Nancy Berthier
Valence, Shangrila, 2020, 258 p.
Dans le prolongement de ses travaux antérieurs sur l’iconographie et les figures du pouvoir en Espagne ou en Amérique du Sud, l’ouvrage de Nancy Berthier propose une réflexion sur l’expression audiovisuelle de la mort du général Franco (20 novembre 1975) selon différentes perspectives articulées chronologiquement. Cette mort est un moment crucial pour l’Espagne contemporaine et pour l’écriture de son histoire, en tant qu’elle clôt une période et ouvre un temps nouveau pour le pays. Cet événement fondateur, qui rend possible le changement vers la démocratie, est un nœud de mémoire politique. Le singulier du terme mémoire est en soi problématique, puisque ce qui s’impose depuis 1975, c’est une mémoire définie par les antagonismes. Dans ce cadre mémoriel, Nancy Berthier a eu pour objectif d’examiner la mort de celui qui a dirigé le pays pendant 39 ans en tant qu’événement et à la fois présence mémorielle. Elle analyse l’élaboration visuelle de l’événement par les autorités du régime encore en place, puis les constantes réélaborations audiovisuelles jusqu’à aujourd’hui, comme expressions de l’évolution des rapports au passé et à la mémoire. Ainsi, si la toute première élaboration qui suit le décès vise, en reprenant des rituels monarchiques, à faire entrer le défunt dans une histoire officielle fondée sur la continuité, les suivantes remettent en question les récits du franquisme. Le volume aborde une période qui va du 20 novembre 1975 au mois d’octobre 2019, et son exhumation hors du mausolée du Valle de los Caídos. La construction en six chapitres et un épilogue suit les étapes de cette construction mémorielle difficile et ses expressions audiovisuelles. Les sources utilisées, essentiellement télévisuelles pour l’événement de 1975, se déclinent ensuite en formats et genres variés – cinéma, documentaires, séries – et selon des tonalités et fonctions plurielles – pathétique, satirique, réaliste, hagiographique ou pédagogique.
Le chapitre 1 présente l’image matrice, destinée, selon Nancy Berthier, à définir le régime pour la postérité. Elle y montre comment ce moment visuel fait suite à la paradoxale absence, avant sa mort, d’un Franco vieilli et à l’incertitude sur l’avenir. Cette invisibilité d’avant 1975 contraste, comme le rappelle l’ouvrage, avec le rôle fondateur de l’image du dictateur dans la construction de son pouvoir et de son aura providentielle, images que Nancy Berthier a particulièrement travaillées dans le cinéma ou l’espace urbain. Cette image soudain problématique, elle l’analyse ici en appliquant le concept du double corps du roi au cas de Franco, par la double mise en scène d’un corps « politique » (général, vainqueur, chef d’État) et la construction progressive d’un corps « naturel », destiné à l’humaniser mais soumis à la décadence physique et cognitive, que les médias audiovisuels vont s’attacher à éluder, comme sa douloureuse agonie, thématique récurrente dans les chapitres ultérieurs. Elle souligne la planification d’un temps mortuaire (veillée, exposition, messe, transport, inhumation) qui comme d’autres rituels du régime, adaptent des modèles antérieurs (Ancien Régime et XIXe siècle). Le flux télévisuel, le monument visuel du NO-DO puis réel du mausolée s’efforcent ainsi de construire pour la postérité. Ces pages montrent le rôle d’attestation de l’événement, dont le message de solennité et de continuité vise à insérer Franco dans le temps long de l’histoire monarchique.
Le chapitre 2 aborde les années 1970, au cours desquelles surgissent les premières variations depuis des camps idéologiques opposés. Dans le contexte de consensus de la Transition (1975-1978), la thématique de la mort de Franco semble laissée aux extrêmes idéologiques : nostalgiques hagiographiques ou subversifs underground. La nostalgie caractérise le projet du réalisateur Sáenz de Heredia, dont l’auteure a étudié ailleurs les productions liées à la figure de Franco, et dont elle analyse le dernier projet, montrant que cet inaboutissement signe l’échec quasi instantané du continuisme face aux changements accélérés du pays. L’autre pôle socio-politique, né d’un radicalisme minoritaire essentiellement catalan produit des œuvres expérimentales hors des circuits de masse. Les deux films choisis partagent des stratégies formelles (collage) et thématiques (transgressions sexuelles ou religieuses), où l’auteure relève la reprise des images officielles de novembre 1975 et la dégradation du sublime par le corps et le bas. La précoce et violente déconstruction parodique de l’emprise et de la grandeur, dans laquelle le carnavalesque a une portée critique et cathartique est redécouverte dans les années 2000, dans une volonté de revisiter les mémoires iconoclastes de la période.
Les années 1990 sont au cœur du chapitre 3, la démocratie consolidée en 1982 voit surgir de nouvelles représentations de la mort du dictateur et plus largement de la fin du régime. La Transition devient le grand récit positif pour les élites et les citoyens, ciment, avec la Constitution de 1978, de cette nouvelle Espagne. Les médias audiovisuels jouent un rôle central dans ce discours didactique, fondant une histoire médiatique, dont l’ouvrage analyse en détail les outils et dispositifs et la stratégie narrative hégémonique et positive. Nancy Berthier montre en particulier comment la reprise des images de 1975 construit l’image d’une rupture inévitable.
Désacralisation et distanciation se confirment dans les années 2000, à travers des fictions dans lesquelles ressurgit la pulsion de voir la dernière image, comme le montre le chapitre 4. Dans ces années de remise en cause du récit téléologique, l’auteure rappelle l’entrelacs de discours autour de l’histoire – fictions historiques en hausse, nouveaux objets historiographiques, retour de l’historiographie franquiste et revendication des victimes et des vaincus. Celle-ci débouche sur la loi dite de Mémoire historique de 2007. Face à cela, l’auteure a choisi trois productions ayant en commun la reconstruction de cette absence, dans deux biopics (télévision et cinéma) et un épisode d’une série populaire sur les années 1960 à 1990. Outre les réponses diverses à la tension entre histoire et fiction, ces trois exemples offrent des points de vue très différents. L’œuvre de Boadella, carnavalesque et comique, rejoint certains discours des années 1970 dans la revanche posthume, sans trouver de public. Au contraire, la mini-série de la chaîne privée Antena 3 (2008) mise sur l’empathie et le voyeurisme, dans une logique de produit commercial qui finalement rejoint le discours officiel du franquisme tardif, sur le « bon grand-père ». Enfin, l’épisode 154 de la série Cuéntame (TVE, 2007), tout en reprenant la doxa sur la Transition inéluctable introduit, selon l’auteure, le point de vue des Espagnols de la période, un contre-champ qui regarde. Nancy Berthier y voit une représentation se voulant apaisée et intégrant tous les spectateurs.
Sur cette même période, le chapitre 5 analyse les usages de la structure uchronique et la relecture de l’événement sous l’angle du « regret » : un « comment Franco aurait pu mourir » qui est de fait un « aurait dû mourir ». La deuxième vague uchronique, présente également en littérature, dit la mort infligée au tyran comme une réparation aux utopies non réalisées et aux perdants, à travers deux productions audiovisuelles fondée sur le texte source de Max Aub (La verdadera historia de la muerte de Francisco Franco, 1960). Les deux films en question, de 2002 et 2006, imaginent le tyrannicide, l’un sur le ton jubilatoire du mélodrame, l’autre mêle réalité des projets ratés et la fiction d’un attentat réussi en 1965.
Le dernier chapitre, enfin, développe la « spectralité » de Franco, comme image persistante. La question des morts sans sépulture est l’envers du mort dans son mausolée, qui hante un cinéma usant des ressorts du fantastique, les arts plastiques et l’humour télévisuel. Si les travaux sur la hantise au cinéma sont nombreux, Nancy Berthier analyse ici un domaine peu travaillé, celui de l’infodivertissement qui, mêlant information et spectacle, crée une façon de parler de Franco à partir de 2006. L’actualité politique, sur le mode satirique, utilise la figure de Franco, sous la forme de détournements, d’acteurs grimés ou de marionnette, qui par le rire mettent à distance la question non résolue. Dans l’émission de la télévision publique catalane ce Franco pas vraiment mort devient la métaphore d’une Espagne à jamais franquiste, qui légitime les revendications indépendantistes et le processus unilatéral.
L’épilogue de l’ouvrage revient sur le corps physique enterré dans le Valle de los Caídos et analyse les images de son exhumation et transfert en octobre 2019, malgré les obstacles judiciaires et les polémiques. L’auteure montre comment l’événement de 2019, construit en contraste avec celui de 1975, comme une mise en scène du hors champ et de l’image refusée, est aussi une transgression affirmant la normalité démocratique définitive, la réparation des victimes et l’élan vers l’avenir. Cependant, le nœud historique, axe essentiel de ce travail, n’est, selon l’auteure, pas pour autant résolu et peut réapparaître, symptôme tenace des rapports de la société espagnole à cette présence non résolue et de ses éventuels usages politiques dans l’Espagne du XXIe. ❚