Cahiers de mémoire, Kigali, 2014, Cahiers de mémoire, Kigali, 2019

Paru le : 18.07.2021

Florence Prudhomme (dir.) – Traduit du kinyarwanda par Louis Munyaburanga Basengo & Charles Kalinda (2017)

Bernard Kanyana Kabale & Odette Mukantagara (2019)

Paris, Classiques Garnier, 2017 & 2019, 297 p. & 425 p.

 

En France, les témoignages écrits de rescapés du génocide des Tutsi ont participé dans les années 1990 et 2000 à faire (re)connaître l’événement. Des récits de femmes ont en particulier connu une grande visibilité (Gilbert). On peut citer, entre autres, ceux de Yolande Mukagasana, Esther Mujawayo ou encore Annick Kayitesi (Mukagasana ; Mujawayo ; Kayitesi). Bien plus rares sont les témoignages d’hommes rescapés ayant reçu un tel écho dans les médias, à l’exception de celui de Révérien Rurangwa (Rurangwa).

La publication de témoignages de rescapés est devenue bien plus régulière au cours de la dernière décennie. Dans les ouvrages récents, plusieurs rendent compte d’une parole individuelle, mais aussi collective sur le génocide. L’association parisienne de rescapés Tubeho Family a fait paraître il y a peu un recueil de dix témoignages (Tubeho Family). De son côté, l’historienne Hélène Dumas revient dans son dernier texte sur une centaine de récits de survivants, enfants au moment du génocide (Dumas). Une association rwandaise avait recueilli leurs écrits dans une visée mémorielle et thérapeutique en 2006.

Les Cahiers de mémoire, Kigali publiés en 2017 et 2019 aux éditions Garnier s’inscrivent dans ce contexte de publication, entre le Rwanda et la France, de témoignages qui s’adressent à soi, aux disparus, aux (sur)vivants et plus généralement à tous ceux prêts à lire et écouter. L’histoire de ces œuvres singulières est liée à celle de la Maison de quartier créée par Florence Prudhomme au « village Imena » à Kimironko dans la capitale Kigali (Prudhomme, 2015). Ce village est principalement composé de maisons dans lesquelles vivent des veuves du génocide et des orphelins. En 2014, à l’occasion de la vingtième commémoration, un atelier de mémoire a été créé au sein de la Maison de quartier :

Des « grandes mamans », des jeunes, des femmes, des hommes se sont réunis au rythme d’une matinée par semaine. Ils ont écrit chacun leur Cahier de mémoire. Ils les ont lus aux autres. Le respect mutuel, la confiance et leur commune expérience étaient le socle de leurs échanges. (2017)

Revenant sur l’origine de ces publications, Florence Prudhomme ajoute que les Cahiers de mémoire diffèrent du témoignage :

Durant les veillées de mémoire, chacun-chacune prononce la liste interminable des siens disparus, pour immortaliser leurs noms et leur donner une sépulture. Dans les séances de l’atelier de mémoire, il a fallu non seulement oser dire et énumérer les noms des disparus, mais aussi donner les coordonnées des lieux de massacre, les dates. Toutes ces énumérations déroulées au fil du récit n’ont pas été fortuites, elles retracent dans son intégralité le territoire de la psyché envahie par la violence génocidaire. Il a fallu regarder le passé, ancrer les souvenirs de l’enfance à l’âge adulte, les rendre visibles, les sauver de l’oubli, les intégrer dans son autobiographie. (2019, p. 12-13).

Inscrits dans un cadre commémoratif et thérapeutique, ces textes rendent hommage aux disparus et nous racontent l’histoire individuelle et collective des rescapés.

Trente-six Cahiers de mémoire composent ces deux volumes. La grande majorité d’entre eux suit un rythme ternaire : l’avant, le pendant et l’après du génocide. À travers ces récits, se dessine une histoire au long cours des persécutions contre les Tutsi depuis les années 1960 et 1970. Ancrés dans la topographie rwandaise et l’histoire locale, les témoignages rendent compte de cette extrême violence qui vint frapper les Rwandais tutsi sur tout le territoire en 1994. Ils nous racontent enfin la douleur de la période qui suit le génocide, marquée par la recherche des corps des proches en vue de les inhumer, le rôle des associations de rescapés ou encore des commémorations. Cette dimension commémorative des Cahiers se retrouve dans les lettres adressées aux disparus, les longues et émouvantes descriptions de la vie des personnes assassinées. Mémoriaux de papier, ces textes font ici vivre les noms et l’histoire des proches, mais aussi leurs visages en partageant, lorsque les rescapés en possèdent encore, des photographies.

Si les récits s’organisent autour de trois temps distincts, avant, pendant et après le génocide, la mémoire individuelle n’organise pas de séparation si stricte, ce dont rendent compte tous les rescapés. Les souvenirs sont déclenchés par la pluie, un son ou encore une odeur. Dans son Cahier de mémoire Marthe Mukagihana raconte :

Un souvenir me blesse. Chaque fois que je vois des patates douces, elles me rappellent mon fils aîné. Quand je cuisinais, il venait et jetait un coup d’œil dans la casserole pour voir ce que j’étais en train de préparer. Puis il partait rapidement à la rencontre de son père et il lui disait : « Maman a cuisiné les patates douces. » Et son père lui donnait tout de suite de l’argent en lui disant : « Ahaaa, va acheter du lait! Je sais bien que c’est ce que tu veux ». Je n’arrive pas à oublier cela… (2017, p. 65).

Il ressort de ces textes un hommage aux disparus, mais aussi la profonde nostalgie d’un passé révolu. Dans un contexte rwandais où la politique de mémoire incite de plus en plus à valoriser la résilience des rescapés, à promouvoir des témoignages positifs, ils rappellent la dimension intime et collective du deuil. Les titres des Cahiers sont sur ce point évocateurs, par exemple : « Une infinie amertume », « Les blessures du cœur », « Exilée dans mon propre pays », « L’histoire tragique de ma famille », « Le vol de mon enfance » « Un deuil sans consolation », « Je n’ai jamais connu la paix », « Vous êtes partis sans laisser ni traces ni photos ». Au fil de la lecture, ces récits individuels prennent une dimension polyphonique, renforcée par la proximité géographique de certains témoignages. Notons que cette polyphonie se retrouvait au sein de la chorale Inanaribonye [celles/ceux dont les yeux ont beaucoup vu] regroupant des femmes veuves au sein de la Maison de quartier.

Dans ces deux ouvrages, aux témoignages s’ajoutent des textes de Florence Prudhomme sur ce projet de mémoire ainsi que sur les modalités de traduction, les textes ayant été écrits en kinyarwanda, puis traduits en français. Notons que la maison d’édition rwandaise Bakame a publié en kinyarwanda les Cahiers de mémoire, Kigali, 2014. Dans les deux ouvrages, on retrouve enfin des textes de psychologues qui renseignent sur le rôle de ces témoignages pour la mémoire des rescapés et plus généralement pour le Rwanda. Les regrettés Marie-Odile Godard et Naasson Munyandamutsa avaient tous deux publié sur ce sujet dans le premier recueil, Émilienne Mukansoro dans le second. S’ajoutent enfin des textes d’historiens et intellectuels, parmi lesquels ceux de Marcel Kabanda dans le premier volume, ou d’Antoine Mugesera dans le second.

Ces deux ouvrages forment une œuvre éditoriale rare pour le lecteur non kinyarwandophone, lui donnant accès à des récits précieux dont il est difficile de rendre compte en peu de signes. On peut souligner la volonté éditoriale de faire de ces Cahiers de mémoire des marqueurs d’histoire. Les récits réunis sont enrichis par un important appareil de notes, une chronologie, des glossaires, particulièrement Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, qui présente un appareil critique conséquent pour certains récits, permettant leur compréhension culturelle et historique. ❚

Œuvres  citées

Dumas, Hélène, 2020, Sans ciel ni terre. Paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte.

Gilbert, Catherine, 2018, From Surviving to Living: Voice, Trauma and Witness in Rwandan Women’s Writing, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée.

Kayitesi, Annick, 2004, Nous existons encore, Neuilly-sur-Seine, Michel Lafon.

Mujawayo, Esther & Belhaddad, Souâd, 2004, Survivantes : Rwanda, dix ans après le génocide, La Tour-d’Aigues, L’Aube.

Mukagasana, Yolande & May, Patrick, 1997, La mort ne veut pas de moi, Paris, Fixot.

Prudhomme, Florence, 2015, Rwanda, l’art de se reconstruire, Paris, Ateliers Henry Dougier.

Rurangwa, Révérien, 2006, Génocidé, Paris, Presses de la Renaissance.

Tubeho Family, 2020, Rwanda 1994. Paroles de rescapés. Témoignages du génocide perpétré contre les Tutsi, Paris, L’Harmattan.