Elara Bertho, Catherine Brun & Xavier Garnier (dir.)
Paris, Karthala, 2021, 240 p.
La publication de cet ouvrage collectif fait suite au colloque intitulé Figures et figurations des terroristes : enjeux post-coloniaux, qui s’est tenu les 23 et 24 mars 2017 à l’Université Sorbonne Nouvelle Paris 3. Il s’agit là, pour chaque auteur-chercheur comme pour le lecteur, de se confronter à l’abîme terroriste et à son flot de questions. Démarche nécessaire au moment où se tient le procès des attentats du 13 novembre 2015 en France, procès hors norme qui aura accompagné notre lecture de l’ouvrage, investi dès lors comme nourriture intellectuelle pour mettre au travail ce qui se présentait à nous au gré des actualités, autant dire l’impensable.
Pour ouvrir la réflexion, se pose d’emblée une question de dénomination : qu’appelle-t-on terroriste, au regard de quel acte et pris dans quel contexte ? Car des enjeux historiques, géopolitiques et stratégiques interagissent nécessairement, et l’on ne distingue pas si aisément ce qui peut relever du fait guerrier ou de la violence terroriste. Aussi les tentatives de trouver une définition juridique commune à tout pays (p. 8) sont-elles restées infructueuses. À bien y regarder, on trouvera ici des bourreaux, là des martyrs, et l’on oscillera sans fin entre revendication d’une violence légitimée par une juste cause, exaltation hallucinée du geste meurtrier, souffrance infinie des victimes, ou bien encore tache rebelle de la violence étatique. Dans nos conversations quotidiennes, tout nous invite à établir des frontières, quitte à ce qu’elles soient grossières, et à choisir notre camp. Le piège terroriste se referme, nous renvoyant dos à dos les uns contre les autres. Mais qui donc est l’ennemi ? De quelle étoffe est-il fait ? Comment, au fond, envisager l’autre ? Et de quoi vient-il nous entretenir ?
Si le terroriste porte les stigmates de l’(in)humain, comment la littérature l’emploie-t-elle, sous quelles formes et à quels desseins ? Comment écrire le terroriste, l’ancrer dans une histoire, lui inventer un passé, lui conférer une subjectivité, une complexité, une voix ? Et à qui s’adresse l’écrivain ? Autant de questions éminemment éthiques. Comment l’écrivain s’empare-t-il de l’image du terroriste pour lui donner forme et figure, à destination du lecteur ? Selon les trois responsables de l’ouvrage, on trouve principalement « deux orientations esthétiques » dans la figuration du terroriste : la voie du grotesque (la parade, la caricature) et l’arabesque qui « joue sur (s)a spectralité », proche du « souffle de la rumeur. » (p. 11) L’enjeu du livre est donc de préciser les contours du terroriste, d’ancrer ses différentes déclinaisons dans un travail de culture (Kulturarbeit), d’en considérer tout l’intérêt et la portée mais aussi les ratages, voire son sabordage, pour contribuer à enrichir une réflexion sur l’humain, la société et la littérature elle-même.
Le livre est dense, riche d’une vingtaine de textes, organisés en quatre grandes parties. On trouve, au début ou à la fin de chacune de ces parties, un extrait littéraire. Le premier est de Maïssa Bey. Il nous plonge d’entrée de jeu dans la banalité du mal, considérant l’inquiétante familiarité du terroriste, en place d’être le neveu du narrateur : « Qui pourra m’expliquer et me faire admettre l’idée que des petits garçons rieurs ou timides, espiègles ou sages, peuvent devenir un jour des criminels capables des pires monstruosités ? » (p. 14)
La première partie du livre, intitulée Dits et non-dits, s’ouvre sur l’œuvre d’Albert Camus, que Jean-Yves Guérin explore pour « nous aider à penser les violences de notre siècle. » (p. 27) Vient ensuite une réflexion de Tina Harpin sur des livres d’écrivains antillais et guyanais traitant de l’injustice coloniale et néocoloniale, à travers des portraits d’anti-héros et de révolutionnaires. Le texte suivant soulève la question de la guerre des récits au regard du traitement de la « cause basque. » Selon Olivier Penot-Lacassagne, « la littérature ose soudain concurrencer les discours émanant des pouvoirs étatique et médiatique. » On trouve ainsi une possibilité de contourner les discours officiels, de porter au jour une autre voix, par la fiction, en marge des discours établis. Le texte de Claire Gallien vient clore le chapitre et déroule une analyse passionnante : la censure imposée par le gouvernement américain sur des textes de détenus à Guantanamo aurait produit des effets inattendus, ou comment la voix des prisonniers a pu se frayer un chemin et porter au loin.
Dans la seconde partie, Genèses, devenirs, fabriques, Crystel Pinçonnat poursuit dans le droit fil de l’article précédent et choisit d’étudier trois textes qui « mettent […] à mal l’image du terroriste telle qu’elle a été diffusée par les séries, films et romans d’espionnage post-11 septembre » (p. 90) dans la culture populaire nord-américaine. Puis Chloé Chaudet livre une analyse de l’oeuvre de Salman Rushdie en montrant que s’il fait montre d’un « pessimisme […] quant à la possibilité d’une compréhension entre les cultures », il propose « cependant une forme d’échappée interculturelle. » (p. 102). Ensuite, Grégory Cormann et Jeremy Hamers abordent la pensée de l’écrivain et essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger au regard de l’amok, ou « perdant radical », dont le « motif profond reste insaisissable […] si ce n’est l’indifférence qui caractérise son rapport à lui-même comme à autrui. » Si l’on suit cette piste, la haine de soi conduirait à la négation du besoin qu’on a des autres, et produirait l’annulation pure et simple de tout geste à venir.
Dans la troisième partie, De l’usage des stéréotypes, Marie Sorel épingle l’emploi de l’image du terroriste comme étendard de l’idéologie conservatrice d’un auteur, ici Christian Authier, et l’échec que cela engendre à produire une figureforme digne d’intérêt. Lisa Romain croise les romans de Yasmina Khadra et Boualem Sansal, pour montrer en quoi ils inventent un traitement intéressant de la figure du terroriste, l’un adoptant le point de vue du tueur pour comprendre sans jamais excuser, et l’autre convoquant le lecteur sur le terrain de sa propre responsabilité. Chloé Tazartez mobilise les textes de Mahi Binebine et Laila Halaby. Elle analyse leur habile emploi du stéréotype : le terroriste – réel ou fantasmé – se fait ainsi support d’identifications complexes pour le lecteur. Christina Horvath quant à elle étudie trois récits de banlieue mettant en scène des djihadistes et montre en quoi ces publications surviennent dans un contexte sociétal et médiatique singulier. Elle va plus loin en précisant que ces textes semblent prédire les futurs attentats de 2015.
La quatrième et dernière partie, Brouillages et détournements, s’ouvre sur l’exploration de deux nouvelles au titre éponyme, « La nuit sauvage », de Mohammed Dib, datées de 1963 et de 1995. La confrontation de ces deux textes permet d’interroger « les pendants légitimes ou transgressifs de la violence, et, avec eux, les régimes de figurations esthétiques qui permettent de les médiatiser. » (p. 217) Ici, et c’est le parti pris de Dib, l’œuvre ouvre des questions sans imposer ses réponses. Cécile Chatelet, à propos de l’œuvre de Volodine, propose de considérer l’écrivain comme « terroriste », dès lors qu’avec ses textes il pose un « attentat littéraire », susceptible d’aller « à l’encontre de l’idéologie et de la mémoire officielle portées par l’État. » (p. 220). Florian Alix traite de la question des rapports entre culture et terrorisme, au prisme du roman d’espionnage. Ninon Chavoz explore la rivalité entre terroriste et artistes, au sens où le premier produirait « une performance spectaculaire et mondialisée » (p. 250), productrice de récits infinis. Enfin Martin Mégevand construit un « parcours de lecture » du livre Terror and the Postcolonial, paru en Angleterre en 2009.
L’ouvrage se termine sur la Lettre ouverte aux jeunes gens de mon âge, de Wajdi Mouawad, parue en 2001, lettre d’une grande force car elle invite à considérer l’ampleur du problème dans toute sa complexité, et à faire preuve de responsabilité et de solidarité. ❚