Dessins de prisonniers de camps de concentration nazis [1982]

Paul Bernard-NouraudEHESS, Paris I Panthéon-Sorbonne
Paru le : 18.01.2019

91zUwF0TlALDessins de prisonniers de camps de concentration nazis [1982]

Arturo Benvenuti

Trad. de l’italien par Marie Giudicelli, préface de Primo Levi

Paris, Steinkis, 2016, 256 p.

 

 

Le recueil établi par Arturo Benvenuti en 1982, et dont la réédition en 2014 a permis l’édition française de 2016 (suivi d’une traduction anglaise l’année dernière), entre dans cette catégorie d’ouvrages dont l’entreprise est aussi louable que le résultat critiquable. La traduction est parfois approximative, le discours introductif de l’auteur – né en 1923 – comme ses poèmes sont passablement lénifiants, ses critères de sélection sont discutables lorsqu’il exclut par exemple des peintures à l’huile qui n’auraient pu selon lui être réalisées dans les conditions d’un camp de concentration, alors que certains dessins intégrés au corpus l’ont manifestement été après et ont été retouchés. Les reproductions des œuvres en noir et blanc exclusivement sont de médiocre qualité, et ne permettent pas d’en juger, tandis que leurs légendes sont parcellaires (toute indication de format, de technique ou de localisation est carrément absente). Bref, il manque à l’ensemble l’appareil critique qu’un tel sujet impose et le sérieux historiographique qu’on est en droit d’en attendre.

Cela dit, on a beau jeu de critiquer un tel livre, et de le négliger en conséquence, puisque ce qui lui fait si cruellement défaut vient précisément de ce que les historiens en général et les historiens d’art en particulier ont montré jusqu’à une période récente un profond désintérêt, si ce n’est quelque mépris, pour le sujet dont il traite. Trop testimoniaux pour être de véritables œuvres d’art, trop « artistiques » pour constituer des témoignages au plein sens du terme, c’est-à-dire en l’occurrence littéraire, ces « images » issues des camps nazis ne sauraient pas non plus tenir comme preuves face à des photographies des mêmes faits, lesquelles ont été davantage étudiées.

Les carences du recueil d’Arturo Benvenuti sont donc aussi les nôtres, alors même qu’à l’inverse ce qu’il nous met sous les yeux révèle l’ampleur de notre ignorance en la matière. Passée la phase critique, donc, et la frustration de ne pas avoir sous les yeux des reproductions satisfaisantes, il vaut de se pencher plus attentivement sur ces Dessins de prisonniers de camps de concentration nazis, comme les désigne l’auteur, qui les a regroupés par ordre alphabétique.

Afin d’entreprendre une véritable analyse de ces œuvres, il faudrait naturellement opter pour d’autres logiques de présentation. Il s’agirait par exemple, avant toute chose, de définir le contexte de création exact pour chacune des œuvres : afin de déterminer s’il s’agit d’une œuvre réalisée en clandestinité, en camp d’internement, de concentration, en centre de mise à mort ou bien à proximité des lieux de massacres, puisque tous ces cas de figure sont ici mêlés. Une telle mise au point exigerait un immense travail historique, sans quoi, l’examen formel de ces œuvres s’exposerait à de nombreux contresens. On sait cependant que de telles erreurs se sont produites dès le temps de la création des dessins et que, problématiques historiquement, elles n’en ont pas moins contribué à diffuser une certaine image (en partie biaisée, donc) générale et générique des camps nazis.

Deux exemples suffiront à en donner la mesure. Significativement, contrairement à ce que les indications très partielles données par Benvenuti à ce sujet laissent entendre, ils sont tous deux le fait de soldats qui ont découvert les camps à leur libération, et non de déportés.

Le premier était un soldat de l’Armée soviétique du nom de Zinowi Tolkatchev, auquel Yad Vashem a consacré en 2005 une exposition et dont une partie du témoignage graphique fut publiée dès 1946 sous le titre Fleurs d’Auschwitz (Kwiaty Oświȩcimia). La valeur testimoniale et historique de ses œuvres tient notamment au fait que Tolkatchev les a réalisées sur du papier à en-tête nazi manifestement trouvé sur place. On y voit ainsi (p. 204-213), auprès de la lettrine bien ordonnée, de larges mains enkystées protéger le visage d’un enfant (Protection), une mère morte couvrir le visage de son bébé couché à son côté (Mère et fils), des jeunes filles au crâne rasé (Beauté outragée), des cadavres au poing levé (Sans paroles), un déporté soulevant un bloc de pierre (La Carrière de pierres), des tas de chaussures (Préparatifs en vue d’une action) et de cadavres (Silence), et même un Enterrement de victimes. Des scènes plus ou moins crédibles donc, soit qu’elles relèvent d’une forme de propagande, soit qu’elles documentent des faits inconnus. Dans tous les cas, malgré quelques scènes sidérantes, celles qui – fait notable – sont dessinées de la façon la moins académique, Tolkatchev inscrit insensiblement l’horreur visuelle du camp dans la continuité d’une certaine imagerie de l’horreur comportant toujours une part de rédemption.

Dans un sens différent, Benvenuti reproduit également trois dessins réalisés par son compatriote Corrado Cagli en 1945 et celui qu’il a intitulés Buchenwald i, ii et iii (p. 46-47). D’origine italienne, Cagli faisait quant à lui partie des troupes états-uniennes qui découvrent Buchenwald le 11 avril 1945. Or le cadavre qu’il représente trois fois dans chacun des croquis de la double page n’est pas celui d’un détenu de ce camp mais provient de Dora-Nordhausen, dont un autre soldat américain a réalisé une photographie dans les jours qui ont suivi. Autrement dit, Cagli n’a pas directement représenté son expérience oculaire, mais l’a retranscrite en y intégrant une autre image. Ce qui montre comment une image passe dans l’art non testimonial ainsi que dans l’imaginaire commun en se dérobant à son contexte, quitte à le « trahir » en partie.

Un autre ordre de présentation des œuvres réunies par Benvenuti, non moins problématique parce que d’abord formaliste, consisterait à partir ainsi de ces multiples « trahisons », plus ou moins motivées idéologiquement et esthétiquement, qui s’avèrent en dernière instance autant de tentatives de mises en forme, précisément, de l’expérience visuelle des camps. À grands traits, s’esquisserait ainsi une tendance moderniste minoritaire, avec par exemple les œuvres de Marian Bogusz ou de Viktor Dobrovolny, opposée à toute une série de variations autour d’une tradition essentiellement figurative quant à elle, et donc plus propice au témoignage direct.

Celles-ci sont cependant parfois très allusives, relevant d’un style d’esquisse (comme chez Jozef Szajna, Feliks Topolski ou Karl Zahraddnik) ou bien tenant au contraire de croquis chirurgicaux chez Alois Bučánek, Aldo Carpi, Imre Hollό, Stane Kumar, Mirko Lebez, Zoran Mušič ou encore Boris Taslitzki. Ce dernier, communiste, évolue ensuite plutôt dans les parages d’une manière plus grandiloquente que l’on retrouve chez Eco Aniello, Barás Komski, Jerzy Potrzebowski ou encore Wladyslaw Siwek, où il acquiert alors un style proche de celui du roman graphique. Dans sa dimension hallucinatoire, on devine chez Jerzy Adam Brandhuber, Bruno Furch, Božo Pengov ou encore Marcello Tomadini que ce style subit l’influence du cinéma, laquelle est ici décelable parce que leurs œuvres sont généralement postérieures à l’expérience concentrationnaire au cours de laquelle les moyens plastiques dont disposaient les déportés étaient nécessairement plus limités. Proche du cinéma mais différemment est enfin une tendance que l’on pourrait dire goyesque ou expressionniste, caractéristique des dessins de Leo Hass, Maria Hiszpanska-Neumann, Pierre Mania, Ota Matoušek ou Henri Pieck, mais qui recoupe aussi le style clinique de Mušič ou de Delarbre.

Cette répartition un peu hâtive n’a rien d’une classification, et la litanie des noms que l’on donne en sachant que la plupart, à quelques exceptions notables et certaines renommées locales, sont pour ainsi dire inconnus aujourd’hui, n’a pas d’autre but que celui de souligner combien le recueil d’Arturo Benvenuti doit être considéré pour ce qu’il est : une mine visuelle qui n’attend que d’être davantage exploitée et valorisée par de nouvelles recherches.