Paris, La Découverte, 2018, 318 p.
Entre un passé incertain, un présent bousculé et un avenir menaçant, le « présentisme », terme forgé par François Hartog, offrirait-il une solution en proposant un nouveau régime d’historicité ? Jérôme Baschet, médiéviste, auteur notamment d’une thèse sur les représentations de l’Enfer, suggère au contraire d’en sortir, en envisageant divers modes de temporalités émergentes, et en cherchant une inspiration majeure du côté des rebelles zapatistes du Chiapas. Un livre engagé donc, qui articule une réflexion sur les conceptions historiques et historiographiques du temps et des pistes d’action dans la cité.
L’auteur commence par rappeler, avec Koselleck et quelques autres, les transformations du régime d’historicité. La seconde moitié du XVIIIe siècle voit s’opérer un glissement de la pluralité des histoires à l’unicité de l’Histoire, et une dissociation entre champ d’expérience et horizon d’attente : dès lors, le passé se trouve détaché du présent, et déprécié, le régime moderne d’historicité étant dominé par le point de vue du futur. Parallèlement, la discordance des temps se généralise : les acteurs sociaux ne partagent pas, au même moment, une même vision de la période qu’ils vivent. Ce régime dit « moderne » d’historicité s’effondre vers la fin du XXe siècle, au profit, peut-être transitoire, du présentisme et du modèle mémoriel. Pour Hartog, le présentisme arrive en 1989, moment de la chute du Mur de Berlin, et de l’émergence du discours de « fin de l’histoire ». Mais le basculement s’était amorcé avec la crise des années 1970. À la racine de ce « présentisme » dominant, c’est le règne de l’économie, avec son primat du court terme (rentabilité, flux tendus, flexibilité au détriment du pérenne). Le futur n’en est pas absent, sous la forme de l’anticipation, des prévisions de « croissance », et il influence le présent, mais dans un sens délétère : le présent « vit sous perfusion du futur » (p. 100), sous la « dictature de l’instant d’après » (p. 106), d’où disparaît le futur comme espérance. Baschet souligne au passage un effet de notre addiction aux écrans, qui entraînerait une moindre capacité à symboliser, à s’approprier les informations, et une atrophie des capacités de mémorisation : mais bien avant Internet, Walter Benjamin avait déjà dénoncé l’atomisation de l’information et ses conséquences politiques.
L’idéologie du Progrès survit pourtant, et on passe pour « arriéré » à la contester. Apparaît alors un clivage entre ceux qui, face au capitalisme présentiste, veulent réhabiliter une vision moderniste de l’émancipation, et ceux qui considèrent que cette vision ne peut qu’accentuer les effets destructeurs du monde de l’Économie, veulent donc chercher des voies inédites. Ce qui amène l’auteur à distinguer entre régime d’historicité et régime de temporalité, le premier est une « façon d’engrener passé, présent et futur », une forme d’être dans le temps historique, le second renvoyant à la temporalité quotidienne, sans rapport direct avec le temps de l’histoire. La domination de l’économique, qui est, donc, à l’origine du présentisme, finit par articuler ces deux temps, subordonnant le temps vécu au temps mesuré, quantifié, celui du profit : « le moyen le plus puissant de raccourcir le temps de travail devient par un revirement étrange le moyen le plus infaillible de transformer la vie entière du travailleur et de sa famille en temps disponible pour la mise en valeur du capital ». C’est Marx qui le dit, dans Le Capital (cité p. 153).
Se produit alors une désynchronisation entre les différents rythmes du monde social : le politique désormais est toujours en retard sur l’économie, le domaine du social se désintègre, le sujet perd en autonomie : devoir s’adapter à des exigences sans cesse changeantes a pour conséquence le sentiment de perdre la maîtrise de sa vie, et de manquer de temps.
Or, ce sont en particulier les débats sur le changement climatique qui ont fait ressurgir le futur dans l’espace public. L’anthropocène, en télescopant les échelles géologique et historique, est un « coup de grâce porté au régime moderne d’historicité » (p. 88). Se développent alors des imaginaires de fin du monde, sensibles notamment dans la littérature et le cinéma : le « monde sans nous » et les « hommes sans monde » offrent deux figurations possibles de la déshumanisation, de la barbarie. Fin du monde et catastrophe sont plausibles, et en partie déjà avérées, mais ne doivent pas être vues comme des fatalités inéluctables, ni comme des facteurs de risque auxquels il conviendrait de se résigner.
Peut-on donc « sortir du présentisme », mais surtout du substrat économique et politique qui le fonde ? C’est la qu’intervient le modèle de la lutte zapatiste et des formes d’organisation sociale du Chiapas, qu’il faudrait se garder de ramener à une sorte de retour vers le passé fantasmé : l’auteur rappelle que Marx a critiqué l’imposition à tous les peuples d’un schéma historique unique et universel, et a envisagé la possibilité que la commune rurale russe et ses formes collectives d’organisation puissent survivre à la logique capitaliste d’expropriations des producteurs et servir de point d’appui pour une révolution communiste. La lutte zapatiste est une rébellion de l’histoire contre le présent perpétuel, une révolte de la mémoire contre l’oubli : « une façon de parler d’un présent envahi par des milliers de défunts dont les plaies continuent à saigner » (p. 46), mais cette mémoire est à la fois ancrée dans la vie présente et tournée vers l’inédit de l’avenir. Il faut connaître le passé pour éviter d’en reproduire les erreurs, pour y chercher des points d’appui : « Nous ne sommes pas d’hier, mais de là nous venons ; de là nous prenons direction, vocation et chemin » (p. 54-55). Contre le présent perpétuel de l’idéologie néo-libérale, contre le renoncement à l’idée de Révolution, penser un temps où le future est sans certitude, mais « nécessaire », sans garantie, mais à maintenir comme horizon : l’histoire peut fort bien mal finir, comme le rappellent les Thèses sur l’histoire de Walter Benjamin. Et s’il y a un tempo de l’histoire, il peut se jouer sur de multiples rythmes : « soin respectueux du pas des plus lents », dit un axiome zapatiste (p. 179). Sans aller jusqu’au Chiapas, il est loisible à chacun de changer de vie, de résister à la pression professionnelle, de renoncer à « réussir », de défendre le ralentissement : de se rappeler avec Benjamin que ce sont les révolutions qui viennent tirer le signal d’alarme du train de l’histoire, emporté dans une course fatale (p. 203).
Dans le dernier chapitre, Baschet interroge les possibilités de reconstruire une science historique, en rappelant les changements de régime d’historicité. Il s’agit de récuser à la fois les prétentions positivistes d’une science qui s’érige en unique savoir légitime, et le relativisme post-moderne ; de fonder une « écologie des savoirs », un pluralisme épistémologique, qui reconnaît la particularité de la science et son efficacité, mais refuse sa volonté de disqualifier les savoirs vernaculaires (p. 248). La proposition d’une histoire vue d’en bas (p. 267-72) ne semble pas d’une totale nouveauté, renouant avec certaines entreprises des années 1960 ou 1970 (Fonti orali en Italie, Erinnerte Geschichte en Allemagne, etc.), pas plus que le souhait d’« une histoire (vraiment) débarrassée des mythologies progressistes » (p. 260-267). Et la discussion des Postcolonial Studies, dont on ne contestera pas l’intention (échapper à l’eurocentrisme et à son envers, risque du « tout-colonial » érigé en clé de lecture unique) aurait mérité plus que quelques pages.
De façon générale, le souci louable de ne pas perdre son lecteur conduit l’auteur à un certain nombre de redites, à moins qu’elles ne soient dues aux différentes étapes de la réflexion (1999, 2001, 2016). Mais ces quelques réserves ou questions n’empêchent pas d’adhérer au propos central du livre : dénoncer « une pensée de la catastrophe tenue pour fatale, qu’il est loisible de dénoncer comme la version inversée des anciennes certitudes du Progrès » (p. 305), le point commun est que ces deux positions dispensent de réfléchir et d’agir.