Daniel Foliard
Paris, La Découverte, coll. « Histoire-monde », 2020, 380 p.
L’une des raisons laissant penser qu’un livre puisse rapidement devenir un ouvrage de référence tient non seulement aux connaissances nouvelles qu’il met au jour, mais aux moyens par lesquels il y parvient. Avec Combattre, punir, photographier, Daniel Foliard établit ainsi que, sauf à s’exposer à une forme de légèreté théorique vis-à-vis des images, l’étude des représentations des violences extrêmes requiert une intelligence précise du médium concerné, en l’occurrence de la photographie. À ses yeux, celle-ci ne saurait être envisagée comme un simple moyen, figé dans son ustensilité première, mais comme un processus à la portée et à la réversibilité en évolution constante selon les échanges dont elle fait l’objet.
L’histoire des photographies coloniales à laquelle s’intéresse l’auteur se trouve singulièrement complexifiée par le regard « anachronique » qu’il s’autorise à poser sur elles et plus encore par les « mésusages » contre-historiques qui peuvent en être faits. En reprenant la distinction qu’avait opérée François Brunet dans La Photographie. Histoire et contre-histoire (2017) entre les dimensions de reproduction et de mémorialisation, Foliard parvient à démontrer que là où les colonisateurs sollicitèrent d’abord le pouvoir multiplicateur de la photographie pour asseoir leur domination, les colonisés détournèrent sa puissance à des fins commémoratives.
L’auteur part ainsi du constat que, sur ces sujets, « il existe une sous-estimation surprenante des capacités des sociétés non européennes à utiliser ces documents de la part des puissances occidentales. » (p. 247) Comme si, dès le début, ces dernières s’étaient montrées quelque peu naïves quant au contrôle qu’elles exercent effectivement sur leur circulation, façonnant ainsi un schéma de réception qui en vient, encore aujourd’hui, « à oublier qu’il existe bien des anticolonialismes et des anti-impérialismes dès la fin du XIXe siècle » (p. 249), ou, tout simplement, que « les Occidentaux ne sont à aucun moment les seuls spectateurs de la guerre extra-européenne » (p. 355). Il s’agit pourtant, selon Foliard, d’un phénomène historique crucial en ce qu’il se situe au croisement de temporalités hétérogènes, concurrentes et antagonistes où, « à travers la photographie s’invente une multitude de modernités “partagées” (p. 72) et sans Occident au centre » (p. 401).
Bien que de périodes et de statuts différents, les exemples que propose l’auteur participent tous, à des degrés divers, de cette réévaluation du rôle imparti à l’image photographique dans un cadre colonial ou postcolonial. Il rappelle notamment que « les nationalistes égyptiens se servent de façon tout à fait innovante des photographies de corps blessés pour capter l’attention des participants à la conférence de Paris (1919) et dénoncer l’impérialisme britannique » (p. 78). Dans le cas français, la photographie du résistant Samory Touré à l’expansion en Afrique de l’Ouest prise par les vainqueurs afin d’acter sa défaite est reprise, quelques décennies plus tard, par la Guinée indépendante pour figurer sur ses billets de banques (p. 83) ; démarche qu’adopte à son tour l’artiste malien John Ndevasia Muafangejo, dont certaines « œuvres, comme La Mort d’un chef réalisée en 1971, visent directement à recadrer le sens d’une photographie-trophée d’un dirigeant ovambo » (p. 84).
Bien que justifiée du point de vue historiographique, l’insistance de Foliard sur ces pratiques de réappropriation pourrait cependant avoir pour effet de minorer la relation qu’instaure le régime colonial entre violence symbolique et violence physique. À propos du chapitre où il analyse comment la dérivation des images coloniales s’opère, il annonce ainsi en introduction que « l’archive photographique est minée dès le départ ». « Comprendre cela », ajoute-t-il, « libère du colonialisme ontologique qui peut guetter : il n’y a pas de photographies qui soient fondamentalement des “autres” car le moment de la prise de vue n’est pas une capture » (p. 17). Cette réfutation de l’univocité des images prolonge en fait la critique que formule Foliard à l’encontre de la méthode employée par les auteurs du vaste recueil Sexe, race et colonie paru en 2018 chez le même éditeur, considérant que « l’accumulation d’images ne fait pas office de preuve en soi » (p. 16).
Si le fait semble acquis, il n’en demeure pas moins que le colonisateur entendait bel et bien « capturer » photographiquement ses ennemis, et que Combattre, punir, photographier apporte en ce sens d’innombrables preuves de la manière dont il associe dans ce but l’appareil photographique au fusil mitrailleur, à la corde et au fouet. Que, dans ce contexte, « l’annihilation » devienne l’un « des possibles de la colonisation » (p. 13), et non sa conséquence nécessaire, comme le soutenait pour sa part Olivier Le Cour Grandmaison dans Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial (2005), n’ôte rien à la modernité de sa violence, et moins encore à la fonction littéralement structurelle qu’y remplit la photographie en tant qu’elle « finit par structurer les pratiques de violence elle-même » (p. 52), au point qu’« exécuter, profaner et photographier l’ennemi fait partie de pratiques cohérentes » (p. 80) ; la spectacularisation du châtiment faisant directement appel au médium photographique afin de montrer les morts, d’exiger la soumission des vivants ou d’en prévenir la révolte.
Dans ce contexte de rationalisation de la violence extrême, l’auteur démontre là aussi que la valeur instrumentale de la violence photographique ne s’adresse pas seulement à ceux que l’on veut terroriser. L’effroi qu’elle diffuse jusque dans l’intimité de chacun ne s’insinue pas accidentellement parmi ceux-là mêmes qui en sont les auteurs. D’un point de vue militaire et stratégique, il s’agit bel et bien de promouvoir, à travers les clichés d’atrocités, ce que l’auteur désigne comme « une hygiène nécessaire au maintien d’un niveau de bellicosité » (p. 381). C’est particulièrement vrai en France pour la période qu’examine Foliard, au cours de laquelle l’expansion coloniale sert à conjurer l’humiliation de 1870 et vise à préparer la mobilisation de 1914.
Une inflexion intervient cependant à partir des années 1900 dans « la mise en photographie des violences qui entourent la guerre et l’expansion armée » qui tient à la fois à « la consécration du reportage photographique de guerre » (p. 166), participant à « l’invention, par la photographie, de la victime de la violence de masse » (p. 167), et au fait que, pour les militaires qui en ont l’usage, elle est devenue « dès avant 1914 un mode d’enregistrement et de visualisation qui s’est émancipé de l’écrit, de la topographie et du dessin » (p. 167). L’iconographie, voire l’imagerie, que les clichés véhiculent accordent alors à la violence un relief nouveau, excédant en quelque manière la faculté des autres médias à la restituer et à s’en faire des vecteurs aussi puissants que la photographie à l’aune d’un nouveau conflit.
Sans délier la violence coloniale du début du siècle dernier des violences de masse qui atteignirent le continent européen lui-même, l’auteur, regardant toutefois tout causalisme avec méfiance, estime qu’à lui seul son objet d’étude ne lui permet pas de conclure à une succession en droite ligne. « Au prisme modeste des photographies, écrit Foliard, on ne peut conclure à l’existence d’une violence immanente à l’expansion du pouvoir européen dans le monde à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle qui déboucherait de façon linéaire sur les grands conflits mondiaux. Trop d’Européens séparent nettement leurs expériences entre des espaces aux normes différentes pour surestimer ces articulations. » (p. 400)
Ce dernier aspect correspond en réalité à l’hypothèse qu’avait formulée l’auteur quelques pages avant ces conclusions et qui, en déplaçant l’accent de sa réponse, suggère un autre type de liaison entre les violences coloniales et celles internes au continent européen. « L’objet abordé », écrivait-il déjà, ne permet d’établir la causalité « que très secondairement si ce n’est en démontrant qu’un des liens les plus évidents entre les violences coloniales et les génocides du XXe siècle tient à la capacité des sociétés européennes à maintenir un équilibre complexe entre visibilité et invisibilité des violences de masse susceptible de faire de toute guerre et de tout massacre un objet “lointain” jusqu’à ce que la destruction ne les touche directement » (p. 383).
Foliard ne résout donc pas l’ambivalence qu’entretient la photographie à l’égard du réel qu’elle documente et qui consiste à le rapprocher autant qu’à l’éloigner, engendrant des formes de visualités à la distance toujours indéfinie – continuellement susceptible d’être redéfinie en fonction de rapports de forces dont elle est à la fois l’agent historique et le produit potentiellement déshistoricisé. Mais si l’auteur se défie des lignes claires, c’est certainement moins par complaisance pour l’indéfinition que parce que son enquête ne vise pas d’abord à éclairer la conscience historique des Européens, mais à comprendre comment ceux qu’ils ont colonisés, par un regard ou un geste au moment de la pose, par un remaniement du cliché ensuite, sont parvenus à troubler la mécanique du médium et à résister à la vision qu’il donnait d’eux pour la postérité. ❚