David Rieff
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Joly
Paris, Premier Parallèle, 2018 [2016], 222 p.
Parmi les ouvrages consacrés à la problématique de la mémoire collective, ses contradictions intrinsèques, ses us et abus et ses rapports avec l’histoire professionnelle, Éloge de l’oubli était destiné à occuper une place à part et ceci grâce à l’expérience de terrain de son auteur. Membre de l’équipe de Human Rights Watch, le journaliste américain David Rieff a observé de près les guerres balkaniques et a eu l’occasion de méditer à chaud sur la puissance formatrice et destructrice de la mémoire collective. Cependant l’essentiel de son expérience, Rieff l’avait consigné dans son ouvrage précédent, L’Humanitaire en crise (Le Serpent à plumes, 2003). Ici, il élargit son sujet de réflexion, l’amplifie à l’aide de ses vastes lectures et le vivifie par sa colère. Colère contre l’establishement des droits humains (p. 136), contre les bien-pensants des commémorations et les adeptes des « automythologisations » (p. 165). La libre forme d’essai se prête à merveille à ce type d’exercice. Les coups de patte fusent à chaque page, les exemples évoqués à l’appui de ses thèses puisent librement dans les siècles et les continents : l’ode à l’oubli de Rudyard Kipling, la victoire des Sudistes américains dans la guerre des commémorations, la mythique Irlande revisitée par l’IRA, l’Australie, le Chili, sans oublier Jeanne d’Arc… Une telle « approche globale » épate par son étendue mais, pour peu qu’elle manque de méthode, une flânerie d’essayiste se transforme en une course d’obstacles à travers une jungle de références et d’associations.
Le livre s’ouvre sur une longue démonstration du momento mori : mortels sont les empires, mortels sont nos États nationaux, mortelle est l’Europe et la vision qu’elle a créée d’elle-même et de sa vocation dans le monde (p. 77). Les héros et les martyres d’hier ne seront plus là demain, et avec leur disparition cette « mémoire collective » qui prétend ignorer la fatalité de l’oubli se figera en mythe (dût le trauma, et donc la mémoire vive, s’étaler, comme le reconnaît l’auteur, p. 121, sur quatre générations). Outre cette inanité existentielle, il y a bien d’autres arguments, moins nihilistes. Et, avant tout, celui fondé sur l’expérience acquise dans les Balkans. La commémoration poussée à outrance risque de mener non pas, comme l’on le prétend d’ordinaire, à l’apaisement des conflits, mais à leur exaspération : « Qu’on ne ferme pas les yeux sur le prix élevé que les sociétés ont payé et continuent de payer pour ce réconfort de mémoration », adjure l’auteur (p. 64-65). « Rendre justice au passé » ne revient pas automatiquement à « rendre justice », les deux démarches s’avèrent souvent antinomiques et le risque est grand de faire tomber l’opprobre non pas sur les auteurs des crimes, mais sur un peuple entier ; la discussion de ces enjeux est particulièrement éclairante (p. 129-138).
L’auteur avance aussi un argument de nature sociologique, fondé sur les travaux de Maurice Halbwachs (p. 40) : ce que nous appelons « mémoire collective » est une construction sociale et, en tant que telle, elle est soumise à l’instrumentalisation. À partir de là, l’auteur se propose tantôt d’éclairer « l’aspect moral » d’une telle instrumentalisation (p. 42), tantôt, en évoquant l’autorité d’Ernest Renan (p. 49, 51, 96), son aspect éminemment politique. Quoi qu’il en soit, ce point donne lieu à une dissection brillante de l’exposition du Musée-mémorial de l’Holocauste à Washington D. C. Ce musée, analyse Rieff, s’ouvre sur une « manifestation ostentatoire du nationalisme américain », à savoir une rangée de drapeaux militaires américains, alors que sa dernière salle est conçue telle une illustration de la « théodicée sioniste » qui présente la naissance de l’État d’Israël comme un résultat de l’Holocauste (p. 124-129). Mais parle-t-on bien ici encore de la mémoire ? Ne s’agit-il pas en l’occurrence d’une simple manipulation politique de l’histoire telle que Renan lui-même ne l’aurait pas désapprouvée ? Ce coup de griffe dissimule une autre question, plus importante : puisque le cas du musée de Washington D. C. est loin d’être unique, puisqu’une telle exposition « orientée » se répète fatalement dans tous les musées nationaux ou presque, faut-il en conclure, comme l’auteur semble vouloir le faire, à l’inutilité de l’éducation citoyenne ?
Se greffe à cette question la polémique intentée par Rieff à Timothy Garton Ash, historien, journaliste et politologue anglais. Réfléchissant sur la construction européenne, Garton Ash estime que l’identité commune de l’Europe devrait être fondée non pas sur une, mais sur de multiples mémoires (p. 59-60, 80). Mission impossible et d’emblée vouée à l’échec, estime Rieff. Partant de l’observation (signée Tony Judt) selon laquelle la Shoah est en train de perdre sa « résonnance universelle » en dehors de l’Europe, l’auteur se demande (avec la journaliste Susie Linfield) au nom de quelle « valeur universelle » il faut qu’un « jeune homme d’Amsterdam – ou du Caire, ou de Pékin – » se souvienne du Goulag – autrement dit qu’il assimile l’existence de ce phénomène historique et son sens éthique (p. 66). L’argument manque son but s’agissant d’un jeune homme de Pékin pour lequel le Goulag, dans sa version chinoise fait partie de sa propre histoire ; mais il ne semble pas plus pertinent au regard d’un jeune homme d’Amsterdam ou du Caire : on ne comprend pas très bien, à vrai dire, pourquoi on leur épargnerait ce savoir mondial du XXe siècle et au nom de quoi on les vouerait, l’un et l’autre, à mourir idiots.
Jusqu’à récemment encore, comme le montrait Tsvetan Todorov dans Les Abus de la mémoire (Arléa, 1995, 2018), la problématique de la mémoire collective, la « stigmatisation de l’oubli » contre laquelle s’insurge Rieff (p.93), était aiguillonnée par la politique d’effacement de la mémoire appliquée avec toute la rigueur policière par les deux régimes totalitaires. La Shoah a amplifié ce questionnement tout en s’inscrivant dans ce cadre. Rieff consacre beaucoup de place à la remémoration de la Shoah, mais passe pratiquement sous silence cet autre récente expérience collective. On s’attendrait à le voir discuter l’exemple allemand, dans l’après-guerre et plus tard, dans la période inaugurée par Willy Brandt ; or il n’en est rien. On s’attendrait à lire également quelques réflexions sur le pays qui nous renvoie, comme dans un miroir déformant, sa propre thèse sur la nocivité de la remémoration, à savoir la Russie, mais les trois ou quatre phrases sont parfaitement creuses.
L’actuel exemple polonais où les élites nationalistes ont réussi à chauffer à blanc le ressentiment national et à éveiller « la martyrologie » que l’on croyait endormie, semble conforter l’avertissement lancé par l’auteur : « La remémoration collective n’a pas toujours été un moyen salutaire pour parvenir à la paix et à la réconciliation » (p. 132-133). Mais cet exemple révèle une lacune dans l’argumentation de Rieff, à savoir l’absence, pour lui, du sujet même de la mémoire collective – le peuple et ses passions. Il cite volontiers Eric Hobsbawm et son idée d’« inventeurs des traditions » (p. 56), mais les créateurs de ces « nouvelles traditions », les relais de « la mémoire du peuple », pour rappeler la collection des éditions Maspero, échappent à son attention. Jusqu’aux années 1970, selon lui, la mémoire collective « était pour l’essentiel le monopole d’État » (p. 99). Un exemple : il s’offusque de voir les nationalistes orthodoxes serbes brandir en guise de légitimation de leur courroux la date sacrée de 1453 – la prise du Constantinople byzantin par les Turcs (p. 63-64). Présentée dans un tel raccourci, la remémoration qui a mené aux assassinats en masse de musulmans bosniaques paraît en effet destructrice et absurde. Mais peut-on se contenter de reprendre telle quelle la version proposée par les combattants serbes et réduire le passé partagé des peuples de l’ex-Yougoslavie à la date fatidique de 1453 ? N’y a-t-il pas eu d’autres conflits, d’autres malheurs qui ont contribué à nourrir cette sinistre évolution ? Or à s’en tenir aux seules élites manipulatrices, à ignorer la profondeur et la dynamique des passions populaires, on court le risque de voir la dénonciation des mémoires concurrentielles tourner à la pure moralisation. Le constat peut paraitre parfaitement pertinent, le diagnostic qui en découle relève d’un wishful thinking (comme on le voit dans la conclusion hâtive sur le règlement du conflit mémoriel entre la Pologne et la Russie autour de Katyn, p. 134). « La santé relative des sociétés ne résiderait-elle pas dans leur capacité à oublier ? » suggère l’auteur (p. 132). Cependant la vraie alternative qui se présente face à l’abandon de la mémoire collective, fût-elle « construite », n’est pas une amnésie, mais l’indifférence collective. Comme le montre si bien Philippe Roth dans sa nouvelle Eli, the Fanatic (1959), le piège qui nous est tendu par la collision entre l’impératif de mémoire – absurde mais doté d’un sens – et l’indifférence de masse débouche non pas sur une « relative santé », mais sur la folie.