Yishaï Sarid
Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz
Arles, Actes Sud, 2020, 160 p.
Le titre choque moins qu’il n’intrigue : s’agit-il d’un monstre qui hanterait notre mémoire, comme l’ogre de l’enfance, et qu’il faudrait exorciser, pour le ramener dans les limites du « devoir de mémoire » ? Ou plutôt, ne serait-ce pas la mémoire même qui serait monstre ?
Le livre se présente pourtant sous un aspect rassurant : c’est une longue lettre qu’adresse le narrateur au président de Yad Vashem, le mémorial de la Shoah à Jérusalem, pour lui présenter un compte rendu d’expérience, qui se veut neutre mais qui d’emblée avoue l’impossibilité de cette neutralité : « je suis le réceptacle de cette histoire, et celle-ci sera à jamais perdue si les fissures qui me gagnent venaient à s’élargir au point de me briser. » (p. 7) Quelle est donc cette histoire ? Apporterait-elle du nouveau sur le terrain déjà bien balisé de la destruction des Juifs d’Europe ?
La réponse est à chercher dans l’itinéraire du narrateur, et dans sa relation avec l’histoire juive, relation qui semble due au hasard : pour avoir une chance de devenir historien en Israël, il doit faire une thèse sur la Shoah, ce qui lui vaut l’intérêt du directeur de Yad Vashem, et un poste de guide. C’est au fil de ses voyages en Pologne comme accompagnateur scolaire que sa propre vie se délite, et que le « monstre » finit par se déchaîner – mais de façon ambiguë.
Dès les premiers voyages, il constate que les lycéens ne connaissent rien de la culture disparue qu’il essaie de partager, mais n’est-ce pas déjà son propre scepticisme qui est en cause ? C’est peut-être parce qu’il ne cherche pas vraiment à communiquer ses impressions qu’il ne parvient pas à « percer » jusqu’à ses jeunes auditeurs, enroulés dans leurs drapeaux nationaux et abrités derrière leurs Smartphones. Mais il apprécie les trop rares chahuteurs : « ces perturbateurs […] ne supportaient pas l’autorité […] mais peut-être aussi, le jour venu, ne dénonceraient-ils pas leur voisin, même si on leur en donnait l’ordre, à la différence des enfants de bonne famille qui, au contraire, s’y soumettraient sans broncher. » (p. 20) Eichmann n’est pas loin : c’est bien une méditation sur l’obéissance qui est proposée ici, et qui rappelle qu’en certains cas, l’insurrection est le plus sacré des devoirs.
Tout en déroulant ses informations, le guide entend les élèves chuchoter entre eux : « c’est ce qu’on devrait leur faire, aux Arabes ». « Devant ce système de mise à mort, […] nos ados se mettaient à réfléchir de manière pragmatique. Quoi de plus naturel ? Ce ne sont, en fait, que des gosses, ils ne savent pas encore s’autocensurer, les adultes pensent exactement la même chose, mais se taisent. » (p. 22) Efficacité pédagogique inattendue, l’extermination du passé servirait-elle de prototype ? Il s’aperçoit que ses ouailles « ne haïssaient pas les Allemands […] Les bourreaux n’existaient quasiment pas dans le récit qu’ils se construisaient. Ils priaient pour les âmes des victimes comme si c’était une punition tombée du ciel. » (p. 36) En revanche, ils n’ont que mépris pour « ces gauchistes d’Ashkénazes », « collabos, trouillards, mollusques » et que haine, « non pas envers les bourreaux, mais envers les victimes. » (p. 39)
Ici intervient, en contrepoint, une crise familiale qui l’oblige à rentrer en Israël : son fils Ido refuse d’aller à l’école. Le père s’y rend, fait peur aux gamins qui persécutent le sien : « On ne réplique à la force que par la force et il faut être capable de tuer. » (p. 66) Ce n’est pas ce qu’il dit à ces lycéens, mais c’est peut-être ce qu’ils entendent. Et lorsque son fils lui demande quel est son métier : « Alors je lui ai expliqué qu’avant, il y avait un monstre qui tuait les gens. “Et tu te bats avec lui ? ” s’est-il enthousiasmé. Je lui ai dit que non, qu’il était déjà mort. Et pour que les choses soient bien claires, j’ai ajouté, “c’est un monstre qui vit dans la mémoire.” » (p. 73)
Mais ce monstre, est-ce seulement le nazisme ? Dans ses voyages, le narrateur est souvent flanqué d’un rescapé, censé apporter une touche humaine au récit factuel. Et à maintes reprises, il est confronté à la « zone grise », à des rescapés qui sont peut-être d’anciens kapos : « Je soupçonnais quelques-uns d’avoir été des kapos ou des collabos, ce dont ils s’étaient cachés leur vie durant, pourquoi rouvrir une plaie alors qu’ils avaient un pied dans la tombe ? » (p. 26) Un jour, un rescapé craque : « Je savais pourquoi je ne voulais pas revenir ici. […] Je n’ai rien fait pour mériter de vivre … » (p. 31) Le narrateur de commenter : « il avait payé son tribut au monstre de la mémoire. » (p. 31) Il se demande – et demande aussi à son jeune auditoire – qu’aurais-je fait à sa place ? Et répond que, probablement, il aurait tout fait pour survivre. Vérité inacceptable qui vient contredire l’héroïsme rhétorique du monument aux héros du ghetto de Varsovie. Reste un petit espoir dans le récit de la révolte de Sobibor : « des troubles éclatèrent à l’arrivée des prisonniers de guerre juifs ayant servi dans l’Armée rouge, des gens qui n’avaient pas perdu leur dignité humaine. » (p. 99)
Dans sa tentative de transmission, le guide se heurte à de multiples obstacles, dont l’indifférence des lycéens n’est que le premier symptôme : le jeu vidéo, qui veut appâter un public jeune (la Shoah comme si vous y étiez), l’instrumentalisation par l’armée (les soldats de Tsahal vont « conquérir » les crématoires), les visites des VIP, les exigences de son éditeur, le groupe de joyeux hassidim qui ne voit pas l’intérêt de visiter les camps, et pour finir le cinéaste allemand à qui il casse la figure. Alors que, au début, sa recherche sur la Shoah n’était qu’un gagne-pain, il en est envahi, mais d’une manière complexe, où lui-même a du mal à se situer. À qui s’identifie-t-il, aux victimes ou aux bourreaux ? Il avoue : « parfois, j’avais les nerfs tellement à vif que c’était comme si les déportations se déroulaient ici et maintenant, que je participais à leur élaboration et au convoyage. » (p. 23) Et toute son érudition se fêle au contact d’un réel insupportable, qu’il jette au visage des lycéens : « C’est ici que l’illusion appelée Homme s’est achevée. Regardez-vous, regardez vos amis, vous êtes quoi ? Un tas de viande. » (p. 32) Sans surprise, des plaintes s’accumulent contre ce guide perturbé et perturbateur, qui finit par être licencié.
Le personnage relativement rationnel du début, qui construisait sagement son plan de carrière, s’est transformé sous nos yeux. Sa prise sur la réalité se fait de plus en plus fragile : « Les récits de ceux qui ont survécu ne sont que les anecdotes du récit principal, le vrai, celui de ceux qu’on a tout de suite assassinés […] Ça s’époumone encore à l’intérieur, les hurlements montent vers nous, comment ne les voyez-vous pas… » (p. 33) Perdu dans la forêt de Sobibor, il « entend » le chant des Ukrainiens ivres célébrant « leur récolte meurtrière quotidienne. » (p. 48) Le point culminant, c’est l’hallucination, qui a lieu à Auschwitz : il voit les portes du wagon s’ouvrir, les déportés sortir, entend les flammes, entend les morts – tout en tentant à tout prix de continuer sa visite. Le manque d’empathie qui lui avait été reproché n’était sans doute que le revers d’une empathie « déréglée » (le mot est dans le texte) avec les morts : « quelque chose se déréglait dans la réaction chimique entre moi et le genre humain. » (p. 104)
Le monstre est au présent, l’exorcisme fonctionne à l’envers, Tsahal « libère » un camp qui n’est plus qu’une coquille vide, et le narrateur a, consciemment ou non, fait entendre un éloge de la force. On aimerait savoir quelle a été la réception de son livre en Israël. ❚