Un nécessaire et périlleux pari
Depuis sa première parution, en septembre 2016, chaque numéro de Mémoires en jeu ressemble à un exercice d’équilibriste en voulant donner voix à différentes mémoires dont certaines peuvent être antagoniques, et leurs acteurs, rivaux. D’un côté, les faire coexister comme si de rien n’était serait complaire à un discours œcuménique et consensuel, échappatoire de la fausse conscience. De l’autre, soutenir la thèse de la « concurrence » constitue un lieu commun qui ne rend que très partiellement compte de la réalité mémorielle, de ses déterminations ainsi que des enjeux très intriqués de pouvoir et de savoir qu’elle catalyse. Et si ladite « concurrence » des mémoires ou des victimes est justement devenue un lieu commun, c’est précisément que nombreux sont ceux qui s’y raccrochent pour ne pas penser plus loin.
Le pari est de faire coexister un ensemble de questions mémorielles ayant trait à des événements historiques, sociaux ou économiques qui, bien que différents les uns des autres, concernent nos sociétés contemporaines. Ainsi, de numéro en numéro, se trace et s’analyse un état de nos rapports au passé, des modalités qu’ils adoptent, des formes qu’ils revêtent, sans oublier les attractions qu’ils exercent. Car, précisément, les rapports mémoriels contribuent aujourd’hui, chacun à sa façon, à la formation de pôles de plus en plus denses et dynamiques de subjectivation sur lesquels se cristallisent les identités et s’agrègent les émotions. En ce sens, le risque est, non pas de saturation ou d’excès mémoriels, mais de débordements par la subjectivation, notamment de figures victimaires.
Ce que seule une théorie critique peut contenir. Faire coexister des mémoires – sans illusion qu’elles puissent nécessairement s’entendre – implique ainsi que le projet de Mémoires en jeu et son fonctionnement se fondent, dès son lancement et coûte que coûte pour continuer à exister, sur un principe d’objectivation faisant d’elle bien plus qu’une revue. Peut-être une théorie critique de notre rapport au passé, incluant ce que l’on nomme « mémoire » et, a fortiori, « mémoire collective », est-elle toujours à élaborer ?
On n’en a pas fini ! Car à ces questions, s’ajoute un autre aspect tenant au rapport disciplinaire, à ses frontières comme à ses limites. La mémoire n’est le privilège d’aucune discipline. Cela exige de redoubler le principe de coexistence des mémoires avec celui de faire travailler ensemble, même si ce n’est pas de concert, des disciplines dont certaines sont convaincues d’avoir le dernier mot en la matière et que les médias confortent généralement dans ce sens. À ce niveau-ci, l’autoréflexivité n’est pas facile à assumer puisqu’elle défait la conviction du monopole. De surcroît, les universitaires, en particulier, et le monde de la recherche, en général, doivent accepter de ne pas être les seuls détenteurs du savoir et même d’un savoir scientifique sur les mémoires et le passé auxquels elles réfèrent. Les témoins, les écrivains et les artistes et leurs expressions ne sont pas seulement des objets d’étude soumis à la rationalité épistémologique ; les enseignants et les intervenants culturels ne sont pas que les acteurs d’une réalité empirique dans laquelle ils se trouveraient définitivement immergés. Ce sont ces communautés culturelles, sociales et professionnelles dont Mémoires en jeu accueille l’expression.
Au sommaire du n° 19
Ce n° 19 suit un rubriquage plurimémoriel traitant, ici, de l’exil, de la Shoah et des mondes arabes et postcoloniaux.
L’inédit de l’écrivaine germano-turque Emine Sevgi Özdamar ouvre notre sommaire sur la pluralité de mémoires qu’accueille son dernier roman, il est suivi d’une table ronde sur les rapports entre histoire et littérature à partir de l’essai paru au printemps de François Dosse. À la suite de quoi deux articles posent, de façon différente, la question de la mémoire sociale à laquelle nous donnons désormais une place dans chaque numéro. La rubrique suivante s’est imposée avec le numéro 15-16 (hiver 2022) que Mémoires en jeu a consacré aux mémoires plurielles de la guerre d’Algérie. On s’emploie à rendre régulièrement compte de leur évolution dont l’actualité est d’autant plus « critique », cette fois-ci au sens de périlleuse, qu’elle nourrit plus ou moins explicitement les positionnements et les discours identitaires qui s’en servent pour le rejet des étrangers et, ce faisant, le racisme vis-à-vis des populations issues du Maghreb et du Machrek.
Les mémoires, distinctes bien qu’historiquement liées, du monde yiddish et sa destruction sont présentes à travers quasiment un mini-dossier. Après un hommage à Batia Baum, traductrice de la langue et passeuse de la culture yiddish, ces pages ont été nourries par une rencontre autour d’Un Vivant qui passe, le film de Claude Lanzmann et par plusieurs textes sur le témoignage d’un Sonderkommando et sur les camps nazis. Suivent trois entretiens permettant de revisiter la mémoire du génocide khmer avec l’auteur et artiste Séra, puis la mémoire des attentats du 13 Novembre 2015 avec Christian Delage commentant le parcours qui l’a mené à y consacrer un documentaire. Enfin, il s’agit avec Valérie Rosoux du rapport de la Belgique à son passé colonial dont la perception est traversée par des dilemmes propres à la nation belge, mais dont la société française pourrait tout à fait tirer des leçons. Ce numéro se termine sur trois varia dont le premier expose une confusion historico-mémorielle à l’origine du dépôt d’un Stolperstein (pavé de mémoire) à Hambourg, un deuxième commente l’œuvre de Séra prolongeant, d’une certaine manière, l’entretien du début. Quant au troisième, il examine le film d’Amos Gitaï, Plus tard tu comprendras (2008) et le récit autobiographique de Jérôme Clément paru en 2005 dont il est adapté, avec pour toile de fond le procès de Klaus Barbie en 1987.
C’est juste avant ces trois varia que prend place le dossier. Son accueil dans Mémoires en jeu permet de mettre au jour des pratiques mémorielles en contexte non-démocratique. Car il n’est pas une société traversée par les dénommés « Printemps arabes » qui n’ait subi un repli autoritaire et la mise en place par l’État de mesures passant par le contrôle des citoyens et la répression de ceux qui y étaient ou sont opposés, tout en effaçant ces contestations de l’histoire nationale. C’est bien là aussi un pari, car il est vrai que les études mémorielles sont souvent centrées sur les aires et des périodes historiques rattachées de près (l’Europe occidentale et orientale, les États-Unis et le Canada, Israël) ou de plus loin (l’Amérique latine) à la civilisation et à l’histoire occidentales, ou bien à son histoire coloniale. D’où les croisements réguliers, parfois conflictuels, entre études postcoloniales et mémorielles.
Or, l’élaboration de mémoires plurielles dans les pays de la sphère arabo-musulmane[1] reste peu abordée, en général, et c’est une initiative jusque-là inédite pour Mémoires en jeu et son groupe. Giulia Fabbiano, anthropologue, à qui ce dossier a été confié, s’emploie à y dresser une cartographie des archives protestataires – privées ou communautaires – dans la Méditerranée arabe à partir d’expériences syrienne, iranienne, libanaise, algérienne et tunisienne. C’est-à-dire là où le « blanc » mémoriel, pour reprendre une expression de Karima Lazali, est imposé par les gouvernements qui, à l’instar du pouvoir algérien, placent sous-surveillance l’écriture de l’histoire nationale. Aussi l’enjeu est-il de contrer le récit officiel et ses mainmises politiques en se réappropriant les documents faisant trace à travers des pratiques où s’entremêlent ou se confondent parfois esprit artistique et esprit militant dans une tradition qui s’inscrit à la suite des luttes émancipatrices anticolonialistes ou tiers-mondistes d’antan. La présence d’arguments militants s’avère d’ailleurs autant le nerf de la contestation de régimes iniques que l’expression d’interprétations qui ont exigé un cadrage et un décryptage scientifiques.
Philippe Mesnard
[1] La responsable du dossier a préféré qualifier cette zone par l’acronyme SWANA (South West Asia North Africa) qui désigne, dit-elle, sur un mode géographique inclusif et non politique distinctif une vaste région que la terminologie orientaliste occidentale nomme MENA (Middle East North Africa) ou encore monde(s) musulman(s).