes » (p. 74).
De même que Vahram a sauvé sa mère du typhus lors du génocide ainsi que de la famine, Janine Altounian sauve, par son écriture, les figures de ses grands-mères, habitées par les « fantômes d’un ailleurs » englouti. Elle note que nombre d’Arméniennes converties et mariées de force, ayant dû taire leur identité, témoignent aujourd’hui auprès de leurs petits-enfants des épreuves subies et de leur véritable origine.
Il est frappant que le livre se conclut quasiment sur l’évocation d’une prière, un Notre père en arménien que la grand-mère maternelle récitait à la jeune enfant : « fierté d’appartenir au premier état chrétien du monde » qui « caractérisait son arménité » (p. 186). Non que l’auteur soit croyante mais cela dit le souci de la transmission lors de brutales « ruptures territoriales et culturelles ».
Cet ouvrage est une contribution essentielle à la question de ce dont héritent les descendants de survivants, survivants qui ont été des « migrants ». Le terme est évidemment un anachronisme, tant, comme le note l’auteur, on ne peut exactement comparer les « migrants » arméniens des années 1920 à ceux de nos jours, qui ne sont pas vraiment bien accueillis dans les pays où ils sont exilés, et vivent « en personnes expulsées du monde » (p. 243).
Barbara Cassin, auteur d’un Dictionnaire des intraduisibles (Seuil, 2004), posait cette question à des enfants « déplacés » : « quel est le mot de votre langue maternelle qui vous manque le plus ? […] Un jeune garçon a dit qu’un mot de son arménien voulait dire : « ce qui manque encore plus que le manque1 ». C’est ce manque que comble l’ouvrage de Janine Altounian. ❚
1 Cf. https://lelephant-larevue.fr (07/09/2019).