Robert Bober est né en 1931 à Berlin. En 1933, sa famille fuyant le nazisme s’installe à Paris. Après le Certificat d’études primaires, il est tailleur, potier, éducateur, puis assistant de François
Truffaut. Réalisateur à la télévision, il signe plus d’une centaine de documentaires dont beaucoup avec Pierre Dumayet. Il obtint en 1991 le Grand Prix SCAM pour l’ensemble de son œuvre.
À LA RECHERCHE DU PASSÉ
Pour retrouver son identité un homme part à la recherche des sou- venirs qu’il aurait pu avoir si… Que reste-t-il aujourd’hui de la Vienne éclairée du tournant des XIXe et XXe siècles ? De cette brillante capitale européenne à partir de laquelle les pensées de Stefan Zweig, Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Karl Kraus, Robert Musil, Von Hofmannsthal, Sig- mund Freud, Arnold Schönberg, Max Ophüls, Martin Buber, Franz Kafka… rayonnaient. Comment rendre compte du bouillonnement culturel cosmopolite d’une ville où se croisaient toutes les composantes de ce qui fut jusqu’en 1918 l’Empire Austro-Hongrois, et notamment la culture juive que les nazis voulurent éradiquer ? C’est de la vie à Vienne avant la nuit nazie que nous parle Robert Bober, nourri d’une culture d’Europe centrale puisée aux sources de son histoire intime.
LA MÉMOIRE REND LES MORTS VIVANTS
« Pourquoi sommes-nous émus à l’évocation des morts qu’on n’a pas connus vivants ? », se demande Bober. Pour rendre hommage à la mémoire de sa famille, aux souvenirs qu’on lui a racontés, à son arrière-grand-père qu’il n’a pas connu ‒ étant né deux ans après sa mort ‒ et au Yiddishland englouti dans la catastrophe de la Shoah, Robert Bober, 88 ans, a écrit et filmé à hauteur d’homme Vienne avant la nuit. Il a pris le train pour Vienne, le même que celui de Wolf Leib Fränkel quand il fut refoulé des États-Unis où ce juif pieux tenta d’émigrer en 1904. On ne sait pas par où est passé Wolf après Ellis Island sur la route de son retour en Europe, mais ce que l’on sait, c’est que, parti de Przemysl en Galicie (Pologne), il a refait le voyage dans l’autre sens, d’Ouest en Est, vers Vienne et le quartier de Leopoldstadt où un habitant sur deux était Juif. De la fenêtre du train défilent des paysages d’Autriche enneigés, les mêmes sans aucun doute que vit Wolf de retour de son exil raté.
Longtemps après Wolf, le film de Bober nous donne à voir, consternés, la plaque du Dr Karl Lueger Ring qui n’a été ôté qu’en 2012, et sa statue toujours debout depuis 1926 sur la place éponyme, alors que cet antisémite notoire, maire de Vienne à partir de 1897, fut un des modèles politiques de Hitler. Cela en dit long sur la manière dont l’Autriche – proclamée officiellement en 1955 « victime du nazisme » alors que, ne représentant que 8% du Reich, le pays a fourni à lui seul 40 % du personnel des camps d’extermination – a fermé les yeux sur sa véritable histoire, s’est dédouané du nazisme et a sauté la case de la remise en question.
LE SOUVENIR ME MANQUE
« Une histoire dont le souvenir me manque, mais à laquelle je suis pourtant lié et qui ponctuellement se réveille en moi », dit Robert Bober aussi bien dans son film que dans son livre. C’est en lisant Zweig, Schnitzler, Roth, Morgenstein et les autres que Bober, né à Berlin en 1931, retrouve le fil d’une histoire inconnue et pourtant familière, celle d’une Vienne cosmopolite accueillante à l’étranger. De la Vienne juive aussi du côté de la Judengasse. Nous voilà refaisant le voyage avec les yeux de Wolf, retrouvant les lieux où il passa peut-être, imaginant ce qu’il aurait fait, fréquentant les fameux cafés viennois tels le Café Bräunerhof, celui de Thomas Bernhard ou bien le Café Central, QG de l’écrivain Peter Altenberg. C’est dans ce café que Robert Bober, pour les besoins du film, substitue aux journaux d’aujourd’hui des facsimilés de 1938 avec l’espoir de faire naître une réaction, voire une discussion. Le résultat décevant de cette expérience qui, à part un jeune couple intéressé, montre l’indifférence des clients à ce passé trouble révélant le refus manifeste des Viennois de se confronter à leur passé dorénavant forclos.
L’arrière-petit-fils imagine ce que son grand-père Wolf aurait pu faire à Vienne quand sa famille débarquée de Pologne est venue fêter en 1928 ses 75 ans. Schönbrunn, pourquoi pas ? Un café, lequel ? La synagogue polo- naise, peut-être, qui disparut dans les cendres au cours de la Nuit de cristal. Parmi les vingt personnes qui apparaissent sur la photographie prise au moment où toute la famille est réunie, sans le savoir pour la dernière fois, la plupart disparut dans les camps de la mort.
Rober Bober s’est rendu au Stadt- tempel, la seule synagogue de Vienne encore debout sur les quatre-vingt- quatorze que comptait la ville avant le 9 novembre 1938. Il s’y est recueilli, pensant à Kafka qui écrivait à Milena : « Si l’on m’avait offert alors la possi- bilité d’être ce que je voulais, j’aurais choisi d’être un petit juif de l’Est » (cité p. 74). Il va ensuite au musée juif de Vienne pour voir les objets sauvés des décombres qui portent les stigmates du feu. Et c’est là, dans les archives, qu’il retrouve la photographie de son arrière-grand-père dont il ne lui reste que deux bougeoirs confectionnés quand il était ferblantier. Le fil se renoue lentement. Bober sait main- tenant pourquoi il est allé à Vienne. Peut-être pour ce moment suspendu entre hier et aujourd’hui où il est le petit garçon qui aurait mis la main dans celle de son arrière-grand-père pour ne pas avoir peur. Sûrement aussi pour cette visite au cimetière juif où, parmi des tombes abandon- nées comme leurs morts, il retrouve la tombe 33, celle de Wolf Leib Frän- kel. Il faut nommer les morts pour leur redonner une place parmi les vivants. C’est ainsi que Robert Bober fait revivre son arrière-grand-père, d’abord pour ses deux petit-fils Joa- chim et Sacha, à qui il dédie livre et film, et puis pour nous aussi, et pour ceux qui viendront après nous. « Le passé a besoin de notre mémoire et les morts de notre fidélité » (p. 112), nous dit Robert Bober.
Il est question dans Vienne avant la nuit de mémoire et de voyage vers un passé que l’auteur a besoin d’éprouver physiquement à travers la réalité des lieux pour être en paix avec lui-même. Il va chercher du côté des morts pour nourrir son présent et les souvenirs qu’il n’a jamais eus – qui le hantent pourtant. Il tenait beaucoup à ce que l’on entende dans le film sa langue maternelle, le yiddish, la seule à pou- voir donner vie à ce Juif pieux que fut Wolf Leib Fränkel.
Des dessins à la mine de plomb font revivre de manière poétique et émouvante le monde disparu des shtetls polonais et de l’allumeur de réverbère que fut Wolf dans sa jeunesse avant de devenir ferblantier.
L’ÂGE DE LA PREUVE
Nous avons atteint l’âge où nous sommes nous-mêmes
la preuve de ce qui nous est arrivé
de notre vivant.
Thomas Bernhard (cité p. 82).
Livre et film sont bouleversants à plus d’un titre. Cette quête d’identité ne rentre dans aucun cas de figure habituel. C’est peut-être la simplicité du propos qui passe par le quotidien d’un homme dont personne, a priori, n’aurait narré la vie, qui nous émeut. La voix de Robert Bober croise celle des fantômes de Vienne et révèle à travers l’évocation de Wolf Leib Fränkel, celle de tous les Juifs. « Que son âme soit reliée au faisceau de la vie » est l’épitaphe gravée sur la tombe de Wolf Leib Fränkel au Zentralfriedhof de Vienne. Robert Bober est mainte- nant en paix avec lui-même, le passé et le présent.
Robert Bober, 2016, Vienne avant la nuit,
Les Films du Poisson, 1h14.
Robert Bober, 2017, Vienne avant la nuit, Paris, P.O.L, 160 p.