Michel Lantelme
Paris, Classiques Garnier, coll. Littérature, Histoire, Politique, 2016, 231 p.
Michel Lantelme propose une lecture de textes littéraires contemporains au prisme du « devoir de mémoire ». De fait, cette formule surinvestie par l’éducation, l’institution, et la bienpensance est à ses yeux un pléonasme quand elle est « appliquée à la littérature », étant donné « le caractère coercitif du mot “devoir” » (p. 209). Car, pour lui, écrire, c’est toujours se souvenir, et même expier (p. 211).
En somme, Lantelme veut démontrer que la littérature peut assumer un “bon” devoir de mémoire, ou un devoir de mémoire bien compris, c’est-à-dire utile et critique. Il relit ainsi quatre textes d’écrivains contemporains qui « revisitent les zones d’ombre et les non-dits du grand roman national » (p. 8) et dans lesquels domine « le sentiment de la faute » (p. 11) : Moze de Zahia Rahmani (2003), La Compagnie des spectres de Lydie Salvayre (1998), Des gens très bien d’Alexandre Jardin (2011) et Les Onze de Pierre Michon (2009). L’hétérogénéité du corpus a de quoi surprendre, mais elle est atténuée, dans l’analyse, par le recours à d’autres textes (ceux de Leïla Sebbar, Laurent Mauvignier, Sylvie Germain, Philippe Grimbert, Yannick Haenel, Anatoli Koriolov, etc.) et des références relativement homogènes (essais de Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, textes de Jean Rouaud, Jean Genet, Richard Millet, sans oublier les précieux travaux de Dominique Viart sur la littérature contemporaine). Ce corpus lui permet de conclure que « Nous ne sommes plus […] dans une esthétique (moderne) de la coupure ou de la table rase [issue de la Révolution]. L’héritage est aujourd’hui assumé, même si les pères […] ont été les victimes d’une Histoire qui s’est jouée contre eux. » (p. 51)
Après un premier chapitre consacré aux politiques de la mémoire, Lantelme se penche sur ce que les générations d’après ont écrit sur la Révolution, l’époque de Vichy, la guerre d’Algérie (notamment du point de vue des harkis). Il consacre également un chapitre à la mémoire des Roms, qu est une mémoire délaissée comme en témoigne son maigre corpus (il y traite surtout de La Route du Rom de Didie Daeninckx, 2003). Un détour par la question des monuments commémoratifs lui permet également de traiter d la mémoire des “malgré-nous” et de celle des homosexuels déportés, que quelques textes ont récemment tenté de remettre sur le devant de la scène.
Lantelme pratique souvent une lecture psychanalytique puisque les écrivains de son corpus tenteraient d’endosser et de réparer les fautes de leurs pères, ou de pallier leur absence. Il faut signaler que Lantelme a une acception large des pères : ce sont aussi les grands-pères et au-delà tous les ancêtres, mais aussi « Dieu, la Loi, l’Auteur, le Signifiant plein, etc. » (p. 169). Chez Lydie Salvayre, l’Histoire serait même « repensée en termes sexuels. Elle se nourrit plus précisément de l’oedipe, constitutif de l’humanité » et il en irait de même avec Pierre Michon qui, dans le dernier chapitre des Onze, explorerait « plus avant les liens […] entre l’eodipe et l’Histoire » (p. 113-114). Souvent, la lecture de Lantelme réinscrit la production contemporaine dans des gestes plus primitifs, pris régulièrement en charge par la littérature. C’est que la repentance touche forcément au religieux, sans compter qu’actuellement – cela est même dénoncé depuis les années 1990 – la mémoire fait parfois figure de religion civile (sur le lien entre le besoin de repentir actuel d’un côté, et le christianisme et le freudisme de l’autre, voir ses citations de Bruckner et Millet p. 39). Dans sa conclusion, Lantelme fait le point sur les sentiments de culpabilité, de honte, le besoin de réparation, récurrents dans les textes. Ces sentiments nourrissent la relecture critique de l’Histoire qu’entreprennent les écrivains de son corpus.
On peut s’interroger sur l’accueil que l’auteur réserve au texte d’Alexandre Jardin. Lantelme pense qu’avec Des gens très bien, il s’agit pour l’auteur de révéler un secret familial, de faire le procès de son grand-père Jean Jardin, alors que la collaboration de ce haut fonctionnaire, directeur de cabinet de Pierre Laval, était déjà bien connue (grâce aux textes de Pascal Jardin, fils de Jean et père d’Alexandre) et étudiée (notamment par Pierre Assouline en 1986). Le livre du petitfils n’apporte aucune révélation, sinon le désir d’un écrivain jusqu’à présent adepte du thème amoureux de se styliser en petit-fils honteux. Lantelme ne prend pas en compte les fortes critiques adressées à ce texte, notamment celles de Pierre Assouline (« [Alexandre Jardin] veut à tout prix faire de Jean Jardin l’architecte de la solution finale en France afin de mieux exalter sa propre souffrance à la pensée d’un tel opprobre 1»). Il ne formule aucune réserve vis-à-vis de ce texte et considère même qu’à la fin des Gens très bien, le petit-fils choisit de « prendre la place de la victime » de « devenir le Juif imaginaire de sa propre famille » (p. 124). Plus loin, il considère qu’A. Jardin prend « sur lui la faute de l’Autre […] en un geste quasi christique » (p. 158). Bref, il croit en une réparation possible par les générations d’après.
Plus profondément, Lantelme ne voit pas ce que l’idée d’un relais du témoignage peut avoir d’utopique. Il ne doute pas non plus que les traumatismes, les fautes, ainsi que les statuts de victime et de coupable, se transmettent, de génération en génération (en vertu de la récurrence des sentiments affichés de colère ou de honte), et croit à la catharsis par l’art, notamment par la théâtralisation et la performance parfois proposées par les textes de son corpus (sur tous ces sujets, voir l’ouvrage récent de Catherine Coquio : Le Mal de vérité ou l’utopie de la mémoire, 2015). Ce point de vue est légitime mais insuffisamment défendu en tant que tel. Enfin, le « devoir de mémoire » n’est pas « n[é] sous la plume » de Primo Levi (p. 22), même si l’écrivain italien a été associé à la formule par le titre donné à un entretien qu’il a accordé. À ce propos, voir l’ouvrage de Sébastien Ledoux (Le Devoir de mémoire : une formule et son histoire, CNRS, 2016, p. 13-14).
Pour qualifier la production contemporaine des générations d’après, Lantelme avance l’idée pertinente d’une « poétique de l’apocryphe », manière de dire que les écrivains assument le fait qu’ils n’ont pas vécu les événements historiques qui les occupent. Mais comment cette poétique s’articule-t-elle avec l’idée d’un « passé restauré », tel que l’auteur décrit les entreprises de Binet et Haenel (respectivement HHhH et Jan Karski) (p. 135) ? De plus, par le choix du terme « apocryphe », et en dépit des précautions exprimées (voir p. 202 : « le roman n’est pas le discours du faux – sauf à le méconnaître »), l’auteur ne donne-t-il pas du grain à moudre à tous ceux qui pensent encore que la fiction équivaut au mensonge ? N’alimente-t-il pas le soupçon, nourri par certains, que les générations d’après souhaitent, par leurs récits, se substituer à la mémoire des témoins ?
L’essai de Michel Lantelme n’est pourtant pas hostile à ces écrivains de l’après, bien au contraire. Il s’inscrit tout à fait dans les études postmémorielles actuelles, suscitées par les travaux de Marianne Hirsch. Celle-ci a forgé le terme de « postmémoire » pour qualifier le rapport qu’entretiennent les générations d’après avec le passé non vécu : la remémoration étant impossible, il s’agit d’un « investissement imaginaire, d’une projection et d’une création » (p. 16). Hirsch a surtout étudié la dimension visuelle des productions artistiques des artistes de deuxième ou de troisième génération, notamment leur traitement de la photographie. Lantelme apporte une contribution fort intéressante à ce domaine en mettant en valeur la dimension auditive d’œuvres postmémorielles. Il montre que les générations d’après sont attentives au son de l’Histoire : ils en rendent compte et dans certains cas (Des hommes, La Compagnie des spectres) le sonore « affecte la composition même des romans » (p. 106). Un index clôt utilement cet essai foisonnant qui – par le biais de la « repentance » – permet d’associer de nombreuses mémoires.
1 Pierre Assouline, « Alexandre Jardin ou Tintin au pays des collabos », La République des livres, 10 janvier 2011. Consulté le 4 février 2011 : http://passouline. blog.lemonde.fr/2011/01/10/alexandre-jardin-ou-tintin-au-pays-des-collabos/.
Publié dans Mémoires en Jeu, n° 2, décembre 2016, p. 125-126.