Philip G. Nord
Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2020, 472 p.
Paru en français en novembre 2022, traduit de l’anglais (américain) par Sylvie Servoise, aux éditions Le bord de l’eau, sous le titre Après la déportation. Les batailles de la mémoire dans la France de l’après-guerre.
Dans After the Deportation. Memory Battles in Postwar France, Philip Nord se penche sur le vaste corpus d’œuvres (témoignages, romans, poèmes, pièces de théâtre, livres d’histoire, films documentaires ou de fiction, peintures, sculptures, mémoriaux, etc.) créées dans la France du second XXe siècle au sujet de la « Déportation » à destination du public francophone. Ce cadrage n’implique pas une perspective fermée sur le pré carré français, car est toujours prise en compte l’influence qu’exercèrent des figures et des événements étrangers ou globaux sur ce qui fut dit à ce sombre sujet. L’ouvrage relève d’une histoire culturelle et politique des évocations publiques du passé, étudiées ici à travers la parole, l’écriture ou l’activité artistique de multiples personnalités, ainsi qu’à l’aune des plus importants monuments et rituels commémoratifs du pays. Le lecteur croise ainsi au fil des pages des figures, des institutions, des créations, des controverses, des cérémonies et des lieux du souvenir connus dans l’ensemble de qui s’intéresse aux mémoires françaises de la Seconde Guerre mondiale. L’apport du livre ne se situe donc ni dans le choix de l’objet (les abondantes représentations dont la Déportation et la Shoah ont fait l’objet en France depuis 1945) ni dans la manière de l’étudier (en partant des œuvres et débats accédant à la sphère publique nationale), mais dans les interprétations nouvelles et convaincantes que l’auteur propose pour expliquer leur développement historique sur le long terme, au-delà des « turning points » invoqués d’habitude (le procès Eichmann en 1961 ou la Guerre des Six Jours en 1967).
After the Deportation apporte en effet une contribution majeure à la riche historiographie ayant pris, depuis les premiers travaux d’Annette Wieviorka, cette question à bras-le-corps et dont Philip Nord rappelle qu’elle se constitue de deux strates. L’approche la plus ancienne, qu’il appelle le « modèle du-silence-à-la-voix » (p. 3), a mis en exergue la domination dans la France de l’après-guerre du paradigme globalisant de « l’univers concentrationnaire » (David Rousset) et le brouillage des différences entre le système concentrationnaire nazi et le génocide des Juifs, puis le déclin de ce paradigme face à la montée en puissance, à partir des années 1970, d’une mémoire de la Shoah initialement refoulée ou empêchée. Un courant plus récent envisage cette évolution de façon plus graduelle – parler à ce propos d’un « modèle du saut quantique » (p. 3) est donc contre-intuitif –, en soulignant les manières dont le sort spécifique des déportés « raciaux » a, dès l’après-guerre, été rappelé et inscrit dans l’histoire plus large de la destruction des Juifs d’Europe.
L’introduction apporte d’emblée un regard neuf sur cette discussion. Premièrement sont pertinemment rappelés certains des points communs qui existent entre ces deux approches que l’on ne saurait considérer de façon trop antagoniste. Deuxièmement, l’auteur explicite son propre positionnement dans le débat. Sans présupposer le silence des Juifs dans l’après-guerre ou le caractère inaudible de leurs voix, Philip Nord rouvre utilement le débat en se demandant d’abord « si le régime concentrationnaire de la mémoire a jamais été un phénomène aussi cohérent que son nom l’indique » (p. 6). La question est rhétorique, ce régime mémoriel prenant sous sa plume la stimulante forme d’« une canopée englobante qui abritait toute une série de récits, parfois en concurrence les uns avec les autres, parfois non » (p. 6). À cet égard, le sous-titre du livre ne rend pas pleinement justice à sa richesse, After the Deportation abordant certes des « batailles de mémoire » mais aussi des « interactions cordiales » (p. 7), notamment celles nouées entre d’importantes figures catholiques et juives dès les années 1950.
Or, en consacrant la première partie (« Heroes and Martyrs ») à l’analyse pour eux-mêmes des discours propres au paradigme de l’univers concentrationnaire (selon différentes variantes étudiées successivement entre les chapitres 1 et 6 : communiste, catholique, gaulliste, etc.) et non uniquement – même s’il se pose toujours la question – pour ce que ces discours disaient ou non de la déportation juive, Philip Nord effectue un précieux pas de côté tant pour l’étude de la mémoire de la Déportation que pour la compréhension (déjà renouvelée par François Azouvi il y a une dizaine d’années) des évolutions propres à celle de la Shoah. Cette dernière occupe une place majeure dans After the Deportation, mais les voix qui la portent se trouvent d’abord situées, à la juste hauteur de leur portée, dans un ensemble foisonnant d’évocations des camps et de la violence nazie, à l’instar du Centre de documentation juive contemporaine et du Mémorial du martyr juif inconnu (chapitre 5). C’est ensuite, dans la deuxième partie du livre (« Shoah »), que l’auteur analyse pas à pas l’autonomisation et l’affirmation de la mémoire du génocide des Juifs à partir des années 1960, la transformation des récits qui la portent et son corollaire : la perte d’influence de la mémoire dite « concentrationnaire ». Est-ce à dire que les deux grandes parties du livre recouvrent deux périodes distinctes l’une de l’autre ? Non, car si la première partie ne franchit qu’à quelques rares moments le seuil des années 1960, ce n’est qu’à partir du quatrième chapitre de la seconde que l’historien nous fait vraiment entrer dans la décennie 1970. C’est que les deux paradigmes ont pu cohabiter et même s’entremêler, notamment en termes de « technique formelle et narrative » (p. 398), avant qu’une nette distinction ne s’opère entre eux, ce qui demande parfois au lecteur de réunir lui-même les éléments d’analyse relevant d’une même période mais traités dans différents chapitres.
Si Philip Nord s’intéresse d’abord à la période qui court de la défaite nazie à la fin des années 1960 (neuf des douze chapitres portent sur ces deux décennies et demie), son enquête se prolonge néanmoins jusqu’au milieu des années 1990, lorsque, écrit-il, « une certaine compréhension de l’Holocauste/ Shoah se cristallisa […], éclipsant partiellement les récits plus anciens sur la Déportation, autrefois si importants mais devenus désormais une mémoire en déclin » (p. 11). Ce large cadre temporel est à saluer, car hormis l’ampleur qu’il confère au livre et même si le propos est moins détaillé pour les années 1970, 1980 et 1990 que pour la période qui les précède, il conduit l’auteur à affronter la délicate mais cruciale question des facteurs permettant d’expliquer le passage d’un régime de mémoire dit « concentrationnaire » – qui disparaît cependant un peu trop abruptement de l’analyse dans les derniers chapitres – à un régime de mémoire « centré sur la Shoah » (p. 9). Est notamment mise en exergue, aux antipodes du schéma téléologique « trauma-refoulement-anamnèse », une variable générationnelle à l’œuvre dans l’émergence d’une « nouvelle conscience de l’Holocauste » (p. 309), dont certains traits (par exemple l’insistance sur la « solitude juive » pendant la Shoah) étaient néanmoins déjà bien installés dès l’immédiat après-guerre au sein du monde juif, notamment dans sa frange de langue yiddish. Ce changement générationnel a pour toile de fond le contexte social, politique et culturel de l’après-1968, auquel Philip Nord accorde avec raison une grande importance dans les pages consacrées aux membres les plus éminents de la « génération 1.5 » (Susan Suleiman) et aux baby-boomers juifs investis, après la désillusion née de leur engagement à l’extrême-gauche, dans une quête identitaire sur leurs origines et dans une confrontation avec les responsabilités françaises dans la déportation des Juifs (chapitre 10).
Mais plus généralement, c’est à chaque chapitre que l’ouvrage impressionne par l’aisance avec laquelle l’auteur se livre à de précises et passionnantes analyses sur tel ou tel monument, film, roman ou témoignage en inscrivant toujours son objet dans une polyphonie et une topographie mémorielles qui le dépassent. Pour cela, Philip Nord excelle dans l’analyse croisée d’œuvres en apparence très différentes (par leur auteur, leur genre, leur[s] intention[s] ou leur contenu), mais dont le rapprochement contextualisé fait apparaître avec clarté la singularité de certains milieux (comme la gauche indépendante étudiée dans le chapitre 3 et incarnée par Alain Resnais, Jean Rouche, Edgar Morin et Charlotte Delbo) ou moments (par exemple le début des années 1960, abordé dans le chapitre 9 et marqué par les voix juives d’Anna Langfus, Piotr Rawicz et Frédéric Rossif et leur manière neuve d’aborder différemment le sort des Juifs sous la domination nazie).
Pour terminer, on aurait beau jeu de pointer certains manques. Ceux-ci concernent ponctuellement les productions culturelles que le livre entend étudier. Quid notamment des ouvrages de John Hersey et Pierre Gascar, très rapidement évoqués alors qu’ils firent connaître la Shoah à un large public dès la première moitié des années 1950, ou des films d’Armand Gatti et Gillo Pontecorvo, sortis au tout début des années 1960 et non-mentionnés ? Auraient également pu être davantage pris en compte des vecteurs de mémoire eux aussi importants dans la formation des représentations collectives de la Déportation, à l’instar du déferlement d’images sur les camps dans la presse et les actualités filmées au printemps 1945 ou encore des procès de l’épuration. On préférera néanmoins conclure en saluant la parution d’un grand livre qui fera date et dont l’objectif – faire apparaître les mémoires françaises de la Déportation « sous un nouveau jour » (p. 3) – a été atteint d’une belle plume et avec une impressionnante maîtrise. Reste à en souhaiter vivement la traduction en français. ❚