Emmanuel Alcaraz
Paris, Karthala, 2022, 288 p.
Cet ouvrage d’Emmanuel Alcaraz se veut une introspection, sur la (très) longue durée, de l’histoire de l’Algérie. Il s’agit dans ce travail de près de 300 pages de revenir sur les débats autour des nombreuses et inconfortables questions mémorielles franco-algériennes, notamment celles dont la charge symbolique touche directement et lourdement les relations politiques et diplomatiques des deux pays, ainsi que leur société1.
C’est le cas, par exemple, de la déclaration d’Emmanuel Macron, le 30 septembre 2021, devant un parterre de jeunes, issus de l’émigration ou ayant un lien avec l’Algérie, dans laquelle le président français agrège la consécration formelle d’une « nation algérienne » à 1830 et à la colonisation française.
C’est précisément par cet angle que l’auteur ébauche sa réflexion dans ce livre, en s’interrogeant, dès les premières pages (p. 29 sq.), sur l’existence (ou non) d’un État et d’une nation algériens avant 1830.
Aussi, demandons-nous, si dans le cadre d’un ouvrage qui a vocation à remonter aux premiers temps de la Numidie, chercher à acter la naissance de l’Algérie (en 1830) est-il une problématique pertinente. Cette question, ajoutons-nous, constitue un objet d’histoire ou mémoriel qui suscite, en Algérie, des disputes et de forts antagonismes au sein de la corporation des historiens ou dans la société. Ce n’est évidemment pas le cas.
Ce préambule rend compte à la fois de la complexité des relations franco-algériennes mais aussi de celle de la perception et des approches que peuvent avoir des historiens sur ces questions qui sont par essence fondamentalement minées. Celles-ci sont pensées dans l’ouvrage autour d’une période précise, en l’occurrence celle en lien avec la colonisation française de l’Algérie. L’introduction et la préface le montrent clairement. La période précédant 1830 est circonscrite à une vingtaine de pages (p. 29-52) !
L’exercice auquel se livre l’auteur n’est pas simple ; il est même « particulièrement difficile », comme le souligne, à juste titre, l’historien Guy Pervillé, dans la préface. Ainsi, selon ce dernier, Emmanuel Alcaraz ambitionnerait de « rendre l’histoire des conflits franco-algériens de 1830 à nos jours compréhensible pour tous ceux, qui, sur les deux rives de la Méditerranée, veulent s’émanciper de versions de propagande et parvenir à savoir et à comprendre, afin de rendre possible un avenir meilleur que le passé » (p. 16).
Entreprise des plus difficiles si on réduit l’histoire de l’Algérie et de ses mémoires à la seule période coloniale. Il n’est, bien sûr, pas interdit à tout historien de choisir son terrain et d’interroger toute chronologie officielle ou consacrée. En l’espèce, c’est la « priorisation » ou la hiérarchisation des objets qui interpelle ou dérange, car cet ouvrage est aussi destiné aux Algériens. Ces derniers, si l’on se fie à Pervillé, n’ont pas pu encore, à cause notamment de l’« existence d’une histoire fixée par l’État (algérien) » (p. 16), s’affranchir des hypothèques inhérentes au passé qui pèsent toujours sur eux… Ce livre aura peut-être un effet salvateur…
L’ouvrage d’Alcaraz est relativement bien documenté. Toutefois, l’absence d’auteurs incontournables tels que Mostefa Lacheraf (L’Algérie : nation et société, Paris, Maspero, 1965) ou du faible nombre de travaux en langue arabe obère cette recherche, dans le sens où le projet d’Alcaraz est ambitieux : partir de Jugurtha pour aboutir au hirak de 2019. Le chemin est ardu et compliqué ; dès lors, le choix et l’usage des références devient une question primordiale.
Une autre réserve, qui n’est pas des moindres, est à relever, d’autant qu’elle concerne directement l’auteur et son proche environnement : Oran.
À propos de la tourmente du 5 juillet 1962, Emmanuel Alcraz est allé au front. Il a cherché, interrogé, débattu, je peux en témoigner. Toutefois, la narration des faits, malgré une documentation et des sources de première qualité, pèche par maladresse, oubli ou occultation…
Déjà, associer les événements de mai 1945 à la journée du 5 juillet 1962 à Oran, semble un raccourci très problématique et historiquement pas justifié : « La Guerre d’Algérie a commencé par le massacre colonial du 8 mai 1945 et se termine par le massacre des Européens d’Algérie à Oran le 5 juillet 1962 » (p. 162).
Plus discutable encore est le fait d’évoquer la violence à Oran le 5 juillet 1962 et qualifier cet événement de « massacre des Européens d’Algérie à Oran […] », sans préciser que ce même jour des musulmans ont également péri ou été blessés !
Il serait peut- être objectif, dans ce contexte, de citer Fouad Soufi qui, avec Saddek Benkada2, deux historiens sérieux, a labouré ce terrain, du recueil de témoignages à la fréquentation des chambres mortuaires des hôpitaux : « Le bilan donné par le Dr. Naït, directeur de l’hôpital fait état de 101 morts, 76 Algériens et 25 Européens, d’une part, et 145 blessés, 105 Algériens et 40 Européens. L’Écho d’Oran (daté du 6 au 9 juillet donc paru le 9) et Écho-Soir du 7 puis du 8 juillet 1962, publient une liste des victimes, communiquée par l’hôpital civil, par l’hôpital militaire Baudens et par l’antenne chirurgicale de la rue de Tombouctou (l’hôpital Bendaoud du FLN). Parmi ces victimes décédées, on relève 28 Européens dont neuf non identifiés, 2 décédés à leur domicile (dont le patron de l’hôtel Martinez) et une femme Mme Lévy née Benkimoun. On relève également 72 Algériens, pas tous identifiés, dont 19 femmes, 9 enfants entre 4 et 9 ans dont une fillette de 8 ans. 24 noms de blessés européens sont publiés »3.
Il convient aussi de souligner que, dans l’enchevêtrement et la confrontation des récits et des contre-récits que cette journée du 5 juillet 1962 suscite depuis l’indépendance, Emmanuel Alcaraz prend ses distances avec les hypothèses endossant au FLN et à l’ALN la responsabilité d’un présumé plan visant à « faire fuir la minorité européenne d’Oran » (p. 163) ou la mise en place d’une « politique d’épuration ethnique » tendant à « chasser les Européens d’Algérie » (p. 169).
Dans cette restitution du passé de l’Algérie, Emmanuel Alcaraz fait preuve d’une bonne connaissance du pays et de ses fondamentaux. L’analyse est souvent d’une grande finesse. Ses séjours en Algérie et sa grande proximité avec le pays et ses habitants font que ce livre est une jonction, souvent heureuse et réussie, entre une recherche académique stricto sensu et une ego-histoire assumée. Le recours à des entretiens ciblés rehausse ce travail en apportant une précieuse plus-value, en particulier sur des objets qui restent encore surchargés, de part et d’autre de la Méditerranée.
In fine, l’ouvrage s’inscrit, semble-t-il, dans une démarche pédagogique et de vulgarisation. Les nombreux sujets que l’auteur approche sont disséqués à l’aune d’une documentation récente et actualisée. Les entretiens apportent, en l’espèce, de salutaires explications et justifications. Les allers-retours entre l’histoire et l’ego-histoire, par le prisme de la figure paternelle, Fernand Alcaraz, né à Oran en 1939, « très à droite » (p. 253-258), constituent la quintessence de ce travail. L’approche est plus que pertinente car elle associe à une mise en récit du « dedans », des interstices et d’une histoire ni apaisée ni pacifiée, une analyse qui rend compte de la complexité d’un vécu où rien n’a été simple. ❚
1 Cf. Amar Mohand-Amer : « Les déclarations du président Macron ont sonné le glas d’une amorce rapide du travail de réconciliation des mémoires », Reporters, 1er novembre 2021.
2 Fouad Soufi, « L’histoire face à la mémoire : Oran, le 5 juillet 1962 » (https://histoirecoloniale.net/l-histoire-face-a-la-memoire-Oran.html). Fouad Soufi, « Le 5 juillet 1962 » (https://histoirecoloniale.net/Oran-1962-par-Fouad-Soufi-4-le-5.html).
Saddek Bekda, « Il y a 60 ans : l’attentat aux voitures piégées de Mdina Jdida », Le Quotidien d’Oran, 27 février 2017 (http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5310293&archive_date=2017-02-27).
Saddek Benkada, « Oran, ou la mémoire exhumée (1962, 1994) dans les nouvelles d’Assia Djebar », Insaniyat / p. 93-104, 2014 | 66-65.
3 Fouad Soufi, « Le 5 juillet 1962 », op.cit.