La Mort du bourreau. Réflexions interdisciplinaires sur le cadavre des criminels de masse

Luc RassonUniversité d'Anvers
Paru le : 16.04.2018

Sévane Garibian (dir.)

Paris, Éditions Petra, 2016, 296 p.

mort_du_bourreau

Ils vivent dans la mémoire des générations ultérieures. Leurs cadavres continuent à bouger. Ils sont parmi nous. C’est des dépouilles des dictateurs qu’il s’agit et de celles d’autres criminels de masse. Véritables zombies, ils nous hantent, ils viennent déranger nos belles vies rangées. Ils dictent nos comportements et nos discours. Pourtant, on ne s’est guère intéressé aux modalités de leur (mise à) mort, du traitement post mortem subi par leurs corps et de l’éventuel dispositif de patrimonialisation qui s’y est appliqué. L’ouvrage s’attache, dans une perspective interdisciplinaire, à des dictateurs ou criminels de masse venus d’horizons divers et symptomatiques de trois ruptures historiques : les lendemains des deux guerres mondiales, la guerre froide et l’après-guerre froide. En fonction des modalités de la (mise à) mort, Sévane Garibian propose, dans son introduction, la distinction entre mort-échappatoire, mort-sentence et mort-vengeance. La première concerne ces bourreaux morts dans leur lit et ayant échappé à tout châtiment – c’est le cas par exemple de Franco et de Pinochet ; la deuxième concerne les cas plus rares où la mise à mort résulte d’un processus judiciaire – voir les procès de Nuremberg ou de Saddam Hussein ; la mort-vengeance enfin, comme son nom l’indique, désigne toutes les formes d’exécution extrajudiciaire : les lynchages de Mussolini et de Kadhafi ou l’opération de liquidation de Ben Laden.

Annonçant dans son sous-titre des « réflexions interdisciplinaires», cet ouvrage met en œuvre une pluralité de méthodes. Dans le prologue, Élodie Tranchez pose la question juridique de savoir dans quelle mesure tyrannicide et droit international peuvent coexister. Dans le même ordre d’idée, Frédéric Mégret s’interroge sur les fondements juridiques de la mise à mort de Ben Laden dans sa résidence d’Abbotabad pour conclure que l’élimination du chef d’Al-Qaïda n’est rien d’autre que l’expression d’une « masculinité vengeresse » qui s’inscrit dans un comportement humain millénaire – la vengeance pour le tort causé – dont Mussolini et Kadhafi ont également payé les frais. La contribution sur Kadhafi se concentre sur la question de la torture : est-il légitime de supplicier un tyran, quelque sanguinaire qu’ait été son règne ? Que penser, ensuite, de la couverture médiatique de l’événement ? Selon Muriel Montagut, l’omniprésence de l’image aujourd’hui fait que l’événement nous est livré dans sa « totalité obscène » (p. 284), sans que cela nous donne nécessairement les clefs pour le comprendre.

Franco et Pinochet sont morts tous deux de causes naturelles. Cependant, selon Rosa Ana Alija Fernández, le dictateur espagnol a choisi le lieu où son corps reposerait alors que son homologue chilien – un des rares chefs d’État présents aux funérailles de Franco – n’a pu que rêver d’un cadre aussi grandiose que le Valle de los Caídos. Le cadavre de Mussolini continue, lui aussi, à parler. Didier Musiedlak traite des vicissitudes de ce corps depuis que le dictateur fut tué sur les rives du lac de Côme, le 28 avril 1945. Or, nous savons peu de choses avec certitude sur la mort du Duce. L’amoncellement des incertitudes concernant ce cadavre encombrant serait, selon Musiedlak, à l’origine de la réactivation du « mythe de Mussolini » et présiderait à une forme de « résurrection politique » (p. 234).

Dès lors qu’on s’éloigne de l’Europe, les modalités de prise en charge de la mort des dictateurs peuvent varier considérablement. C’est ce que montrent Anne-Yvonne Guillou à propos de Pol Pot et Karine Ramondy à propos de Idi Amin et de Bokassa. La première s’intéresse dans une perspective à la fois anthropologique et de « dark tourism » au cénotaphe de l’ancien chef des Khmers rouges qui se situe à l’extrême nord du Cambodge, près de la frontière avec la Thaïlande. Karine Ramondy, pour sa part, constatant les ambivalences mémorielles que suscitent Bokassa et Idi Amin dans leurs pays respectifs, met en cause une vision européo-centrée qui tend à réduire les anciens dictateurs de l’Ouganda et de la République centrafricaine à des « Ubus africains ».

Je passe plus rapidement sur d’autres contributions, pas moins intéressantes pour autant : Sévane Garibian consacre un chapitre à Talaat Pacha, un des principaux responsables du génocide arménien, assassiné à Berlin en 1921 par un survivant qui fut acquitté. Ana Arzoumanian s’intéresse à Saddam Hussein. Nicolas Patin constate, pour sa part, que, les biographies de nazis se terminant généralement sur leur mort, il y a lieu de s’intéresser au « devenir dépouille » : quels sont les modes d’exécution et quelle est leur fonction ? Quelle publicité accorder à l’acte d’exécution ? Que faire des cadavres ? Florence Hartmann enfin retrace l’histoire du décès suspect de Slobodan Milošević, retrouvé mort dans sa cellule à La Haye, peu avant la fin de son procès devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Mort bien opportune car elle a entraîné l’extinction de l’action pénale. Victoire posthume de l’ex-président de la République fédérale de Yougoslavie ?

Droit, psychologie, anthropologie, histoire, sociologie : la pluralité des démarches est féconde et permet que s’esquissent des rapports transversaux. Ainsi, le lecteur retrouve dans la plupart des contributions une réflexion sur le pouvoir des images de la dépouille du dictateur – ou de leur absence. Indices univoques de la fin du tyran, elles rassurent. Elles permettent de tirer un trait, de passer à autre chose, de fonder le nouvel ordre des choses. Mais, en même temps, elles jettent le trouble : elles transforment le spectateur en voyeur, voire en complice de la violence déchaînée. L’absence d’images, en revanche, sème le doute et peut alimenter des théories concernant l’éventuelle survie du dictateur. Le cas de Ben Laden offre une particularité : l’absence d’images du cadavre semble compensée par l’image devenue iconique de la war room où l’on voit Barack Obama entouré de ses proches collaborateurs suivre en direct la mise à mort : c’est le regard du président des États-Unis qui fonctionne comme authentification de l’élimination de l’ennemi numéro un.

Autre question qui traverse ces pages : dès lors que le dictateur est capturé vivant – comme ce fut le cas pour Mussolini, Milošević ou Saddam Hussein –, faut-il lui intenter un procès ? Comment juger les auteurs de crimes d’une telle ampleur ? Ne risque-t-on pas de leur donner une tribune qui leur permettrait de révéler des faits potentiellement gênants pour les vainqueurs ? Il n’est pas sûr, d’autre part, que la procédure déclenchée offre toutes les garanties juridiques à l’accusé.

Quelque chose de désespérant nait de la lecture de cet ouvrage. Les massacres perpétrés par les personnages infâmes dont il est question restent la plupart du temps impunis. Comme le signale Antoine Garapon, dans le prologue, « la dette de justice est immense mais le despote est en défaut de paiement » (p. 15), car l’ampleur des crimes est telle que toute réparation est impossible. L’ordre juridique est dépassé. De plus, tout se passe comme si le dictateur disposait encore d’une aptitude à l’action après sa mort. Même réduit à l’état de cadavre, il demeure le champion du performatif. La mort de Milošević, apprenons-nous, « n’a pas mis fin à sa capacité de nuisance » (p. 151). Mussolini, pour sa part, « bien que mort, continue bel et bien à alimenter en ce début du 21e siècle son mythe » (p. 246). Franco, lui, « constitue encore un obstacle à la reconnaissance totale des victimes » (p. 129). Le mort saisit le vif : impossible de refuser l’héritage du dictateur. Il nous rabaisse. J’en veux pour preuve la récurrence des comportements de vengeance que retrace cet ouvrage. Non content d’avoir opprimé ses contemporains, le dictateur prend en otage les générations ultérieures.

Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 137-138