August Hermann Zeiz
Traduction de Martine Rémon et préface de Nicolas Beaupré, Strasbourg, La Dernière Goutte, 2016, 158 p.
Forme d’écriture à part entière, la littérature de guerre est doublement associée aux recherches en sciences sociales et plus particulièrement aux travaux historiques. Par le matériau qu’elle procure tout d’abord, offrant une incision souvent étourdissante dans le quotidien de l’expérience combattante ou dans l’univers d’une société en guerre. Les détails des parcours et des sentiments, tout comme la finesse des non-dits ou la subtilité des retranscriptions, sont autant de ressources d’une utilité précieuse et fondamentale pour le chercheur qui y trouve le substrat de sa réflexion, la réponse à ses questionnements et surtout un support factuel à son argumentaire. C’est ensuite un domaine de recherche propre, depuis les écrits précurseurs de Jean Norton Cru au tournant des années 1930, jusqu’aux travaux récents de Nicolas Beaupré, en passant par l’ouvrage hybride d’André Ducasse, Jacques Meyer et Gabriel Perreux. Par ses apports, ce courant historiographique permet de mesurer l’importance de la littérature de guerre, dont les motivations, les formats et la qualité varient assez notablement selon les auteurs et les périodes de rédaction. Surtout, il permet d’appréhender la double dimension socioculturelle d’ouvrages dont la contribution à de meilleures compréhensions et à une meilleure analyse de la Grande Guerre a été essentielle depuis une trentaine d’années.
En France, assez logiquement, l’écrasante majorité des écrits appartenant à ce type de publications portent sur le quotidien du soldat français, parfois sur le sol étranger lorsqu’il est prisonnier, voire d’étrangers sur le sol français (tel le récent Sur le front français du Suisse Robert de Traz, paru aux éditions Slatkine en 2016). De fait, hormis quelques rares succès littéraires traduits en français plus ou moins rapidement (À l’ouest rien de nouveau d’Erich Maria Remarque dès la fin des années 1920 ; L’Adieu aux armes d’Ernest Hemingway en 1948 seulement), l’expérience étrangère est assez mal diffusée par le biais de sources primaires qui réclament une curiosité et un intérêt élargis pour le sujet. C’est à cet exercice que s’est attelée la dynamique maison d’édition strasbourgeoise « La Dernière Goutte », profitant de l’attrait renouvelé pour la Première Guerre mondiale que suscite le centenaire depuis 2013. Ainsi, deux ans après la sortie du roman pacifiste Le Chemin du sacrifice de Fritz von Unruh (paru originellement en 1919), les éditeurs poursuivent avec Danse autour de la mort d’August Hermann Zeiz (première édition en 1918), confirmant leur souci de diffuser en France des témoignages originaux, étrangers et fondateurs qui contribuent à une meilleure perception du conflit du côté de l’ennemi.
Né en Rhénanie-du-Nord en 1893, Zeiz est un jeune journaliste lorsque la guerre éclate. Également poète expressionniste, proche d’un courant politique très ancré à gauche, il accueille la guerre sans grand enthousiasme, mais nourri par un sens du devoir dont il fait état dans ses écrits – et qui lui vaudra d’être critiqué par la frange la plus radicalement pacifiste des intellectuels allemands de l’époque. Mobilisé, il relate, de manière très fidèle et efficace, l’effort collectif de guerre à travers des lettres publiées dans plusieurs journaux, comme le Berliner Tageblatt dont il est l’un des salariés. De l’Italie à la Russie, en passant par les Flandres, la Serbie et Verdun (dont il est évacué en 1917 après avoir été blessé), le témoignage de Zeiz est celui d’un artilleur confronté à l’âpreté de la guerre. Il en propose, sans aucune originalité stylistique, mais avec un soin du détail et une rigueur propres à sa profession, un tableau saisissant dans des lettres dont une demi-douzaine, courant sur la période 1914-1915, est reproduite à la fin de cette publication. Ce sont ces lettres qui, semble-t-il, lui servent de support pour l’écriture d’un roman centré sur un personnage, le sous-officier Dietrich Vorhofen.
En vingt-huit chapitres, l’auteur dépeint le parcours de son alter ego fictif sur trois théâtres d’opérations : les Flandres, la Serbie et Verdun. Dès les premières lignes de son parcours flandrien, le paysage sensoriel est habilement campé : pavage irrégulier, maisons défoncées, fusillades et canonnades aux alentours, brise qui glace jusqu’aux os, autochtones insolents. L’expérience de la guerre chez Zeiz, peut-être encore plus lorsqu’il n’y a pas de combats, est dure, austère et pénible. Seuls les rapports humains, auxquels l’auteur apporte un souci constant, viennent réchauffer une atmosphère et un environnement souvent arides et rêches. En Serbie, il envie un couple de vieux, insensibles au conflit, simples gens satisfaits d’être proches d’un bon feu ; plus tard, il rétribue généreusement un paysan local pour les cigarettes qu’il vient de fournir ; parfois, il trouve du réconfort dans l’intimité du lit d’une habitante ; souvent, il est sensible aux états d’âme de ses hommes, perdus loin de chez eux.
L’écriture de Zeiz renforce cette rugosité du conflit. Avec une froideur parfois déconcertante, dénuée de toute empathie, il décrit les horreurs et la violence de la guerre. À Verdun, il dépeint le poste d’observateur de Vorhofen auprès duquel « deux cadavres sans tête gisent », les « mouches sirot[ant] le sucré d’une cervelle humaine qui repose coque ouverte » (p. 109). L’efficacité du style et une prédisposition certaine pour le récit offrent une perception globale immédiate des scènes, des évènements, des sentiments. Des mots simples permettent de saisir des émotions simples et, derrière l’austérité de phrases souvent courtes, on découvre toute la sensibilité de l’auteur – et in fine des hommes que l’on croit devenus des machines de guerre. En Belgique, le silence assourdissant au moment de la mort puis de l’inhumation d’un camarade fige le temps d’une guerre qui paraît alors sans fin et sans limite, suscitant l’interrogation et le désarroi. Tout comme pour Zeiz, une blessure vient mettre un terme à l’aventure de Vorhofen sur le front. Encore une fois, l’épisode confronte esquisses impassibles de l’évènement et chaleur humaine, quand la douleur de la meurtrissure s’apaise dans le partage avec les autres blessés. Et, symboliquement, tant cette hybridation des sentiments – dépeints et ressentis – est récurrente dans l’ouvrage, le roman se clôt par une scène où « le calme revient » tandis que, dans les oreilles du principal protagoniste, « le pays chante » (p. 128).
Dire que ce roman – comme sa traduction – est une réussite ne serait pas lui rendre un hommage suffisant. Sans puiser dans les registres de l’emphase propre à Unruh ou de l’épopée à la Jünger, Zeiz réussit le tour de force, en quelque cent pages, de faire saisir ce que fut la guerre pour les soldats allemands : violente, inique, irrationnelle, incohérente. Loin du pacifisme de certains pamphlets (ce qui lui valut de passer presque inaperçu à l’époque), l’auteur propose pourtant une immersion singulière et formidable dans un quotidien de guerre consternant. Singulière par certaines des scènes sur des fronts méconnus (Serbie), formidable par ses réflexions autour des voies d’accommodement des individus face aux buts de guerre, l’œuvre de Zeiz dépeint, souvent sans le dire et en creux, la cruauté et l’absurdité du conflit.
Ainsi, grâce à un savoir-faire remarquable du reportage et un sens ciselé de la description des scènes mais également des émotions, Zeiz propose un roman d’une intensité rare. Bien qu’il fasse le choix de la discontinuité temporelle et géographique, passant sans transition d’une scène, d’un lieu, d’une période à l’autre, on retrouve dans Danse autour de la mort tout ce qui fait la vigueur de la littérature de guerre : profondeur de la dimension humaine, richesse de la profusion des détails, force du récit introspectif, omniprésence des rapports sociaux. Et il faut, comme le souligne Nicolas Beaupré dans une préface proposant une mise en perspective historique de l’ouvrage, remercier le centenaire – et La Dernière Goutte – de pouvoir nous faire découvrir des ouvrages d’une telle puissance romanesque et mémorielle.
Publié dans Mémoires en jeu, n°4, septembre 2017, p. 130-131