Xavier Delacroix (dir.)
Paris, Fayard, 2018, 320 p.
« Et si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne ? » Question séduisante, comme la proposition, faite à sept historiens et à cinq « fictionnistes », de tirer les conséquences de cette uchronie, d’autant que parmi les contributeurs figurent Quentin Deluermoz et Pierre Singaravélou, auteurs du très stimulant Pour une histoire des possibles. Approches contrefactuelles et futurs non advenus (Seuil, 2016). Et le jeu a été mené le plus sérieusement du monde, dans le style universitaire le plus académique, avec force notes infra-paginales qui mélangent astucieusement références réelles et fictives. Donnons les grandes lignes de ce passé réinventé.
« C’est le cœur serré que je vous dis aujourd’hui qu’il faut cesser le combat… » (Audouin-Rouzeau, p. 44). Ça vous rappelle un Maréchal ? Perdu ! c’est Clemenceau, en 1914, qui prend acte de la défaite. Mais quelqu’un résiste encore et toujours, et passe en Afrique du Nord pour continuer le combat : c’est Delcassé, qui instaure un gouvernement de la France, outre-mer, à Bizerte (p. 45), aidé par son jeune conseiller militaire, un certain Charles de Gaulle (Frank, p. 141). Ce décalque joyeusement anachronique de la Seconde Guerre mondiale sur la Première n’est qu’un échantillon des distorsions infligées aux faits par nos historiens.
Pour l’essentiel : ni le nazisme ni le stalinisme n’ont eu lieu, ce qui change en effet passablement la face de cet « autre siècle. » Hitler, ce peintre raté, parviendra à entrer aux Beaux-Arts et, de proche en proche, deviendra ministre (Ladjali) : l’antisémitisme, un spectre qui hante tout de même certaines pages (Ingrao, p. 247), ne débouchera jamais sur la destruction des Juifs d’Europe. La Russie, sous la sage gouvernance de Kerenski et de Lev Bronstein (ex-Trotsky) triomphe des menaces multiples qui pèsent sur elle, de la gauche (Lénine) à l’extrême-droite antisémite (Les Cent-Noirs) et à l’indépendantisme géorgien de Djougachvili (Sophie Cœuré). Les dimensions mondiales de la guerre, le rebrassage des cartes, des territoires et des influences, en particulier dans les Notes sur le Reich asiatique (Deluermoz-Singaravélou), « le Royaume-Uni et les États-Unis » de Robert Frank ou « la Russie vers l’Europe ? » de Sophie Cœuré, font bien apparaître quelques tensions qui subsiste- raient (Empire ottoman, Palestine, impérialismes divers…) mais elles trouvent tôt ou tard leur solution dans une « mon- dialisation heureuse », pour reprendre l’expression de Manu Macrin, le célèbre journaliste du Temps (Delacroix, p.17).
Nos historiens uchronistes n’hésitent pas à faire appel à la littérature, même s’ils en font parfois un usage improbable. Marc Bloch dans L’Étrange défaite relate la défaite… de 1914 (Audouin-Rouzeau, p. 37), Soljenitsyne rend compte de la bataille des Lacs Mazures dans son célèbre Août 14, tandis que John Reed, depuis son pénitencier de Rikers Island, écrit tristement Dix jours qui ébranlèrent le monde, prenant acte de l’échec du putsch d’Octobre 1917 (Cœuré, p.193-198). Ils convoquent nombre de personnages historiques, c’est le moins, mais en leur prêtant des titres ou des actions peu attestés. Ainsi Sartre (l’auteur bien connu de Les Mots et les choses) s’installe à Francfort auprès de Heidegger, signe de la supériorité culturelle allemande : en réaction, l’Université française devient un bastion identitaire, qui formera notamment Nazim Hikmet, Pablo Neruda et Mao Ze Dong, mais qui accueille aussi Einstein et Freud, Gropius et Mies Van der Rohe, cependant que Benjamin et Kracauer fondent à Paris la revue Les Temps Modernes… (Ory). Tout ce namedropping finit par susciter la défiance : le baron Ungern von Sternberg a existé, soit, mais ne l’ai-je pas croisé en compagnie de Corto Maltese dans Corto Maltese en Sibérie ? Et les lieux mêmes inquiètent : si, saisi par un légitime scrupule, vous cherchez Qingdao sur Google, tout de suite après « Qingdao Hotels » vous trouvez « Achetez votre bière en ligne » : mais alors, si la bière Qingdao existe, l’auteur ne m’a pas menti pour de vrai ? (« Notes sur le Reich asiatique »). Et le lecteur de se sentir partagé entre l’éclat de rire et le vertige.
Pour apporter toutefois une nuance au grand plaisir de lecture trouvé à ce livre, force est de reconnaître que l’imagination est du côté des historiens. Les « fictionnistes », qui ont aussi pour la plupart une casquette académique (mais tout le monde ne peut pas être autodidacte) se sont laissé contaminer, non par les historiens, mais par une certaine forme datée d’énonciation historique, que ce soit pour le retour au pays d’un jeune soldat traumatisé par l’expérience des tranchées et par la défaite (Hopquin), le récit d’une rébellion paysanne qui peu à peu s’étend à tout le pays (Lemaitre), une vie alternative de Landru (Fuligni) ou une rencontre à Berlin entre Jünger, Aragon et Drieu la Rochelle, rejoints par la jeune Leni Riefenstahl (Basse). Seule Cécile Ladjali, dans « le Patient aveugle », qui reprend un fait historique déjà traité dans Le Témoin oculaire d’Ernst Weiss (1963) (la cécité hystérique du caporal Hitler et sa guérison), innove quelque peu en optant pour la forme du journal personnel du psychiatre qui soigne Hitler. Comme si la contrainte « contre-historique », en demandant aux écrivains de s’appuyer sur une histoire imaginaire, leur avait interdit de faire un travail véritablement littéraire.
Comme dans Le Maître du haut château de Philip K. Dick, grand inspirateur de la littérature contrefactuelle, est incrusté dans cet ensemble imaginaire un ouvrage qui relate la véridique histoire du siècle dernier, avec ses horreurs. Ce contrepoint avec l’histoire relativement apaisée de l’Autre siècle nous rappelle, au-delà de son effet ludique, que nous ne devrions pas cesser de nous étonner de ce qui s’est passé, que nous avons laissé se passer.