Forensic Memory. Literature after Testimony
Johanne Helbo Bøndergaard
Cham, Palgrave MacMillan, 2017, 242 p.
Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue au Danemark en 2014, adopte un plan peu conventionnel qui correspond à une démarche doctorale très pédagogique. L’introduction qui définit les termes du sujet et développe la notion d’approche légiste de la mémoire – la grande innovation de cet ouvrage – est constituée de 46 pages et prend donc la forme d’une partie en soi. Suivent trois grandes parties qui se concentrent sur les textes mémoriels postérieurs aux témoignages, les « traces légistes » que l’on peut retrouver dans la littérature et, enfin, une étude approfondie de la narration propre à cette « littérature légiste » que définit l’auteur.
La partie qui se nomme introduction est sans doute la plus riche et la plus innovante. Les applications des hypothèses, proposées dans les parties suivantes, peuvent quant à elles manquer parfois de conviction. L’explication apportée dans cette introduction du terme « forensic » c’est-à-dire « légiste », en partant de la racine latine du mot, est particulièrement intéressante et laisse en effet entendre que toute expression post-traumatique, qu’elle soit littéraire ou plus largement culturelle, est construite comme un témoignage ou plus exactement comme un corps qui joue le rôle de témoin et qu’il faut apprendre à analyser comme on le fait du corps d’une victime après un crime ; les traces et les preuves exprimées par le corps littéraire laissant voir l’oppression dont il a été victime. Ce mode légiste – « forensic mode » (p. 5) – qui se caractérise par l’élaboration de preuves proposées à l’interprétation du lectorat, susciterait une culture mémorielle plus ouverte à la contestation et à la revendication que ne l’est la littérature mémorielle. Ce nouveau mode permettrait de réinventer et de redéfinir les notions même de preuve et d’enquête, ainsi que des interprétations objectives du mémoriel (et non plus exclusivement testimoniales et donc subjectives). L’auteur fait ainsi face au témoin et le questionne dans sa propre véracité. Il s’agit d’éviter que les écritures mémorielles soient conclusives et s’enferment dans l’histoire.
Après une présentation assez exhaustive en forme d’état de l’art de tous les chercheurs ayant étudié et analysé le témoignage post-traumatique (à travers plusieurs médias), l’auteur aborde dans le chapitre 1 le « glissement légiste », c’est-à-dire le passage d’une « ère du témoignage » à une « ère de la science légiste », qu’elle sait controversée et pour laquelle elle appelle de ses vœux les revendications et critiques de son lectorat (qu’elle nomme le « forum » pour reprendre l’étymologie latine de « forensic »).
Le chapitre 2 (« après le témoignage ») s’appuie sur l’analyse comparée de plusieurs écrivains ayant traité de la mémoire à travers une de leurs productions : Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles du père Desbois, Une brève halte après Auschwitz de Göran Rosenberg, Les Disparus de Daniel Mendelsohn et Kathe, alltid vært i Norge d’Espen Søbye. Le postulat de l’auteur est donc très clairement de concentrer sa réflexion sur le lien témoignage/interprétation/recherche de traces sur la Shoah. C’est sans doute un choix évident mais il peut aussi paraître réducteur, la démonstration du chapitre premier ouvrant la démarche « légiste » à toutes les littératures témoignant du traumatisme et du meurtre de masse. Les études sur l’esclavage et les génocides auraient pu parfaitement intégrer cette approche innovante. Les deux derniers auteurs étudiés adoptent une approche « légiste », contrairement à celles de Desbois et Rosenberg. Ils sont à la recherche de traces qu’ils ne parviennent pas toujours à trouver. Mais leur approche archéologique de la Shoah marque une distance avec le témoignage direct et le repositionne en tant que genre judiciaire nécessaire et en tant que source historique. Les témoignages directs deviennent des traces qui offrent des éléments concrets permettant d’évaluer – comme le ferait un légiste – l’état des corps des victimes de guerres et d’atrocités.
Le troisième chapitre « Traces légistes » expose un double projet. Tout d’abord, l’auteur reprend par le détail les techniques scientifiques légistes et leur évolution au cours du XIXe siècle, en particulier avec l’arrivée de la photographie et de la photochimie. Elle souligne que la plus importante évolution de cette science est aussi liée au fait qu’elle devient, au-delà de la recherche des traces et preuves expliquant la mort, une technique de détection et de prévention des risques, ce qui dépasse le rôle du témoignage. En trouvant les traces du crime, on comprend le criminel et l’on peut anticiper ses actions à venir. C’est cet aspect qu’elle applique dans un second temps à la littérature mémorielle et testimoniale, afin d’en faire évoluer les interprétations, même si la notion de prévention peine à s’appliquer ici. Bien entendu, dans le champ littéraire comme dans le domaine du témoignage « physique », l’objectivité est fondamentale mais plus difficile à obtenir. Tout comme dans la science légiste, c’est par l’insertion de l’image, du visuel et de la photographie dans le livre, que la littérature va dépasser l’acte testimonial et entrer dans l’ère de l’écriture légiste. Citant à nouveau Rosenberg, l’auteur souligne que la photographie soutient la démonstration et authentifie le témoignage, tout en déstabilisant le statut fictionnel du roman ou du livre. Cette stratégie nouvelle s’attache à souligner les preuves, plus ou moins irréfutables d’après l’auteur, du crime, et explore le lien preuve visuelle-passé-texte présent. L’idée d’une élimination du risque n’est pas absente non plus de la littérature légiste moderne utilisant le visuel : en identifiant le crime et le criminel, l’auteur part du postulat – que l’on peut estimer contestable – qu’elle espère ainsi en éviter le retour.
Le chapitre 4 se nomme « narration légiste » et explore directement le mode narratif qui naît de ce mélange de fiction et de preuves. C’est en effet d’une nouvelle façon de se souvenir que traite ce mode, plus pragmatique et moins émotionnelle sans doute. En outre, ce mode narratif, comme l’auteur le définit dans sa longue introduction, appelle à une forme d’antagonisme de la part du lecteur. Il ne veut en aucun cas éliminer le point de vue de l’autre. Même si l’on peut s’interroger sur la difficulté à « contester » des preuves, cette littérature, conçue sur la notion de trace et de preuve, offre une évolution de la littérature dite confessionnelle testimoniale (où le narrateur offre un témoignage intime et donc subjectif au lecteur) vers les sciences. Elle l’amène également vers une « agency » du lectorat qui est en soi innovante, tout comme l’est la présentation du narrateur comme un « enquêteur » (p. 193). Un autre exemple qui est donné de ce nouveau mode littéraire est celui d’Anatomie d’un instant de Javier Cercas, qui enquête sur un coup d’état avorté et l’assassinat d’Adolfo Suarez en utilisant ce mode réflexif et agonistique.
La conclusion souligne la pertinence de ce nouveau mode littéraire car l’actualité et la modernisation des sciences légistes amène à l’exhumation de nombreuses traces de crimes et la recherche permet de révéler quotidiennement de nouveaux indices. La technique légiste a changé notre relation à la mémoire en lien avec la violence et les conflits et nous a fait entrer dans une ère post-mémorielle. Il est important que la littérature liée à ces mêmes thématiques évolue aussi et se saisisse des nouveaux outils critiques proposés par l’auteur de cet ouvrage. Ce texte est important car il revisite les fictions basées sur l’idée d’enquête, au prisme d’un concept nouveau, celui d’approche légiste de la mémoire. Même s’il est parfois un peu trop fragmenté, sa démonstration est solide et dynamique. Il indique très clairement qu’un autre temps s’ouvre pour les études mémorielles et il serait utile que tous les spécialistes de ce champ lisent les analyses éclairantes de Johanne Helbo Bøndergaard.
Bibliographie
Cercas, Javier, 2010, Anatomie d’un instant [2009], traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić, Arles, Actes Sud.
Desbois, Patrick, 2007, Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles, Neuilly-sur-Seine, M. Lafon.
Mendelsohn, Daniel, 2007, Les Disparus [2006], traduit de l’anglais par Pierre Guglielmina, Paris, Flammarion.
Rosenberg, Göran, 2014, Une brève halte après Auschwitz [2012], traduit du suédois par Anna Gibson, Paris, Éditions du Seuil.
Søbye, Espen, 2003, Kathe, alltid væaert i Norge, Oslo, Oktober Pocket.