de Igor Ostachowicz
Traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, Paris, éditions de l’Antilope, 2016, 333 p.
« Le sang, s’il n’est pas lavé à temps et si on le laisse imprégner la terre, une fois mélangé à de l’argile, refera surface telle une horde de golems engourdis » (p. 19), prédit la compagne du héros du roman, représentante de la jeune génération des Polonais qui, ne voulant pas faire table rase du passé, se sent responsable du silence assourdissant qui a plané durant des décennies sur le territoire de l’ancien ghetto de Varsovie, rasé par les nazis et recouvert dans les années 1960 de HLM communistes. La Gigue (Chuda, la « Maigre ») est la compagne anorexique et cyberdépendante d’un trentenaire diplômé d’université devenu carreleur et vivotant du travail au noir dans une Varsovie déjà proie des nouvelles modes occidentales dont il fait quotidiennement le constat, le végétarisme, le yoga, le bouddhisme, le féminisme et autres joyeusetés qui l’empêchent de se concentrer sur ses obsessions : la bonne bouffe et les gros nichons. Ce couple mal assorti mais au grand cœur va faire l’expérience d’un retour inopiné et fracassant du passé de la ville, en l’espèce de Juifs morts enterrés sous leur immeuble construit directement sur le dernier bunker des insurgés du ghetto. Les cadavres grattent sous leur cave, puis finissent par apparaître un par un, puis par colonies entières. Conformément à la légende juive, les habitants de ce purgatoire entre la vie et la mort sont ceux qui n’ont pas pu être envoyés directement au Paradis, « ceux pour qui ça cloche, qui sont en état de choc » (p. 113), ceux dont la vie s’est terminée de manière prématurée, parmi lesquels des hordes d’enfants.
Le roman d’Igor Ostachowicz, conseiller et proche de Donald Tusk (ancien Président du Conseil des ministres et actuel Président du Conseil Européen, du parti PO, Plateforme citoyenne), adresse sous une forme déjantée la question qui obsède l’historiographie polonaise depuis quinze ans, celle du passé qui ne passe pas, celle de l’assassinat par les nazis de 300 000 Juifs varsoviens, le tiers de la ville d’avant-guerre, et aussi celle du rôle (actif ou passif) des Polonais dans ce génocide. Les historiens polonais ont été les premiers à aborder de façon méticuleuse la participation polonaise aux actions antijuives comme le pogrome de Jedwabne (Jan Gross), la conspiration du silence et de la dissimulation qui s’en suivirent (Anna Bikont), le démontage de l’héritage du romantisme notamment dans le pathos et l’héroïsme messianico-patriotique persistant jusqu’au XXe siècle (Maria Janion), l’effacement du passé juif de l’histoire polonaise et de l’espace public varsovien (Elżbieta Janicka), et enfin les formes de la collaboration, la délation (Barbara Engelking), la chasse aux Juifs (Jan Grabowski), les pogromes d’après-guerre (Jan Gross) et les crimes des « soldats maudits », nouveaux héros des milieux nationalistes.
Le roman s’appuie sur une connaissance approfondie de ces problématiques historiennes, mais prend une forme tout à fait différente, originale et décalée. Il se lit comme un thriller à l’écriture décapante et irrévérencieuse, où le carreleur et sa copine se dévouent pour faire découvrir la Varsovie moderne à Rachel, une morte juive de 14 ans bientôt suivie d’une troupe d’adolescents zombies en haillons, avides de découvrir la musique pop, les téléphones portables et les fringues à la mode. Les revenants juifs sont fort sympathiques et se mettent prestement à la page, Rachel et David se font appeler Raytchel et Dayvid, à l’américaine, et leur lieu de ralliement préféré est le centre commercial Arkadia sur l’avenue Jean-Paul II.
Mais le roman prend bientôt une autre tournure. Devant la menace de retour massif des Juifs, associé dans l’imaginaire polonais à la crainte qu’ils exigent la restitution des biens, de leurs appartements appropriés par leurs voisins, une coalition d’antisémites se rassemble : néonazis, skinheads, l’ancien SS Fritzl (nommé d’après l’incestueux Joseph Fritzl), tous menés par l’AA ou Affreux-Absolu, dont les métamorphoses sataniques le transforment en véritable Diable, cornes sur le front, queue dépassant du caleçon, cuisses rouges et haleine sulfureuse. Cette bande de nazillons pitoyables et caricaturaux (non sans ressemblance avec les nazis des chansons de Gainsbourg par leurs tendances homo-érotico-sadiques) s’emploient à démasquer les « crypto- Juifs » puis à leur (re) faire la guerre au beau milieu de la Varsovie capitaliste des années 2000.
Le roman est bourré de références cinématographiques à commencer par son titre qui renvoie à la Nuit des morts vivants mais aussi à la géniale Night of the Living Jews (2008), film d’horreur pastiche désopilant d’Oliver Nobel. Il fait des allusions à Thriller de Michael Jackson et à Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, qui aborde le thème de la vengeance des Juifs. Le personnage du docteur Ouillebobo (Ojboli en polonais), Polonais qui a rejoint les Juifs dans les caves pour se venger des Allemands et les torture dans son cabinet souterrain (c’est lui qui sert au héros une « soupe de prépuces » mémorable), est aux antipodes de son modèle éponyme du film d’animation russe, Aïbolit, gentil Docteur Doolittle qui soigne les animaux. Le roman est aussi truffé de clins d’œil à la science-fiction, au porno, la bande dessinée et la pop culture. Dans sa seconde moitié, il emprunte à Superman et à la pulp américaine et on assiste à une lutte de gangs dont le but est de récupérer le talisman, le cœur en argent qui protège les Juifs, et en guerre entre le Bien incarné par le superhéros, le carreleur devenu philosémite, qui devient l’invincible, le « tchoouzn-Ouane », l’élu (parodie du « One » de Matrix ? ), et d’autre part le Mal, représenté par l’AA et ses sbires.
L’auteur remplace les noms de ses personnages par des initiales dont aucune n’est due au hasard. « Quelqu’un d’Affreux », Ktoś Zły en polonais, ou KZ (initiales de l’allemand KZ – Camp de concentration) devient ensuite l’Affreux-Absolu, Zupełnie Zły ou ZZ en polonais, parodie de l’insigne SS. Le père de Rachel, ancien combattant du ghetto, est nommé Capitaine-Père, Kapitan Ojciec en polonais, abrégé en KO, tant il est vieux jeu et même hors jeu. Enfin la femme à l’œil au beurre noir, Kobieta z Pobytym Okiem ou PO, est la « pute de service », couchant avec qui veut, critique non dissimulée au parti PO pour lequel travaille l’auteur, contraint entre 2007 et 2009 d’entrer dans diverses coalitions.
Ostachowicz construit avec brio un roman au croisement entre surréalisme et postmodernisme, au rythme jubilatoire, qui sonde la mauvaise conscience des Polonais vis-à-vis de la Shoah et déconstruit le discours nationaliste en procédant à un retour du refoulé, mais dans un monde onirique, prenant au pied de la lettre la réalité de l’horreur historique pour la muer en gore (le bras d’un cadavre perdu sous un banc du centre commercial, le mort Szymek volant une mobylette et fonçant à travers Varsovie, son grand-père en selle avec des balles de ping-pong coloriées au feutre dans ses orbites vides…). L’horreur d’Auschwitz est évoquée de biais, à travers une scène hallucinatoire où le carreleur se retrouve à la fois prisonnier et bourreau, contraint à frapper les autres dans des combats un peu à la manière de W de Perec, puis de violer des détenues en cage dans des scènes de sexe d’une brutalité animale. La représentation de l’indicible passe donc pas une vision d’une « sorte de franchise » d’Auschwitz (p. 189), une filiale moderne de la banalité du Mal. Mais c’est la Varsovie d’aujourd’hui, ville où on marche sur les tombes juives, qui est surtout caricaturée, et sa population qui se réfugie dans le consumérisme, la drogue et la médiocrité. Kitsch, grotesque et caricature, mais aussi humour noir créent une distance salutaire avec un sujet qui n’est d’habitude abordé qu’avec sérieux ou pathos. L’œuvre d’Ostachowicz rejoint les installations de l’artiste Rafał Betlejewski, qui appelle au retour des Juifs par des inscriptions en grandes lettres sur les murs : « Tu me manques, Juif » ou le film de Yael Bartana Mary koszmary (2007) où le protagoniste exhorte, dans le grand stade du millénaire vide, trois millions de Juifs à revenir en Pologne. Ostachowicz conjure lui aussi les Juifs, et ils reviennent sous forme de spectres hanter la mémoire des vivants.
« Si un fonctionnaire du rang de secrétaire d’État a écrit un si bon roman, alors peut-être que nos dirigeants sont meilleurs que nous n’étions prêts à l’admettre », commentait Dariusz Nowacki dans la Gazeta Wyborcza (17 avril 2012). Mais le roman, paru en 2012 avant la victoire du parti PIS nationaliste, pourrait sacrément avoir annoncé la victoire des minables forces antisémites qui visaient à nettoyer le pavé de Varsovie de toute trace du passé.
Paru dans Mémoires en jeu, n° 2, décembre 2016, p. 123-124.